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Odéon (Berthier) : Un conte de Noël

      Un conte de Noël est une nouvelle création de Julie Deliquet qui, cette fois-ci, adapte pour le théâtre le film éponyme d’Arnaud Desplechin (2008). Il s’agit d’une production du Collectif In Vitro jouée en tournée aux ateliers Berthier-Odéon (>) et en régions.

      Après Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman, adaptée en 2019 pour la Comédie-Française, Julie Deliquet poursuit son travail de metteur en scène en puisant une nouvelle fois dans le cinéma. Comme elle l’explique elle-même, ce choix n’est pas le fait du hasard. Julie Deliquet continue à explorer la famille au sens large et les relations qu’engendre cette unité sociale plus ou moins ouverte sur le monde extérieur. Elle choisit alors un film récent présenté au Festival de Cannes il y a une dizaine d’années et qui a connu un succès honorable auprès du public comme film d’auteur. Le passage de l’écran à la scène n’est cependant pas une entreprise ordinaire qui aille de soi dans la mesure où la fabrication d’un film et celle d’un spectacle vivant ne répondent pas aux mêmes enjeux techniques et esthétiques. Le théâtre peut, certes, promener les personnages d’un lieu à l’autre comme au cinéma, ce qui n’est plus une démarche répréhensible, mais l’action dramatique en garde habituellement des traces fâcheuses. Le spectateur qui connaît le film original risque en outre de se sentir trahi par le metteur en scène parce qu’il ne peut pas le restituer tel quel. La question de réécriture ou de fidélité se pose peut-être moins pour Bergman dont l’expérience artistique est marquée autant par le cinéma que par le théâtre. Ce travail d’adaptation devient plus délicat dans le cas d’Un conte de Noël d’Arnaud Desplechin que Julie Deliquet réussit pourtant à porter à la scène grâce à une réécriture dramatique remarquable. Sa version théâtrale efface toute trace de cinéma en exploitant au maximum les possibilités scéniques.

J’avais déjà commencé l’adaptation de Fanny et Alexandre à la Comédie-Française au moment où j’ai pensé à Un conte de Noël. Le rapport du théâtre au cinéma me passionne, mais avec toutes les adaptations filmiques qui ont envahi nos scènes ces dernières années, j’en suis très vite venue à me poser la question : comment les réalisateurs eux-mêmes se situeraient-ils face au fait que l’on “emprunte” leurs films ? J’ai voulu trouver un auteur-réalisateur qui non seulement me donnerait son accord, mais qui entamerait avec moi un dialogue entre le théâtre et son cinéma.
Entretien avec Julie Deliquet,
Programme d’Un conte de Noël, Odéon, 2020.
 

      Le dispositif bi-frontal relève sans doute de ces choix dramaturgiques qui aident Julie Deliquet à ne pas tomber dans le piège d’une adaptation complaisante avec le film source. L’ouverture de l’espace scénique aux spectateurs placés en gradin l’oblige à repenser la disposition matérielle des comédiens et de la scène. Celle-ci représente, tout au long de l’action, sans changement de décor, le salon oblong des Vuillard situé dans la maison familiale d’Abel et Junon. Elle est fermée des deux côtés latéraux par de grandes baies vitrées à carreaux. D’un côté se trouve un vaisselier ancien en bois massif foncé devant lequel est placée une grande table entourée de chaises ; de l’autre, un arbre de Noël avec des illuminations brillantes, un piano, une écritoire surmontée d’étagères avec des photos de famille, une bibliothèque en bois et une chaise balancelle en fer blanc ; au milieu, deux lits bas, l’un flanqué d’une lampe, l’autre d’un placard ouvert contenant une radio ancienne et une platine vinyle. Cette installation des décors dans un lieu unique confère à la transformation d’Un conte de Noël en pièce de théâtre l’avantage d’un cadre stable qui favorise le déploiement d’une action purement dramatique. Les décors et les costumes des personnages, tous datés, situent, d’autre part, l’action bien avant les années deux mille à un endroit peu précis en France. Que ce soit Roubaix, on ne l’apprend qu’accessoirement à partir des propos des personnages. Julie Deliquet ne cherche donc pas de couleur locale : elle va droit au cœur d’un drame familial en s’appuyant sur une scénographie à la fois réaliste et fonctionnelle.

