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Théâtre de la Jonquière : Fragments d’hommes

Fragments d'hommes aff      Fragments d’hommes est une création originale conçue par Fabien Le Mouël, mise en scène par François Rimbau au Théâtre de la Jonquière. Après Fragments de femmes créées en 2018, le comédien et dramaturge Fabien Le Mouël remue nos sensibilités en questionnant cette fois-ci la condition d’homme à travers une suite de fragments de tonalités différentes qui passent au crible autant de clichés que de sujets tabous ou sensibles pour dresser un portrait éclaté propre aux représentations de l’homme du XXIe siècle.

      La façon d’être un homme dans la société moderne a sans aucun doute suscité moins d’interrogations que la condition des femmes dont l’émancipation fait l’objet d’un long processus entamé il y a plusieurs décennies. Ce processus a conduit même à l’émergence du féminisme ou à celle d’autres mouvements qui le font vivre en l’infléchissant. Si la condition des femmes est appréhendée par rapport à la prédominance masculine quasi indétrônable qui hiérarchise la société depuis de longs siècles, celle des hommes ne se conçoit généralement qu’au sein de la caste des hommes en perpétuant des représentations historiques véhiculées par la littérature épique qui célèbre les qualités physiques et morales d’un héros guerrier. C’est l’intérêt de la littérature du XIXe siècle porté aux classes moyennes et populaires qui entraîne la remise en cause de telles représentations en choisissant pour protagonistes de jeunes hommes sensibles voués à l’échec ou à l’impuissance (Julien Sorel, Lucien Chardon, Frédéric Moreau). La question de la façon d’être homme se pose ainsi au XXIe siècle avec d’autant plus d’acuité que la reconnaissance des revendications portées par les femmes et celle de minorités sexuelles œuvre de leur côté à désagréger le modèle de virilité, dans lequel ont du mal à se reconnaître des milliers d’hommes qui accèdent à une plénitude sociale autrement que par la manifestation inlassable de la force et de l’autorité. Fabien Le Mouël s’attache à questionner les limites de ce modèle en rassemblant des « fragments » proférés par des hommes meurtris.

      La création de Fabien Le Mouël ne repose pas sur le déroulement linéaire d’une histoire que la représentation théâtrale tend habituellement à transcender en la hissant au rang d’histoires véritables. On aurait cependant du mal à la considérer comme une suite de simples sketchs dans la mesure où les scènes reliées par un thème commun ne cherchent pas systématiquement à susciter le rire des spectateurs : il s’agit plus précisément d’une mosaïque de « fragments » variés qui fait alterner l’humour et l’émotion en les mêlant à une poignante interrogation existentielle. L’écriture de Fragments d’hommes participe dès lors à cette esthétique de fragment et d’inachèvement qui ne croit pas au pouvoir transcendant des récits épiques, ni à celui d’embrasser la totalité d’une réalité représentée, mais qui se caractérise par la juxtaposition de pièces hétérogènes pour mettre en évidence des tensions qui conditionnent notre rapport aux idéologies et représentations. Si le récit reste l’élément fondamental de cette juxtaposition de fragments de natures différentes, il ne s’introduit donc pas dans l’écriture de Fabien Le Mouël comme un élément structurant et hiérarchisant les faits dans un ensemble ordonné pour célébrer une masculinité de façade qui est le fruit du marketing et de la publicité : le récit, décliné sous différentes facettes, est un récit-témoignage qui libère autant de douleurs que de frustrations engendrées par cette masculinité d’enfer.

      La scénographie de Fragments d’hommes repose sur une scène dépouillée de laquelle se détachent les corps de trois comédiens habillés de pantalons et chemises noirs. Trois cubes blancs sont les seuls accessoires manipulés par les comédiens au gré de leurs interventions qui s’enchaînent avec une régularité approximative en donnant du poids aux récits convoqués sans basculer pour autant dans des longueurs. Chacun des fragments déclenche une dynamique singulière, fondée le plus souvent sur un effet de suspens ou un effet de surprise, ce qui entraîne un rire parfois mordant ou bien une émotion forte. Si la majorité de ces fragments se trouve mise en voix par l’un des trois comédiens, certains les réunissent dans des duos ou trios qui font sortir l’homme du XXIe siècle de sa bulle pour souligner des interactions éphémères qu’il entretient avec d’autres hommes dans des rapports de force d’autant plus ambigus que chacun des trois comédiens semble dessiner un type d’homme tant soit peu particulier. Harold Cruzet semble ainsi incarner un certain type de beau gosse confronté à des stéréotypes désarmants, Florian Velasco celui qui se trouve le plus souvent en proie à une solitude démoralisante, tandis que Fabien Le Mouël endosse ces témoignages bouleversants qui dévoilent le mal-être et des tribulations vécus par les homosexuels ou des hommes autrement sensibles. L’action scénique favorise ainsi des effets de contraste qui relancent régulièrement l’intérêt des spectateurs tout en éprouvant subtilement leur sensibilité.

