La Tempête est l’une des dernières pièces de Shakespeare : Emmanuel Besnault l’a adaptée pour la petite scène du Théâtre de la Huchette (>) en en donnant une version musicale féerique, ingénieusement ajustée pour trois comédiens dont deux apparaissent dans plusieurs rôles. Avec cette version de La Tempête, l’audacieux metteur en scène nous convainc que Shakespeare peut être joué absolument partout.
Comme Molière, Shakespeare compte parmi les auteurs de théâtre les plus joués et les plus lus au monde malgré le temps écoulé qui nous sépare de son époque. Le monde élisabéthain fracturé représenté dans ses pièces de façon imagée ne cesse d’exercer sur nous un attrait irrésistible. L’énigmatique Tempête, quant à elle, mêle en outre plusieurs univers a priori peu compatibles entre eux pour délivrer aux spectateurs un message peu clair, si ce n’est d’abord pour chercher à les renfermer tous dans sa facture éminemment baroque fondée sur le mélange des registres. Quelques toponymes italiens et maghrébins — roi de Naples, duc de Milan, Alger et roi de Tunis — sont en effet simplement propulsés dans un univers merveilleux empreint de magie et truffé d’esprits, de dieux de la mythologie romaine, de monstres et de personnages truculents, tandis que les personnages principaux tendent à se présenter comme des humains à part entière. Une telle rencontre bigarrée semble favorisée par la situation géographique imaginaire d’une action déroulée sur une île déserte habitée par Prospéro et sa fille Miranda, pour les humains, et Ariel et Caliban, pour les personnages merveilleux. Que peut-on tirer de cette curieuse disposition dramaturgique ?
Dans son adaptation pensée sur mesure pour le théâtre de la Huchette et pour les trois comédiens qui s’en emparent avec aisance, Emmanuel Besnault est amené à faire des coupes dans le texte shakespearien qu’il reprend en recentrant l’action sur l’histoire du duc de Milan déchu et de sa fabuleuse aventure entreprise pour récupérer le duché que lui a usurpé son frère. Le jeune metteur en scène retranche ces grandes scènes dramaturgiquement moins utiles où apparaissent les adversaires de Prospéro retenus sur l’île à l’aide d’une tempête déclenchée par Ariel à sa propre demande. Il garde en revanche l’intrigue amoureuse fondée sur la rencontre entre Miranda, fille de Prospéro, et Ferdinand, fils du roi de Naples séparé de l’équipage, et l’épisode grotesque du monstre Caliban. Réduite à l’essentiel, la trame épique de la reprise du duché de Milan reste enrichie par des scènes galantes et cocasses qui préservent la facture et l’esprit baroques du théâtre shakespearien. Les choix de découpage et de mise en scène d’Emmanuel Besnault instaurent dès lors une délicate tension entre les trois tonalités pour offrir aux spectateurs une version condensée de la Tempête qui, sans être somptueuse, demeure bien shakespearienne.
L’action de cette Tempête, qui n’est en aucun cas un simple abrégé de la pièce intégrale, est campée dans une scénographie en trompe-l’œil qui nous transporte dans un univers baroque féerique. Deux grands panneaux bois dressés sur les deux côtés de la scène, convergeant vers le fond pour déboucher sur un grand carré blanc, renferment avec une subtile ambiguïté un double espace : la coque d’un bateau, sans aucun doute en référence au naufrage évoqué dans des récits de Prospéro et à son aventure épique, et les parois d’une grotte que ce duc magicien occupe sur son île déserte. La disposition des deux panneaux crée dans le même temps un effet de profondeur et d’ouverture de la scène vers les spectateurs, comme si le chemin de Prospéro était symboliquement tracé pour l’amener à retrouver les humains, à quitter son île et reprendre son duché, ce qui se remarque spectaculairement lors de sa grande tirade adressée aux spectateurs pris pour les naufragés honnis enfin pardonnés. Si un grand drap froissé représente d’abord des vagues qui engloutissent le navire du roi de Naples, il se transforme aussitôt en terre battue de l’île déserte avant de disparaître à ce moment où Prospéro renonce aux sorcelleries. Les tenues de Prospéro et de Ferdinand qui nous rappellent la Renaissance italienne, la robe légère de Miranda qui ressemble à celle d’une îlienne de pays chauds, mais aussi ces costumes et masques symboliques portés par l’esprit Ariel, le monstre Caliban et le marin ivrogne, entraînent et renforcent, à leur tour, l’impression de féerie. La magie semble omniprésente, inscrite aussi bien dans l’action proprement dite que dans la scénographie qui la soutient.
Dans un espace de jeu exigu, Emmanuel Besnault parvient à imaginer une action dynamique qui ménage d’heureux effets de surprise et intègre même de brefs morceaux chantés. La scène d’ouverture pose d’emblée le ton en montrant le spectaculaire naufrage d’un petit bateau ballotté dans des draps-vagues, pour donner ensuite lieu à une rencontre énigmatique entre Prospéro assis les jambes croisées et Ariel se mouvant derrière lui dans une semi-obscurité toute mystérieuse, puis à celle entre Prospéro et Miranda s’entretenant avec un plus grand réalisme dans une tonalité de confidence. L’apparition farouche du monstre Caliban incarné par Ethan Oliel introduit dans l’action un savoureux jeu grotesque, avant que le jeune comédien ne réapparaisse sur scène dans un costume de galant pour séduire Miranda tombant littéralement sous son charme dans un coup de foudre réciproque. Une action dramatique riche en rebondissements et en apparitions gagne ainsi, dans cette version condensée de La Tempête, d’autant plus en efficacité et en énergie que les seuls propos de Prospéro suppléent aisément aux scènes enlevées et que les scènes retenues produisent un effet d’accélération dans la variation de tonalités. Jérôme Pradon, dans le rôle du duc, Marion Préïté, dans ceux de Miranda, Ariel et Stephano, et Ethan Oliel, dans ceux de Ferdinand et Caliban, créent avec une légèreté virevoltante des personnages aussi hauts en couleur pour certains qu’expressifs et palpitants ou émouvants pour d’autres.
Si Emmanuel Besnault nous a enchantés avec sa création de Fantasio au Théâtre Lucernaire, sa Tempête donnée cette fois-ci au Théâtre de la Huchette en fait autant tout en nous persuadant de l’indéniable talent de ce metteur en scène entouré d’excellents comédiens. Son nouveau spectacle relève avec féerie le défi de jouer du Shakespeare dans une adaptation captivante pour trois comédiens sur une aussi petite (et célèbre) scène parisienne qu’est la Huchette.