      Ce qui réunit la famille dispersée en plus des fêtes de Noël, c’est la maladie de Junon : le cancer de la moelle osseuse et la recherche d’une greffe compatible parmi les membres de la famille, enfants et petits-enfants. Or, le retour imprévu d’Henri, fils prodigue disparu depuis six ans à l’instigation de sa propre sœur Elisabeth, met le feu aux poudres tout en conduisant à des règlements de compte ou à des révélations qui affectent toute la famille. L’action dramatique se noue principalement autour de cette figure excentrique qui suscite des sentiments opposés : la haine d’Elizabeth (et de la mère ?), ainsi que l’amour du père et du frère Ivan, ou même l’indifférence d’autres membres de la famille. Henri est d’autant plus un personnage clé que son sang, avec celui de Paul, fils schizophrène d’Elizabeth, est compatible avec celui de Junon pour la greffe. Elizabeth qui le déteste voudra à tout prix obtenir qu’Henri soit éliminé au profit de son propre fils. L’arrivée enthousiaste dans la maison familiale ne fait ainsi que poser le cadre d’un drame grotesque qui va progressivement se dérouler. Cet enthousiasme paraît même surjoué à travers des embrassades et des tapotements excessifs, notamment dans le cas d’Ivan et de Simon, neveu de Junon. Mais le spectateur comprend par la suite qu’une telle posture relève des personnalités problématiques des deux hommes fragiles qui rajoutent du sel au drame familial notamment à travers Sylvia, femme du premier mais aimée des deux. Un conte de Noël de Julie Deliquet exploite donc les tensions et les conflits qui peuvent exister au sein d’une famille nombreuse en apparence tout à fait ordinaire et heureuse.

      Le drame qui se joue chez les Vuillard montre divers conflits interpersonnels sans pour autant les résoudre de manière définitive. À la fin, chacun reviendra à son quotidien dans la bonne humeur comme si de rien n’était. Ce retour étrange à l’ordinaire après un Noël déchirant surprend le spectateur qui s’attendait sans doute à une leçon ou à un message explicite. Le spectacle lui tend pourtant le miroir dans lequel se reflètent ses propres fantasmes à la faveur d’un rire grinçant et d’un humour parfois noir qui se mêlent à l’émotion provoquée par des situations pathétiques. Certains propos et certaines révélations frôlent même l’absurde, tant ils paraissent incongrus ou à la limite du possible. Le ton est donné dès le début de l’action, dès lors que Junon rentre de l’hôpital en plaisantant sur sa maladie mortelle avant de pleurer dans les bras d’Abel. Ni le rire ni l’émotion ne s’imposent durablement sur scène, ils alternent constamment tout en se mélangeant parfois de manière ambiguë. Les excès d’Henri favorisés par l’alcool ne manquent d’amuser autant certains personnages que les spectateurs. Mais ce ne sont que des parades qui trahissent la plupart du temps des personnages déséquilibrés et en souffrance faute d’arriver à trouver une place et une reconnaissance au sein de la famille. Henri appelle Junon « la femme de son père », ne se gênant pas de lui manifester son amertume, de lui dire sa haine, mais il est en même temps prêt à lui donner sa moelle dont elle-même semble avoir peur. Le spectateur se trouve ainsi balloté entre le rire et l’émotion grâce à une variété remarquable des personnages créés par des comédiens attentifs à leur personnalité. Ceux-ci lui dévoilent en même temps des sentiments refoulés par respect des conventions morales inculquées depuis l’enfance. C’est à cet égard que la mise en scène de Julie Deliquet interpelle le spectateur.