      Qu’est-ce donc qu’être homme, dès lors qu’on n’est pas ou qu’on refuse délibérément d’être dans la norme ? de s’émanciper à l’instar de ces femmes qui luttent douloureusement pour avoir le droit d’être elles-mêmes ? Si on s’approche de cette prétendue norme, tant promue par des magazines et la publicité à travers la notion de virilité, ne s’agit-il pas plutôt d’un concept stérile qui enferme l’homme dans un cercle vicieux sans stimuler positivement son épanouissement personnel ? Et si celui-ci refusait ainsi de se marier, de ne pas tomber amoureux, sur le conseil de son grand-père ? s’il refusait d’être père parce que les enfants, ça coûte une blinde et qu’ils te lâchent le moment venu ? et s’il décidait lui-même que sa copine doit le quitter parce que le couple s’est étiolé et que leur passion émoussée n’engendre plus que de la fadeur et de l’ennui ? Or, le refus de ce modèle bourgeois fondé sur la transmission des biens matériels semble conduire à une impasse : à la solitude de cet homme qui est un produit de la société de consommation et qui ne parvient pas à se réaliser seul dans un quotidien assommant, celui dont la vie intérieure se réduit à contempler la vie d’extérieur d’autres hommes dans un parc du XIXe, de cet homme abandonné de Dieu qui n’a jamais rien fait pour lui. Comment, en outre, trouver un équilibre, ou comment se (re)construire à la suite d’un traumatisme vécu par exemple au collège ou dans le métro ? comment s’assumer quand on est « différent » ou quand la carrière de comédien bascule dans la médiocrité ou dans le kitsch ? Autant d’interrogations entremêlées les unes aux autres, autant de fragments pensés sous forme de saynètes relevées par des jeux de mots et de clichés piquant la curiosité, autant d’hommes en quête d’eux-mêmes auxquels le spectacle de Fabien Le Mouël donne la parole…

      Fragments d’hommes est l’une de ces créations qui nous affectent vivement par une certaine légèreté apparente introduite aux contacts de multiples récits ou portraits percutants. Fabien Le Mouël a parfaitement réussi, en confiant la mise en scène de son texte à François Rimbau, à porter un témoignage fort qui nous montre sans illusions les fractures de l’homme du XXIe siècle confronté à des questions existentielles.


      Peu après sa création au théâtre de la Jonquière, le spectacle est rapidement repris au Théâtre Le Funambule (>).

Théâtre Les Déchargeurs : 10805 maux

      10805 maux est une pièce d’Alexandre Cordier présentée, par la Cie La Mission, au Théâtre Les Déchargeurs dans une mise en scène de l’auteur (>). Si elle a déjà connu quelques représentations en 2020 et en 2021, sa programmation aux Déchargeurs, durant le mois de mai 2022, s’annonce comme une véritable épreuve pour cette création récente qui explore avec adresse le rapport au milieu de l’art contemporain parisien : ses qualités dramaturgiques comme celles de sa mise en scènes sont une promesse pour sa réussite.

      La pièce 10805 maux s’en prend, sans illusions, et avec férocité, aux modes d’accès et de fonctionnement du milieu de l’art réputé snob et prétentieux. Il ne s’agit pas de juger les créations contemporaines, leur marchandisation ou leurs ambitions artistiques, parfois bien douteuses, comme cela peut être le cas dans d’autres pièces, comme dans L’Art de Yasmina Reza bien inscrite dans notre culture théâtrale. De ce côté-là, l’action de 10805 maux ne tire que quelques clichés, celui, au passage, de la dérive de l’art conceptuel, pour mieux appuyer la réflexion sociale sur la présomption du milieu de l’art et les aspirations éclatées de quatre artistes tous fraîchement sortis de la prestigieuse École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, aspirations d’y accéder avec dignité sans verser dans des stéréotypes dérisoires inlassablement perpétués par le bobo parisien. Si les quatre jeunes artistes pensent s’en être affranchis, ils sont confrontés à ces stéréotypes inévitables lors de leur premier vernissage dans lequel ils mettaient l’espoir de se faire remarquer pour s’imposer dans le paysage artistique. Ils sont cependant violemment trahis par l’un d’entre eux, par Camille qui s’en prend grossièrement aux parades complaisantes d’un « homme influent de la Rive-Gauche » : il baisse son pantalon, lui montre sa « teub » et lui « pisse dessus », apprend-on au cours d’un impossible échange que met précisément en scène l’action de 10805 maux.

 

      Par son caractère dialogué comme par l’unité d’une action concentrée sur l’après-scandale, l’écriture de 10805 maux est amplement dramatique. Plusieurs scènes se succèdent ainsi pour confronter les quatre amis au geste sacrilège de Camille qui a du mal à convaincre les trois autres de la pertinence anticonformiste de son acte : c’est que le travail de longue haleine et l’investissement acharné du groupe se trouvent saccagés de telle sorte que leur frustration conduit à une dispute d’autant plus inépuisable que chacun des protagonistes réagit sous le coup de l’émotion sans avoir préalablement pris le temps de souffler. L’action de 10805 maux explore dès lors le côté humain tout en dessinant des caractères variés qui se dévoilent progressivement au cours d’échanges houleux. Les quatre personnages représentent des types différents de la jeunesse réputée dorée de manière à ouvrir ces échanges à une réflexion métaphysique ancrée dans le microcosme parisien des beaux-arts. Chacun des quatre personnages a par ailleurs l’occasion de se raconter dans une tirade proche de récits de vie, insérée dans l’action à un endroit si propice que celle-ci n’en pâtit nullement. Ces choix dramatiques, perspicaces, permettent ainsi d’aller au-delà du cliché et du détestable aussi bien pour tendre avec efficacité un miroir déformant aux spectateurs que pour interroger leurs propres habitudes sociales en la matière.

