Zola l’infréquentable est une création originale de Didier Caron présentée au Festival d’Avignon OFF 2022 dans une mise en scène classique mais saisissante de l’auteur, programmée en ce pluvieux automne au Théâtre de la Contrescarpe (>). Tant on a été séduit par la dimension sensible et pittoresque de Madame Zola jouée il y a quelques années au Petit-Montparnasse, que l’on est happé par la teneur mordante de Zola l’infréquentable écrite dans une langue élégante du XIXe siècle.
Émile Zola fait partie des grandes figures incontournables de la fin du XIXe siècle, ne serait-ce qu’au regard de son œuvre littéraire, de sa mémorable fresque des Rougon-Macquart composée de vingt romans qui ont consacré le mouvement naturaliste mis en œuvre et porté par Zola lui-même chef de file. Mais au-delà de cette immense œuvre littéraire accueillie favorablement par le grand public, quoiqu’étrillée et qualifiée de « putride » par la critique d’époque, Émile Zola nous intéresse aussi bien par sa vie amoureuse romanesque digne d’une véritable comédie de boulevard que par son engagement politique, notamment dans l’affaire Dreyfus qui a littéralement ébranlé la société fin de siècle de la IIIe République en la divisant brutalement en deux camps irréconciliables. Par ses positions esthétiques et politiques, Émile Zola est rapidement devenu une figure controversée, désavouée et moquée par ses confrères issus d’une bourgeoisie bien-pensante et forts de leur succès immédiat. La pièce de Didier Caron revient précisément sur des polémiques littéraires, sociales et politiques alimentées par des prises de position de Zola qui défend radicalement ses convictions et doit même partir en exil après la parution de son pamphlet retentissant « J’accuse », publié au lendemain de l’acquittement du véritable coupable dans l’affaire Dreyfus, celui du comte Esterhazy.
L’action dramatique proprement dite de Zola l’infréquentable est fondée sur trois grands actes qui opposent Émile Zola et Léon Daudet, un des fils de l’écrivain célèbre Alphonse Daudet, trois ans après la condamnation du capitaine Dreyfus, au moment où Émile Zola commence à s’intéresser à cette affaire. Si les deux hommes se rencontrent dans la maison parisienne d’Alphonse Daudet mourant et qu’Émile Zola refuse fermement de lire un article antisémite haineux de Léon Daudet, leur débat acerbe passe d’abord au crible leurs positions esthétiques diamétralement opposées. L’affaire Dreyfus et l’engagement de Zola pour sa cause ne s’introduisent dans l’action que progressivement pour s’imposer in fine comme le sujet principal des échanges. Les trois brillants dialogues, amplement dramatiques, correspondant aux trois grands moments de la pièce, se voient d’autre part innervés d’une dimension épique qui introduit dans l’action l’écoulement du temps historique. Zola l’infréquentable dépasse dès lors le clinquant des dialogues conflictuels, injurieux malgré toute l’élégance plaisante de tournures caustiques décochées sur un rythme endiablé, en confrontant précisément les deux personnages à des situations éprouvant leurs positions auxquelles aucun des deux n’est prêt à revenir, situations telles que la mort d’Alphonse Daudet, l’acquittement du coupable ou la parution de « J’accuse ». L’action dramatique instaure par-là une puissante tension dialectique entre le dramatique et l’épique, entre un échange stimulé par l’actualité contemporaine et son inscription dans l’Histoire.
Une scénographie pittoresque, conçue par Capucine Grou-Radenez, semble parfaitement fonctionnelle dans la mesure où elle favorise des changements de lieux rapides tout en nous laissant pénétrer dans le salon de l’un ou de l’autre des deux personnages. Deux fauteuils d’époque et un bureau Second Empire sont placés, et déplacés au cours de l’action, devant une grande paroi mobile représentant de façon symbolique une bibliothèque introduite en référence aux activités littéraires des deux écrivains-journalistes. Tandis qu’au premier acte c’est Émile Zola qui se rend chez les Daudet et qu’il y est retenu par Léon enclin à la gausserie, pressé d’étriller le vieil ami de son père, au second acte c’est Léon qui surprend Émile Zola en train de rédiger une lettre, pour lui annoncer la mort d’Alphonse Daudet. Ces changements de lieux et les déplacements des décors qui les accompagnent permettent de relancer et rendre dynamique le déroulement de l’action avant que celle-ci ne s’enlise dans un échange gratuit de propos blessants. De plus, les courtes scènes encadrant les trois grands actes — au début, deux brefs récits de souvenir situés au cimetière du Père-Lachaise, puis, à la fin, une succession de récits qui évoquent les dernières années d’Émile Zola : sa fuite, son exil, son retour ainsi que sa mort mystérieuse et ses obsèques et ce, devant un décor de rue dépouillé —, ces courtes scènes pittoresques épiques transcendent les échanges dramatiques en crescendo en entraînant adroitement une émotion forte.
L’action scénique repose sur la justesse du ton et des gestes adoptés d’autant plus que sa majeure partie tient aux dialogues lors desquels les deux adversaires cherchent non seulement à atteindre au vif et à se rabaisser l’un l’autre, mais aussi et surtout à convaincre : dans ces conditions, le moindre geste et la moindre hésitation du corps engagent plus qu’ailleurs l’image que le comédien souhaite donner de son personnage. La langue élégante dans laquelle la pièce se trouve rédigée invite dans le même temps à prendre des précautions pour ne pas verser dans la déclamation et à nuancer l’expression pour transposer les états d’âme des deux personnages. Les spectateurs apprécient ainsi la virtuosité avec laquelle les deux comédiens s’emparent de la création d’Émile Zola et de Léon Daudet. Pierre Azéma incarne le premier en lui prêtant un certain air de bonhommie, mais qui ne compromet en rien la détermination farouche de Zola à aller jusqu’au bout de ses convictions. Le comédien déconstruit cependant la réputation d’un Zola vieillissant âprement intraitable tel que le dépeint Léon Daudet à travers ses invectives : il crée malgré tout un Zola sensible et droit dans ses bottes, libéré de toute attitude opportuniste. Bruno Paviot, quant à lui, dans le rôle de Léon Daudet, incarne avec aplomb un adversaire mordant et fougueux, très à l’aise dans la peau d’un journaliste conservateur vindicatif qui baigne dans un opportunisme haineux. Les deux comédiens nous réservent des moments d’autant plus délicats et parfois même désopilants malgré tout que leur jeu enflammé fondé sur des effets de contraste rend les dialogues particulièrement vivants : une nonchalance arrogante de Léon jure d’abord avec une posture crispée d’Émile Zola, mais les deux attitudes du premier acte connaissent une évolution dramatique qui renverse les rapports de force entre un Léon en deuil et un Émile affectueux. Tout est pensé au moindre détail pour le plus grand plaisir du spectateur.
Brillamment écrite, brillamment interprétée, Zola l’infréquentable de Didier Caron est certes une création magnétisante pour tous les amoureux de la littérature, mais elle séduit également ceux qui découvre l’auteur de Nana et du Germinal en leur donnant sans aucun doute l’envie de lire et de creuser davantage ce patrimoine littéraire. Dans l’un ou l’autre des cas, Zola l’infréquentable est un grand moment de théâtre.