      Comme  Fanny et Alexandre dont la première partie se déroule au théâtre, Un conte de Noël de Julie Deliquet est lui aussi empreint d’une dimension méta-théâtrale. Junon et Elizabeth brisent à deux reprises l’illusion théâtrale en s’adressant aux spectateurs pour donner leur point de vue sur la famille. Elizabeth est en outre une metteuse en scène qui remporte un grand succès à Londres, alors que sa nièce Esther fait des études théâtrales. La famille peut ainsi se lancer, sous la baguette d’Esther, dans la répétition du Titus Andronicus de Shakespeare. Tous les Vuillard revêtent alors d’un costume de théâtre à la romaine pour jouer la scène sanglante du banquet à la place du repas de Noël dans la pénombre féerique amenée par l’éclairage aux bougies disposées sur la table. Ils commettent une série de meurtres symboliques déclenchée par celui de Lavinia violée, tuée par son propre père Titus. Tout effrayés, ils s’arrêtent cependant au moment où Paul/Lucius brandit un vrai couteau. C’est que cet enfant schizophrène l’avait précédemment dressé contre sa propre mère. Cette mise en abyme singulière révèle spectaculairement les fantasmes refoulés des Vuillard qui finissent par remercier Esther pour la mise en scène du banquet sanguinaire.

       La création réussie d’Un conte de Noël sous la baguette de Julie Deliquet est soutenue par l’excellent jeu de tous les comédiens. Les limites que cette création franchit à travers un fond d’humour débridé fascinent le spectateur tout en interrogeant ses propres rapports familiaux tant soit peu harmonieux jusqu’à ce que les masques sociaux ne soient levés.

Petit Montparnasse : Est-ce que j’ai une gueule d’Arletty ?

      Est-ce que j’ai une gueule d’Arletty ? est une pièce d’Éric Bu & Elodie Menant, mise en scène par Johanna Boyé. Elle est actuellement jouée au Théâtre du Petit-Montparnasse (>).

      Est-ce que j’ai une gueule d’Arletty se présente comme un spectacle musical sur la vie de la célèbre comédienne Arletty (1898-1992). De tels enjeux dramatiques suscitent toujours une certaine méfiance chez les spectateurs à la recherche de qualités artistiques : les facilités romanesques de l’action combinée à des chansons aux accents pathétiques ont de quoi les mettre mal à l’aise. On connaît de plus les succès éphémères de tels spectacles qui tiennent l’affiche pendant quelques semaines pour une rentabilité maximale et dont personne ne souvient après parce que confondus dans l’insignifiance de leur création rapide. Est-ce que j’ai une gueule d’Arletty ? est loin d’appartenir à cette catégorie. C’est un spectacle musical parce que la chanson fait partie intégrante de la carrière de Léonie Bathiat — Arletty, entre autres, pour avoir joué dans plusieurs comédies musicales ou pour avoir enregistré plusieurs chansons. Le choix d’intégrer celles-ci à la création de la pièce participe à la démarche narrative qui tient à mettre en scène la vie d’Arletty en quatre-vingt-dix minutes. Malgré cet aspect musical certes séduisant pour les amoureux du swing, du charleston ou la chanson française de l’entre-deux-guerres, les parties chantées, relevées par des chorégraphies dansées, ne prennent jamais trop de place pour se substituer au déploiement de l’action propre au théâtre parlé : on assiste donc à une pièce de théâtre, qui fait un usage mesuré et intelligent des parties musicales. Est-ce que j’ai une gueule d’Arletty ? est un spectacle de qualité qui évoque avec gaieté des faits souvent peu réjouissants grâce la virtuosité des comédiens.

      Le côté spectaculaire de la vie d’Arletty est symboliquement souligné par les décors polyvalents qui renvoient à l’univers du théâtre : côté cour, un rideau de cordes transparent, avec un fauteuil installé devant ; côté jardin, une sorte de porte ouverte en arche montée sur le piédestal ; et, au milieu, un balcon en fer forgé. La comédienne interprétant Arletty, Élodie Menant, se réserve de plus une entrée théâtralisée en se faufilant parmi les spectateurs avant le lever du rideau et en s’asseyant au premier rang côté jardin, alors qu’à l’autre bout de la salle se trouve installé le piano qui va l’accompagner çà et là pendant le spectacle. Vêtue d’une robe blanche de satin qui lui descend jusqu’aux chevilles, et portant significativement des lunettes aux verres foncés comme les aveugles, la comédienne monte sur scène pour faire démarrer le récit de la vie d’Arletty. Elle s’adresse gaiment aux spectateurs avec son accent typiquement parisien, instaurant d’emblée une proximité complice : comme elle le dira plus tard pour contrer les insistances d’un noble admirateur, elle ne peut pas appartenir à un seul parce qu’elle appartient à tout son public. A plusieurs reprises, elle cherchera à gommer la distance entre la scène et la salle qu’établit symboliquement la rampe. Aspirée dans le tourbillon de sa vie mouvementée, quand elle semble brisée par les événements éprouvants, elle redemande au public où elle en est dans son récit. Enfin, pour terminer sur un ton joyeux, parce qu’elle déclare ne pas aimer la nostalgie, elle relance les autres comédiens en les invitant à chanter.