10805 maux, mise en scène par Alexandre Cordier, Les Déchargeurs, 2022 © Elsa Revcolevschi

      La scène représente une salle de travail attenante à une salle d’exposition, celle où se retirent les quatre amis aussitôt après le scandale en y poussant Camille le pantalon baissé. À l’entrée des spectateurs dans la salle de théâtre, au son retentissant de la chanson de Stevie Wonder Pastime Paradise, les quatre amis se trouvent installés autour d’une table en bois dans une complicité bon enfant. Leur posture décontractée ainsi que leurs costumes incarnent d’emblée le cliché de ce milieu étudiant branché qui est en quête de reconnaissance auprès des hommes influents. Au premier abord, le spectacle invite à entrer dans un univers qui suscite autant de haine pour sa complaisance intéressée avec des pseudo-élites aisées que de séduction par son côté clinquant et faussement décomplexé. Des tabourets tendance, des photos encadrées, posées au sol à cour ou accrochées au mur du fond, une guitare et d’autres accessoires symboliques qui évoquent le travail des jeunes artistes, tout participe à forger l’image à la fois conventionnelle et rituelle de ce milieu décrié pour son autosuffisance élitiste. C’est précisément à la reproduction stérile de ces comportements stéréotypés que le geste (auto-)destructeur de Camille veut mettre fin lorsque celui-ci décide de compromettre les ambitions de ses amis. Le déroulement de l’action s’emploie dès lors à déconstruire des idées reçues condensées dans l’image initiale donnée par les quatre jeunes parisiens.

      L’émotion provoquée par le geste « incorrect » de Camille rend l’action scénique particulièrement dynamique et intense non seulement au regard des propos échangés, mais aussi grâce à un jeu fébrile des comédiens qui s’emparent de la création de leurs personnages avec une vigueur prodigieuse. Autant les propos tiennent en haleine les spectateurs amenés à ne démêler la raison précise de l’impétueuse prise à partie de Camille qu’au bout d’un certain temps, autant ceux-ci sont subrepticement amenés à scruter les moindres réactions des personnages pour considérer ce qu’il y a de l’humain dans cette crise de l’amitié mise à mal par l’un d’entre eux. Par-delà la peinture désabusée du milieu de l’art, ce qui importe, ce sont en fin de comptes l’impossible rapport à autrui et une sortie de la crise, et les quatre comédiens ne lésinent nullement sur l’expression corporelle de la frustration de leurs personnages en proie à des passions débordantes aux limites du supportable.

 

      Hugo Merck crée celui de Camille en lui donnant une attitude ferme, empreinte d’une certaine arrogance juvénile : s’il s’agit de défendre l’acte sacrilège coûte que coûte, son personnage en sort pour autant grandi, dans la mesure où il parvient, malgré des coups reçus, à dépasser l’opportunisme auquel les autres ne semblent pas résister. Face à lui, Benjamin Sulpice incarne Tom, profondément brisé par la rupture irréparable de la « bromance parigot style » vécue avec Camille, copieusement arrosée dans des « bars branchés du 11e », en lui prêtant un air sensible en accord avec son caractère réservé et son look beau gosse nonchalant. Elsa Revcolevschi crée une Victoire attachante qui introduit un élément étranger susceptible d’augmenter le prestige du quatuor par l’ouverture à l’international : son délicat accent britannique ainsi qu’une drôle propension à caricaturer les dérives zen du bobo parisien confèrent à son personnage aussi bien une allure séduisante qu’une aptitude naturelle à calmer le jeu. À ses côtés, Milena Sansonetti, dans le rôle de la mystérieuse Lola, représente un contrepoids intellectuel saillant face à Camille que son personnage attaque avec une véhémence d’autant plus intransigeante que Lola était sur le point de parvenir à une intégration sociale dans le milieu parisien.

      10805 maux d’Alexandre Cordier est une création remarquable par la teneur de son action qui interroge avec perspicacité, sur le plan humain, l’entrée dans ce milieu de l’art qui semble aussi attrayant que détestable : quatre comédiens épatants nuancent cependant les clichés les plus répandus en nous intéressant vivement au destin de leurs personnages meurtris.

Théâtre du Gymnase Marie Bell : La Vie matérielle

      La Vie matérielle (P.O.L., 1987) est un recueil de souvenirs en vrac, constitué par Marguerite Duras qui revient avec une saveur inépuisable sur plusieurs aspects de sa vie connue de ses œuvres précédentes tout en y mêlant des réflexions variées proches d’essais. William Mesguich met en scène cette œuvre fragmentaire dans une adaptation de Michel Monnereau en réservant le rôle de l’écrivaine à Catherine Artigala. Ce spectacle, créé au Festival Avignon OFF 2021 (>) avec un grand succès, est repris au Théâtre du Gymnase Marie Bell au printemps 2022 (>) et sera de nouveau à l’affiche au Festival Avignon cet été.

      S’il y a plusieurs femmes de lettres qui ont marqué l’histoire du XXe siècle tant par la recherche d’une écriture personnelle que sur le plan des idées, c’est sans aucun doute Marguerite Duras qui occupe le devant de la scène aux côtés de Simone de Beauvoir. Son étonnant parcours de vie, en dehors du domaine littéraire, ressemble d’emblée à une errance romanesque, jalonnée d’événements aussi scandaleux pour certains qu’extraordinaires pour d’autres, à commencer par sa naissance et son enfance passée en Indochine dans des conditions dignes parfois d’un véritable récit d’aventures. Tout ne va cependant pas de soi pour Marguerite Duras éprouvée par des accidents de vie de toutes sortes qui la conduisent à se transformer en objet de sa quête littéraire : sa propre expérience devient dès lors un laboratoire authentique de son inspiration non seulement pour explorer de nouvelles techniques d’écriture qui s’inscrivent durablement dans l’esthétique du XXe siècle, mais aussi pour interroger les processus mémoriels au sein du geste créateur et, par-là, l’humain confronté à des traumatismes ou douleurs qui conditionnent son présent. C’est précisément ce côté humain que Marguerite Duras livre sans illusions dans La Vie matérielle et que Catherine Artigala restitue sur scène dans une sorte de faux dialogue intime mené avec les spectateurs.

La vie matérielle
La Vie matérielle, mise en scène par William Mesguich, 2021 © Sébastien Cotterot

      La Vie matérielle s’impose aux lecteurs comme une œuvre de facture nettement autobiographique contrairement aux romans et pièces de théâtre qui puisent abondamment dans le vécu de l’auteure pour le transformer en histoires romancées en concomitance énigmatique avec le réel. Face au discrédit et à la méfiance du récit épique traditionnel propre à donner de la vie une image définitive, Marguerite Duras se refuse à un tel arrêt susceptible de mener à une explication rétrospective de sa pensée et de son œuvre : « Le livre ne représente tout au plus que ce je pense certaines fois, certains jours, de certaines choses. »  Elle se dévoile à ses lecteurs à un moment précis de sa vie en abordant des thèmes et des sujets variés à travers des récits fragmentaires organisés comme des essais. Si le point de départ de ce flottant récit de soi repose sur une adresse faite à Jérôme Beaujour, à qui Duras avoue avoir dit ce qui fait par la suite l’objet de plusieurs remaniements, l’adaptation pour le théâtre de La Vie matérielle semble dès lors d’autant plus légitime qu’elle répond à ce projet initial conçu comme un dialogue avec autrui. La mise en scène de William Mesguich retient cette idée d’adresse en installant Catherine Artigala dans un face-à-face ambigu avec les spectateurs dans une scénographie figurative à vocation réaliste.

      La scène représente en effet une sorte de salon situé à un lieu non spécifié. Si l’entrée persuade que Marguerite Duras s’adresse à nous depuis sa chambre d’hôtel à Trouville où elle séjourne quelques mois en 1986, des fragments de récit qui évoquent une foule d’endroits différents brouillent peu à peu cette impression de nostalgie entraînée tant par un bruissement de vagues que par la pénombre omniprésente et ce, pour nous transposer dans un entre-deux spatio-temporel d’autant plus puissant que la prestance de Catherine Artigala transcende le cadre matériel en donnant au personnage qu’elle incarne une présence magnétisante. Plongée dans la semi-obscurité, assise dans un fauteuil, des lunettes de soleil sur le nez, la comédienne semble attendre ses spectateurs entrant dans la salle tout en les laissant ainsi pénétrer dans l’intimité de Marguerite Duras prête à se livrer à eux à travers une rencontre tant soi peu fantastique. Quelques décors et objets symboliques, tels qu’une table à écrire, une pile de livres, des feuilles, deux bouteilles de vin ou des verres, confèrent à l’espace une touche pittoresque sans prétendre pour autant à un réalisme rigoureux. Seul le jeu de la comédienne, habillée en l’occurrence d’une jupe mi longue, d’un chemisier et d’un pull sans manches qui nous rappellent authentiquement l’apparence de l’écrivaine, sublime cet espace grâce à une action scénique qui lui insuffle un élan d’autant plus incantatoire que les éléments convoqués déclenchent l’activité mémorielle comme ces photographies de l’enfance indochinoise. Une chambre d’hôtel à Trouville ou une salle parisienne, c’est le récit de soi de Marguerite Duras hic et nunc qui nous enchante.