     Élodie Menant dans le rôle d’Arletty propose un parcours de vie allant de la naissance jusqu’à la mort de la comédienne devenue aveugle, développé autour de plusieurs événements marquants qui s’enchaînent rapidement sans jamais s’appesantir sur les joies, les tristesses ou les hésitations. Elle recrée un personnage plein d’une énergie vitale et d’un humour piquant comme si cette inépuisable vitalité et cet incroyable sens de la repartie devaient lui servir de garants contre les tribulations qui animent sa vie virevoltante. Elle ne pleure jamais longuement, que ce soit la mort de son amoureux lors de la guerre de 14 ou celle de ses parents : pas le temps car la vie continue. Elle se ressaisit comme si elle faisait des saltos pour rebondir chaque fois tout en restant fidèle à quelques principes ou promesses : s’émanciper pour préserver sa liberté ou ne jamais se marier avec un autre. Ce n’est pourtant pas un personnage superficiel malgré le côté quelque peu enfantin qu’Élodie Menant lui confère. Les plaisanteries et les bons mots laissent entrevoir au contraire la part sensible d’une vedette réputée pour une vie facile de cabaret ou pour ses nombreuses rencontres, celles qui la compromettent lors de l’Occupation nazie. Il plane un doute sur le collaborationnisme d’Arletty que la pièce ne cherche pas à lever mais qu’elle semble maintenir grâce au déroulement rapide de l’action, grâce à l’humour omniprésent, même lors de l’interrogatoire, et grâce à l’impression de superficialité, ce qui rend l’action et le jeu d’autant plus crédibles. On sait qu’Élodie Menant n’est pas Arletty, et on semble pourtant y croire.

      Dans la création de son personnage, Élodie Menant est secondée par d’autres comédiens qui n’arrêtent pas d’endosser avec bravoure de nouveaux rôles : les personnages sont nombreux, allant des plus prosaïques tels les parents, en passant par les admirateurs ou amants, jusqu’aux cinéastes, dramaturges ou écrivains tels que Marcel Carmé, Louis Jouvet, Jean Cocteau ou Jacques Prévert, ce qui redonne à Arletty toute son importance au sein de la vie artistique du XXe siècle pour en faire une légende. Quelques clichés – le béret en coton, la cigarette au coin des lèvres et le regard indolent pour Prévert — suffisent souvent pour les reconnaître rapidement. On ne confond jamais les anciens personnages avec les nouveaux qui émergent tout au long du spectacle. Les comédiens ne sont que trois — Céline Espérin (co-autrice de la pièce), Marc Pistolesi et Cédric Revollon, et ils parviennent à imprimer à chaque personnage une individualité qui le distingue des autres : un costume approprié, un changement de voix, des gestes ou des mouvements stylisés se prêtent aisément à réutiliser avec efficacité les mêmes comédiens pour de nouveaux rôles.

      Ça chante, ça danse, ça brille de clinquant, ça vit au Petit Montparnasse lors des représentations de la nouvelle création Est-ce que j’ai une gueule d’Arletty ? Pas de trêve, dès le lever du rideau, pour l’ennui ou les larmes grâce à ce spectacle musical alerte et pourtant raffiné, léger et pourtant profond, joyeux et pourtant touchant. Quelque énigmatique que soit enfin la personnalité d’Arletty, quelle que soit la vérité sur les zones d’ombre de sa vie, l’action nous fait revivre avec charme toute une époque que l’on regarde avec nostalgie du haut de notre début d’un XXIe siècle sans éclat.