La Vie matérielle, mise en scène par William Mesguich, 2021 © Xavier Cantat

      Catherine Artigala s’empare de la création de son personnage en adoptant sans prétention la posture et les gestes de la célèbre écrivaine dont les interviews sont facilement accessibles sur internet. S’il s’agit de l’incarner avec véracité, la comédienne a toutefois trouvé un levier pour dépasser une imitation servile et déférente, vouée à la froideur : elle entre dans la peau de ce personnage conçu précisément comme un personnage de théâtre avec cette aisance libératrice qui l’amène à nous en donner une image personnelle. Sans s’éloigner de la personne réelle telle que connue, représentée et rêvée grâce à l’audiovisuel, Catherine Artigala nous livre une Marguerite Duras humaine telle qu’elle la pressent elle-même à travers la lecture de son abondant œuvre en général et celle de La Vie matérielle en particulier. Cette mise en vie est d’autant plus subtile qu’elle s’appuie sur une pensée présentée comme éphémère parce qu’explicitement ancrée à un stade de vie et à un moment historique précis. La sensibilité créatrice ainsi libérée conduit la comédienne à créer un personnage pétillant, alerte et entraînant, présenté sous différentes facettes selon les sujets évoqués : leur enchaînement rapide, parfois fait sans transition, est source d’une action dynamique qui amène sur scène du mouvement et des tons variés. C’est ainsi que Catherine Artigala parvient à nous intéresser non seulement à l’écrivaine, mais aussi à ses douleurs et aux sujets qui la préoccupaient. Tout ressort merveilleusement : Yann, le désir et l’acte sexuels, l’Indochine, les souvenirs de la mère, le rôle potiche et empêché de la femme bourgeoise, l’alcoolisme, mais aussi des réflexions sur l’œuvre, le rapport à l’écriture, le théâtre ou le temps.

 

      La Vie matérielle dans la mise en scène de William Mesguich est sans aucun doute l’une des créations les plus convaincantes dans le genre de récits de vie grâce à la finesse avec laquelle Catherine Artigala met en vie Marguerite Duras : et nous la remercions avec une grande émotion de nous avoir donné cette occasion de croire l’espace d’un délicieux instant que l’écrivaine est toujours parmi nous.

Théâtre des Quartiers d’Ivry : Les Serpents de Marie NDiaye

      Les Serpents de Marie NDiaye comptent parmi ces pièces contemporaines qui suscitent une curiosité grandissante et qui contribuent ainsi à la reconnaissance de l’auteur vivant : si cette pièce a déjà fait l’objet de plusieurs créations depuis sa parution en 2004 aux Éditions de Minuit, Jacques Vincey s’en empare à son tour en la servant dans une mise en scène sobre qui instaure une ambiance angoissante de conte fantastique. Après sa première donnée au Théâtre Olympia (Tours) début septembre 2020 (>), cette création épatante est partie en tournée à travers la France : à la mi-avril 2022, les spectateurs la découvrent au Théâtre des Quartiers d’Ivry (>).

      Les Serpents s’inscrivent dans la dramaturgie singulière de Marie NDiaye éprouvée dans ses créations précédentes : l’action de ses pièces se noue généralement, sous forme d’enquête, autour d’un personnage énigmatique qui ne paraîtra jamais sur scène mais qui ne cesse de concentrer sur lui les regards des autres. La quête incandescente de ce personnage indomptable qui échappe à leur manipulation les mène aussi bien à en dresser un portrait troublant qu’à reconstituer son histoire à travers des révélations fragmentées, sujettes pourtant à caution en raison de leur caractère sensiblement subjectif. Dans Les Serpents, celui qui fait l’objet d’une telle quête est un homme potentiellement violent, à la fois fils et mari, qui attire à lui trois femmes : sa mère — Madame Diss, sa première femme Nancy et sa femme actuelle France. L’aura de cet homme d’âge mûr, tapi dans la cuisine avec ses deux enfants, envahit aussi bien l’espace environnant qu’elle subjugue l’esprit des trois femmes amenées à s’entretenir devant la maison située au milieu de vastes champs de maïs. S’il s’agit d’abord tant soit peu d’élucider l’histoire du petit Jacky exposé par le père aux serpents dans un rare acte de cruauté, chacune des trois femmes tente dans le même temps de reconsidérer son rapport à ce fils et mari à travers les relations que celui-ci entretient avec les deux autres.

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Les Serpents de Marie NDiaye, mis en scène par Jacques Vincey © Christophe Raynaud de Lage