Théâtre de la Madeleine : Trahisons

      Trahisons est une pièce du dramaturge britannique Harold Pinter, nouvellement mise en scène par Michel Fau au Théâtre de la Madeleine (>).

      Le théâtre a toujours eu des stars pour remplir les salles, que ce soient des comédiens ou, plus récemment, des metteurs en scène, que ce soit au XVIIe siècle ou de nos jours. Dans le choix des pièces, en particulier pour un abonnement, la distribution et le metteur en scène jouent un rôle important : on aime revoir les comédiens qu’on apprécie, on suit le travail d’un metteur en scène ou on veut le connaître compte tenu de sa réputation. La question se pose avec autant d’acuité pour les pièces de théâtre connues ou que l’on a déjà vu jouer. Pourquoi en effet revoir une énième mise en scène du Tartuffe si celle-ci n’offre rien de plus qu’une reprise du texte sans attrait notable ? Il en va de même pour Trahisons de Pinter : qui serait tenté d’aller voir cette pièce aux accents d’une comédie de boulevard si la distribution n’avait retenu le nom du comédien populaire Michel Fau qui la met lui-même en scène aux côtés de Claude Perron et de Roschdy Zem ? Sans ces stars, la pièce serait jouée plutôt dans une petite salle que dans celle de la taille du théâtre de la Madeleine. Quand la création ne correspond pas aux attentes du spectateur friand de voir un de ses comédiens préférés, la déception est en revanche d’autant plus cuisante que le pari de la qualité ne conduit pas à l’enthousiasme espéré. C’est précisément le cas de Trahisons montée par Michel Fau : le spectateur qui a misé sur la virtuosité du célèbre comédien risque de rentrer ennuyé.

      Le thème de Trahisons est un amour bourgeois mêlé à une série de tromperies ou « trahisons ». S’il n’y a aucun enjeu dramatique particulier à transposer en français une  pièce aux accents d’une « comédie de boulevard » britannique, ancienne ou moderne, à moins que ce ne soit pour divertir avec le fameux humour anglais, le mérite et l’intérêt de la pièce de Pinter reposent sur la conception tant soit peu originale de l’action qui se déroule à l’envers. Le dénouement de l’histoire fait office de la scène d’exposition, alors que l’action remonte, étape par étape, à son début. Cette fausse comédie de boulevard se présente ainsi pour le spectateur comme une « enquête » sur les sentiments des personnages. Une fausse comédie de boulevard parce que le dénouement de l’histoire par lequel commence l’action ne conduit à aucune résolution : il montre les personnages bloqués et hésitants, impliqués dans des « trahisons ».  Le renversement chronologique permet cependant de terminer l’action dans la joie. Les scènes du début de l’histoire replacées à la fin produisent ainsi une fausse impression que les conflits sont dénoués. Un tel agencement de l’intrigue renferme certes des potentialités dramatiques pour toute reprise de la pièce. Mais Michel Fau montre que certains choix esthétiques génèrent des fâcheuses longueurs au point de la rendre imbuvable.

      Au lever du rideau, la scène se transforme, pendant quelques moments en une salle de sport où Robert (le mari) et Jerry (l’amant) jouent au tennis, pour figurer ensuite une sorte de bar. Cette fois-ci, Jerry et Emma (la femme), accoudés à un comptoir blanc, discutent de la révélation qu’Emma a faite de leur liaison la veille à Robert même s’ils ont cessé de se voir depuis un certain temps. Les costumes datés — une longue fourrure gris clair pour Emma et un costume en tweed foncé — situent d’emblée l’action dans les années 70, comme l’indiquent les chiffres projetés en haut de la scène tout au long de la représentation, ce qui permet au spectateur de se repérer dans l’action quand il pique du nez. Cette première scène qui se solde par un long ennui instaure bel et bien l’ambiance générale de la mise en scène de Michel Fau. On attendra en vain l’apparition du comédien dans le rôle du mari en espérant que cette mauvaise impression serait trompeuse et que la première scène ne serait que le fruit de la gêne prévisible qui résulte de la rencontre entre Emma et Jerry. Si cette gêne des personnages qui ne parviennent plus à communiquer suscite d’abord quelques rires, ces rires tiennent cependant plus à l’écriture qu’au jeu des comédiens : on y reconnaît le comique de mots fondé sur la répétition qui n’est pas vraiment drôle lorsqu’elle est mal servie sur le plateau. Et on n’entendra plus dans la salle que quelques rires épars et discrets et peut-être même forcés parce que la présentation nous promettait tout de même des « tableaux drôles et cruels ».