      Les scènes qui se succèdent les unes après les autres avec des intervalles variés, notamment pour les dernières qui prolongent la durée épique de l’histoire, ne renferment au premier abord rien qui verse dans l’univers fantastique. Les angoisses des trois femmes et leurs rivalités implicites complexifient les relations entre elles en les plaçant des dans situations précaires qui les obligent à adopter des postures de façade autant pour paraître maîtresses de leurs destins que pour parvenir à atteindre à l’objet de leurs intérêts cachés. Des zones d’ombre se creusent ainsi rapidement entre la perception réaliste de l’histoire de ces trois femmes et son possible ouverture vers un univers étrange tissé d’autant de fantasmes frustrants que de traumatismes avoués à demi-mot : pourquoi la mère semble-t-elle haïr ce fils qu’elle ne cesse de rechercher ? pourquoi le père a-t-il infligé à Jacky un traitement inhumain pour le laisser ensuite dévorer par des serpents ? pourquoi Nancy a-t-elle abandonné son mari et son fils pour revenir des années plus tard ? pourquoi France finit-elle par lui céder sa place et ses enfants ? Jacques Vincey exploite dans sa mise en scène ces zones d’ombre qui laissent les spectateurs perplexes. Il y a quelque chose de profondément déconcertant dans les mobiles pervers de l’homme, mais aussi dans ceux des trois femmes, qu’on ne saura jamais expliquer rationnellement et qui s’apparente dès lors au fantastique.

      Jacques Vincey prolonge la part non rationnelle de l’histoire des Serpents en situant son action dans un espace non mimétique : la scénographie se garde bien de représenter la maison et des champs de maïs qu’évoquent inlassablement les trois femmes dans leurs discours. Mathieu Lorry-Dupuy a conçu un espace hautement théâtral en se servant de composantes élémentaires propres au théâtre : les deux côtés latéraux de la scène sont délimités par des rangées de projecteurs installés à la hauteur des épaules, alors que le grand mur du fond, constitué de haut-parleurs de tailles différentes, ne cesse de s’approcher du devant de la scène en réduisant peu à peu l’espace de jeu. Cet espace se rétrécit anxieusement jusqu’au moment de bascule qui renverse complètement les rapports de force pensées en fonction de celui qu’on entend çà et là gronder mais qu’on ne voit jamais. Ce parti pris scénographique déplace d’emblée l’action des Serpents dans un univers artificiel construit de la sorte pour stimuler des représentations audiovisuelles inquiétantes selon l’intensité variable d’une lumière déclinante et d’un fond-sonore composé de bruissements divers (entre autres, frémissement des feuilles de maïs ? ou battement d’ailes des insectes ? ou frottement des serpents ?). Ce parti pris scénographique conduit dans le même temps les spectateurs à tirer de l’histoire des Serpents une interprétation personnelle en lui suggérant avec ambiguïté des ouvertures possibles dépassant résolument une lecture terre à terre réaliste.

Les Serpents Ivry
Les Serpents de Marie NDiaye, mis en scène par Jacques Vincey © Christophe Raynaud de Lage

      De ce cadre mystérieux surgit une palpitante action scénique nouée à partir des relations fragiles des trois femmes, toutes troublées par la présence de cet homme qui exerce sur elles une fascination irrésistible. Les trois comédiennes — Hélène Alexandridis (Madame Diss), Bénédicte Cerruti (Nancy) et Tiphaine Raffier (France) — incarnent leurs personnages en leur prêtant des sentiments élevés ainsi que des postures distinguées. Malgré des divergences de goût, malgré des intérêts opposés, malgré des jalousies et des rivalités secrètes qui existent entre les trois personnages, et malgré enfin cette violence omniprésente qui plane sourdement dans les airs, les comédiennes ne versent à aucun moment dans l’excès de pathos, dans l’impétuosité d’une émotion forte, ce qui conforte l’ambiance angoissante instaurée par le cadre spatial. C’est qu’une certaine froideur déroutante qui se dégage de postures distantes et fières infère un étourdissant malaise moral au regard des révélations scandaleuses faites sur la mort de Jacky ou des propos francs tenus par Madame Diss, au regard du chantage glacial et glaçant de cette même Madame Diss qui soutire cyniquement de l’argent à Nancy en échange des informations sur la torture du petit garçon, évoquée avec une féroce suffisance pour être reçue avec une terrifiante sérénité. Chacune des trois comédiennes parviennent à individualiser son personnage en lui insufflant une dynamique conditionnée par des mobiles psychologiques si ambigus que ceux-ci s’imposent comme dépourvus de tout sens moral. Les trois comédiennes créent ainsi trois personnages de femmes infernales qui se laissent dévorer par celui dont elles ne parviennent pas à s’émanciper même après bien des années de séparation.

      L’étonnante dramaturgie de Marie NDiaye exploitée dans Les Serpents trouve un excellent interprète en Jacques Vincey qui transpose son univers dans une mise en scène captivante : loin de la renfermer dans une lecture orientée, le metteur en scène réactive des questionnements anthropologiques sur les mobiles des personnages appréhendés en dehors de jugement moral. L’histoire des Serpents semble ainsi merveilleusement sourdre autant de pulsions insondables que de représentations inavouables, à la limite de l’humain.   

Théâtre de l’Île Saint-Louis : Le Caprice de Sade 1772

Le Caprice de Sade 1772 affiche Le Caprice de Sade 1772 est une pièce d’Isabelle Toris Duthillier présentée dans une mise en scène de l’auteur au Théâtre de l’Île Saint-Louis Paul Rey (>). Elle réunit dans une action unique plusieurs personnages de l’entourage du Marquis de Sade afin d’évoquer sa passion tant pour les lettres que pour sa belle-sœur Anne et ce, au moment où il se trouve condamné à mort par le parlement de Provence à la suite de la sulfureuse affaire de Marseille. Rédigée dans une savoureuse langue du XVIIIe siècle, qui mêle avec finesse l’alexandrin au phrasé classique, cette pièce épatante nous plonge voluptueusement au cœur de la vie passionnée du divin marquis.