      La deuxième scène qui confronte Jerry et Robert, en réalité au courant de la liaison de sa femme avec son meilleur ami depuis quatre ans, ménage l’entrée de Michel Fau pour se solder par une nouvelle déception. On décèle certes dans ce numéro le potentiel comique de Michel Fau mais qui est resté cette fois-ci lettre morte. On est plus qu’outré par la perte de la diction théâtrale de Roschdy Zem qui ne fait que dire le texte appris. Les deux comédiens se retrouvent ainsi dans l’impuissance de se départir de la stricte récitation du texte et de faire rire les spectateurs. Sans démordre de cette tonalité morne, l’action qui remonte dans le temps vers les ébats joyeux d’un amour naissant fait penser, par moments, au désœuvrement du théâtre de l’absurde : les comédiens semblent coincés dans leurs dispositions initiales sans parvenir à trouver une plus grande légèreté dans leur jeu. L’action conduit lourdement les spectateurs à d’autres scènes toutes molles pour traîner jusqu’à sa fin. Tels Vladimir et Estragon, les spectateurs n’ont qu’à attendre que ça se termine.

      La scénographie ne relève nullement cette mise en scène manquée. L’aire de jeu se voit sensiblement réduite par deux parois blanches qui montent des deux côtés de la scène vers son milieu pour dessiner une pointe et qui sont traversées par une ligne rouge étrange : peut-on voir dans ce resserrement de l’espace le huis-clos ou le ring qui enferme les trois personnages à l’instar d’un terrain de tennis qui met face à face deux ou quatre joueurs ? Le fond blanc favorise d’autre part le jeu avec l’éclairage qui change d’une scène à l’autre en faisant défiler plusieurs couleurs : vert, bleu ou rouge qui restent tous sombres pour instaurer une froideur glaciale contraire à la tonalité joyeuse des couleurs dans les années 70. Un tel effet recherché aurait sans doute eu son sens au début de l’action quand les relations sont tendues, mais on ne comprend pas cet assombrissement kitch qui persiste jusqu’à la fin de l’action, alors que les tensions baissent et que la remontée du temps doit faire apparaître de plus en plus la joie et la bonne humeur. Tous les éléments concourent ainsi à rendre la mise en scène de Michel Fau plate, monotone et froide.

      C’est un four, entend-on se dire des spectateurs désemparés en sortant du théâtre. La nouvelle création de Trahisons par Michel Fau n’offre qu’une reprise kitch et ringarde du texte — une mise en scène bourgeoise manquée — avec les comédiens qui ne convainquent pas dans leurs rôles.

Bande-annonce de Trahisons, mise en scène par Michel Fau.

Théâtre 13 – Jardin : Les Passagers de l’aube

      Les Passagers de l’aube sont la première pièce écrite par Violaine Arsac, qu’elle a elle-même mise en scène avec succès au Festival d’Avignon pour la compagnie le Théâtre des Possibles. Elle se joue actuellement en tournée au Théâtre 13 — Jardin (>).

      Les Passagers de l’aube abordent la délicate question de la spiritualité et du rapport à la mort dans la société occidentale marquée par un rationalisme cartésien omniprésent. Depuis plusieurs siècles, les sciences humaines et les sciences naturelles, qui, selon la thèse de Michel Foucault, émergent respectivement au XVIIIe et au XIXe siècle, cherchent à tout analyser, à tout expliquer par la raison, à cloisonner l’univers dans des grilles, à dissocier coûte que coûte la physique et les croyances. Les aspects de la vie que sont la conscience ou la mort échappent cependant à ce scientisme étriqué, malgré les progrès technologiques et malgré de nouvelles branches de plus en plus spécialisées comme les neurosciences ou la neurochirurgie. Ce qui relève des croyances ou des expériences plus occultes est aussitôt considéré avec un regard suspicieux au point d’être dénigré faute de preuves palpables. C’est de ce rapport à ce qui est scientifiquement inexplicable ou inexpliqué que traitent Les Passagers de l’aube de Violaine Arsac de façon aussi poétique qu’énigmatique sans pour autant être une pièce sur la religion. Quel est le lien entre la conscience et le corps ? S’éteint-elle avec la mort de ce corps purement matériel ? Autant de questions auxquelles les sciences ont du mal à répondre avec certitude. Violaine Arsac se saisit de ce sujet pour l’explorer à travers une écriture dramatique rigoureuse pour une mise en scène qui interpelle grâce au jeu entraînant des comédiens.