      Dès ses premiers scandales liés à toute une gamme de pratiques dépeintes dans l’abondante littérature pornographique de l’époque, le Marquis de Sade (1740-1814), réputé athée et moralement dépravé, ne cesse de faire l’objet des fantasmes les plus audacieux. C’est qu’à ces scandales, rendus sans doute plus piquants grâce à l’affabulation propre à la presse contemporaine et aux correspondances privées, s’ajoute un œuvre littéraire subversif, que celui-ci fût parvenu à ses lecteurs par des voies officielles ou grâce au marché clandestin de colportage des livres imprimés à l’étranger. Au scandale de l’affranchissement sexuel se superpose ainsi celui de l’écrit polémique et ce, à la manière de la conduite de ces personnages sadiens qui ne discourent jamais sans passer à la pratique non seulement pour vérifier la validité des propos, mais aussi pour mettre à l’épreuve l’ordre et les valeurs de la nouvelle société bourgeoise émergeant grâce aux transformations socio-économiques véhiculées par les actions de ceux qu’on appelle communément les « philosophes des Lumières ». Les Infortunes de la vertu (1791) ou La Philosophie dans le boudoir (1795), deux ouvrages clandestins qui s’apparentent à des récits d’apprentissage, représentent, du point de vue philosophique, la négation la plus emblématique des valeurs humanistes des Lumières tout en interrogeant de façon systématique les limites du « mal » orchestré sous la juridiction de l’homme. L’œuvre de Sade relève dès lors moins de la fiction littéraire que d’une démarche philosophique au même titre que les œuvres de Descartes, Diderot ou Locke.

      De cette pensée philosophique qui repose sur la transgression systématique des interdits moraux, sociaux, politiques, religieux et sexuels, l’imaginaire populaire ne garde généralement en mémoire que le piquant des pratiques sexuelles auxquelles Sade a fâcheusement prêté son nom. C’est ainsi que les attentes des spectateurs ont été rapidement déçues lors des lectures des extraits de son œuvre proposées il y a quelques années par Isabelle Huppert, dans la mesure où les « turpitudes déjantées » ne représentent qu’une partie restreinte dans l’ensemble des écrits tout en s’inscrivant dans une pensée philosophique complexe avec laquelle elles font sens. Isabelle Toris Duthillier, quant à elle, contribue, avec son Caprice de Sade 1772, à déconstruire l’idée simpliste et réductrice que l’on se fait hâtivement du parcours de vie et de l’œuvre de Sade. Certes, le scandale et la débauche (mais non pas le libertinage au sens du XVIIIe siècle) constituent des données narratives incontournables pour mettre en œuvre la trame épique de l’action, mais l’auteure ne s’en saisit que pour dresser un autre portrait du Marquis dépassé lui-même aussi bien par ses écarts sexuels qui nourrissent son œuvre que par la réputation qui le rattrape pour avoir raison de l’attachement de celle dont il semble sincèrement amoureux — Anne-Prospère de Launay, sa belle-sœur, devenue chanoinesse à 19 ans, qu’il séduit en 1771 et avec qui il s’enfuit en 1772 à la suite de sa condamnation. Isabelle Toris Duthillier nous présente ainsi un Sade différent : celui qui cherche à atténuer ou à relativiser auprès des siens la portée de ses débauches pour reconquérir le cœur d’Anne, mais aussi un Sade à l’œuvre passionné de théâtre et de belles-lettres. Le « caprice » dans le titre de la pièce, en référence à sa comédie en cinq actes Le Capricieux, se conçoit dès lors à l’envers de ce que connote habituellement l’imaginaire sadien.

 

      La scénographie se distingue par sa plus grande simplicité : deux chaises anciennes placées au milieu de la scène sont les seuls accessoires, qui évoquent d’emblée le XVIIIe siècle et auxquels s’ajoutent par la suite un livre en cuir et de magnifiques costumes confectionnés par Benjamin Warlop. Malgré une sobriété décorative, l’esprit du XVIIIe siècle ne manque pas de s’instaurer rapidement dans la salle à travers des éléments choisis avec délicatesse plus pour réactiver l’imaginaire des spectateurs que pour chercher à le représenter matériellement. Tout repose en effet sur des gestes symboliques transcendés par le bruissement et l’éclat des étoffes ayant servi à la fabrication des robes et des tenues dont sont habillés les cinq comédiens. C’est d’autant plus subtil et dramaturgiquement efficace que l’action conçue par Isabelle Toris Duthillier se coule au premier abord dans cet imaginaire réputé à la fois folâtre et licencieux pour œuvrer ensuite à le dépasser en nous proposant un Sade tel qu’on ne veut souvent pas le connaître — plus sensible et raffiné qu’en proie à des pratiques déjantées. Les poutres et les boiseries peintes en rouge qui encadrent la scène, ensemble avec des choix musicaux qui préparent ou accompagnent certaines entrées dramatiques (Vivaldi ou Mozart), mais aussi la diction et les postures adoptées qui se marient merveilleusement avec l’élégance du phrasé classique, tout évoque durant une heure et quart cet esprit galant du XVIIIe siècle pour lequel il est réputé. La simplicité scénographique, dans un rapport dialectique avec le raffinement du costume, du propos et du geste, entraîne ainsi un puissant effet de féerie et d’attraction.

      L’action scénique proprement dite est empreinte d’une sensualité délicate qui nous renvoie plus au libertinage érotico-galant consacré dans l’œuvre de Crébillon fils qu’à la réalité matérielle des exploits sexuels impraticables, décrits par exemple dans La Philosophie dans le boudoir. La première scène qui invite sur le plateau Sade et son valet Latour semble à cet égard programmatique : elle montre les deux personnages dans l’intimité explicite d’une répétition tant soit peu lascive du Capricieux (la tirade mise en voix reproduite ci-dessous), dès lors que la chemise du valet découvre son torse et que le Marquis ne s’empêche pas de l’effleurer. Mais tout n’est en fin de compte que symbolique aussi bien pour suggérer des relations charnelles possibles et camper une ambiance suave que pour montrer l’attrait exercé par Sade sur les autres personnages qui ne cessent de le rechercher, à commencer par sa belle-mère Madame de Montreuil, sa femme Renée-Pélagie, mais aussi sa belle-sœur Anne-Prospère qui a du mal à s’en protéger. Sade les approche ainsi en les manipulant avec tendresse à travers des gestes et des regards sensuels convoqués pour traduire sa propension aux plaisirs du corps, position défendue dans Le Capricieux par Fonrose, victime d’une instabilité sentimentale.

 

      Guillaume Chabaud incarne ainsi un Sade élégamment séducteur en lui prêtant des postures aussi affables que gracieuses. Patrick Dogan crée un Latour dévoué et soumis à son maître auquel il semble vouer une admiration sans limites. Isabelle Toris Duthillier, quant à elle, apparaît dans le rôle de Mme de Montreuil, qu’elle montre d’abord sous le charme de son beau-fils, mais qui s’en prend à lui, après avoir découvert la liaison qu’il entretient avec sa fille Anne, avec autant de véhémence que de noblesse dans le ton adopté. Manon Dussap s’empare de la création de Renée-Pélagie en lui donnant une allure certes résignée face aux inconséquences d’un époux volage, mais élégamment fière et douloureusement éprise de lui. Maddy Dubois, dans le rôle d’Anne-Prospère, incarne une jeune femme en proie à une douleur émouvante exprimée avec dignité, sans excès de pathos. Tous les comédiens créent ainsi cinq personnages aux caractères et dispositions sentimentales finement individualisés, et conférent à leurs mouvements et gestes comme aux inflexions de leur voix ce je ne sais quoi de noble et de gracieux qui subjugue le spectateur pour le tenir en haleine du début à la fin.

      Le Caprice de Sade 1772 d’Isabelle Toris Duthillier est une pépite conçue dans l’esprit érotico-galant du XVIIIe siècle pour réactiver, avec autant d’espièglerie que d’intelligence, l’imaginaire libertin de cette époque mythique emportée par la Révolution française. Elle met en vie l’une des figures les plus emblématiques et les plus problématiques en remodelant les clichés tissés autour de son œuvre : elle nous donne à avoir un Sade plus sensible et plus soucieux de ses écrits littéraires que le spectateur ne se le représente habituellement.

Le Caprice de Sade
Le Caprice de Sade, de et par Isabelle Toris Duthillier, Théâtre de l’Île Saint-Louis © Marek Ocenas

 

FONROSE, avec chaleur et légèreté

                          Contemplez la nature,
Offre-t-elle à vos yeux sous une règle sûre
La fatigant tableau de l’uniformité ?
Tout en elle est changeant, tout est variété.
Dans aucun de ses jeux sa main n’est ressemblante,
C’est par-là qu’elle plaît, c’est par-là qu’elle enchante.
Observer du zéphyr les agiles ardeurs :
Lui voyez-vous jamais prolonger ses faveurs ?
Voltigeant sans nul choix sur les filles de Flore,
Son souffle délicat ne veut que les éclore.
Il en trouve, il parcourt, il rafraîchit leurs sens,
Et toutes en un jour servent à ses desseins ;
Les tendres déités, où nos transports s’adressent,
Sont les mêmes hélas ! que ses baisers caressent,
Des mains de la nature, une femme, un beau lys,
Une rose, un œillet, sont des dons accomplis,
Mais qui n’ont, croyez-le, nulle autre différence
Qu’un peu plus ou moins d’art dans leur frêle existence.
Soyons donc, sans effroi, zéphyrs à notre tour,
Adorons les plaisirs et méprisons l’amour.
(Le Capricieux, IV, 6)