      L’action des Passagers de l’aube est dynamique, évoluant au gré de l’enchaînement fluide de nombreuses scènes courtes, sans jamais s’enliser dans des discours superflus ou dans des mièvreries mélodramatiques habilement écartés par l’auteure. Elle s’articule autour des recherches de Noé qui conditionnent fortement sa liaison avec Alix et qui le mettront aux prises avec son meilleur ami Roman, adepte d’un matérialisme rationnel qui refuse toute forme de spiritualité située hors du strict champ des études médicales. Les comédiens entraînent ainsi le spectateur, selon les mots de l’auteure, au cœur d’une pièce de théâtre qui raconte une histoire d’amour mêlée à une intrigue scientifique. Les brillantes recherches du jeune interne en neurochirurgie se heurtent à l’EMI ou l’expérience de mort imminente, ces instants de mort clinique pendant lesquels la conscience est susceptible de quitter le corps matériel et de planer librement dans l’espace pour s’en souvenir étonnamment au réveil du patient. Les témoignages auxquels Noé accède au terme de sa thèse le poussent à tout remettre en question et à enquêter lui-même sur ce sujet pour tenter de l’expliquer scientifiquement. L’action de la pièce commence peu avant que Noé ne se passionne pour cette expérience de la mort qui le conduit dans les sphères occultes dépassant la rigueur de la recherche.

J’ai été passionnée par le fait de pouvoir fonder ce récit sur des éléments véridiques, que l’on peut retrouver dans des publications, des études, des actes de colloque, etc. Avec pour objectif de rendre accessibles les arguments scientifiques abordés. Et de le faire sur un ton qui puisse être quotidien, vivant, drôle, grave ou émouvant.
Le tout au sein d’une pièce de théâtre où l’histoire des personnages reste au premier plan. Une histoire ancrée dans notre monde d’aujourd’hui et que les circonstances vont transformer en histoire d’amour hors du commun.
Violaine Arsac, Les Passagers de l’aube, Dossier de presse (Théâtre 13).
 

      Le milieu médical des Passagers de l’aube n’est matériellement suggéré sur scène que par les blouses blanches que mettent les personnages quand les situations le demandent. Les décors fonctionnels, composés de quelques pièces sobres, permettent des passages souples entre les scènes situées dans l’hôpital et celles qui se déroulent dans l’appartement de Noé et Alix ou même ailleurs selon les besoins de l’action. Ce qui surprend, c’est sans doute le bleu turquoise étrange qui recouvre tout le mobilier. Cette couleur kitch n’évoque pas vraiment le milieu hospitalier contemporain ni la chaleur d’un appartement aménagé par deux amoureux. Elle semble en revanche souligner le caractère artificiel et la froideur scientifique de l’univers dans lequel évoluent Noé et Alix et leurs deux amis proches, Jeanne et Roman, ainsi que d’autres personnages plus épisodiques (Docteur Schwartz, Professeur Mercier, passeur, patient, voyante). Noé est habillé d’un t-shirt vermeil et de baskets rouges, alors qu’Alix est vêtue d’une robe d’un rouge éclatant : ils semblent se détacher du fond bleu turquoise en contraste avec les décors. Leur amour aux accents plus poétiques que romantiques et l’intérêt porté par Noé aux patients revenus après une mort clinique les font sortir de l’ordinaire, d’où peut-être ce choix contrasté de couleurs.

Les Passagers de l’aube de Violaine Arsac, Théâtre 13 – Jardin, 2020.

      Ce qui est visuellement beau et scéniquement séduisant, et qui acquiert même une dimension poétique, ce sont les scènes où Noé cherche à se mettre en communication avec Alix « passée » à l’autre stade de la vie de la conscience. Si une telle évolution de l’action est risquée tant pour le texte que pour la mise en scène, Violaine Arsac réussit à ne pas la faire basculer dans le sentimentalisme. À la suite d’un attentat, Alix ne devient pas une nouvelle patiente ayant vécu une EMI pour nourrir les recherches de Noé. Elle finit au contraire par mourir pour permettre à Noé d’accéder à une autre forme d’expérience spirituelle pour lui-même. On la retrouve sur scène dans sa splendeur éclatante derrière une paroi qui laisse transparaître sa silhouette et son visage. Si Noé abattu sent sa présence, il ne parviendra à nouer une communication en demi-teinte avec la conscience d’Alix suspendue dans le passage entre la vie et la mort que par le biais d’un médium douteux. C’est à ce moment-là que les convictions scientifiques du jeune interne se voient le plus ébranlées, c’est à ce moment-là qu’il finit par comprendre que la vie ne s’arrête pas nécessairement avec la mort du corps. Or, son expérience devient en même temps celle d’un spectateur ému par ce parcours qui bouleverse son culte de la science d’autant plus que le théâtre lui permet opportunément de voir plus que ce que voient les personnages : le spectateur bénéficie d’un regard surinformé pour accéder à la « vérité » sur la mort qui échappe à Noé en proie aux doutes tout comme elle échappe aux hommes. Le théâtre, d’un coup de baguette magique, permet une excursion fantasmée au royaume des morts.

      Une telle révélation transcendante n’est certes qu’un simulacre de la vérité que l’on désire tant connaître. Mais ce choix audacieux des Passagers de l’aube produit un effet cathartique qui tient à l’émergence instantanée du doux espoir que la mort n’est qu’un passage agréable et qu’on ne perd pas pour de vrai ceux qu’on aime. La sublime étreinte dans laquelle se retrouvent Noé et Alix comme au moment de la séparation permet au spectateur d’accéder pendant quelques instants de la représentation à cette forme de spiritualité largement absente de la manière occidentale de penser le monde. Les Passagers de l’aube de Violaine Arsac sont un véritable coup de cœur du théâtre contemporain qui n’hésite pas à s’emparer des sujets métaphysiques repensés à l’aune des convictions de la société du XXIe siècle.

Studio Hébertot : Madame Van Gogh

      Madame Van Gogh est une pièce de Cliff Paillé, mise en scène par le dramaturge lui-même au Festival d’Avignon Off en 2019 et reprise en automne au Studio Hébertot (>).

      Madame Van Gogh plonge le spectateur au cœur d’un débat passionnant sur l’art ou, plus précisément, sur le rapport à l’art à la fin du XIXe siècle, à l’époque où les œuvres d’art sont loin de faire l’objet de commandes officielles de la part des autorités, telles que la Cour ou l’Église, comme c’était le cas auparavant. Un public plus considérable d’amateurs et de riches a la possibilité, depuis presque un siècle, de les fréquenter à des salons officiels ou moins officiels et de les acheter pour constituer les collections privées. Les œuvres d’art ont acquis une valeur marchande significative à la suite de l’enrichissement et de la montée de la bourgeoisie, ce qui n’est au reste pas sans conséquence sur la création dans sa dimension métaphysique et sur les recherches esthétiques effectuées par les artistes. L’on peut créer en reproduisant les archétypes et les techniques dans les codes généralement approuvés pour être sûr d’entrer dans les vues et le goût de la bourgeoisie bien-pensante qui tient les rênes de l’opinion publique non sans la moraliser. Mais l’on peut également créer sans chercher à vendre à tout prix ou sans viser la reconnaissance des institutions officielles ou, le cas échéant, du milieu artistique dont on fait partie. Cette seconde situation serait celle qui correspondrait à Van Gogh, d’autant plus que, durant sa vie, et selon la légende, il n’aurait vendu qu’un seul tableau. À sa mort, tous ses tableaux reviennent à son frère Théo, puis à sa belle-sœur, qui en hérite six mois plus tard après le décès de celui-ci, qui suit alors de très près celui du peintre. Que faire de cet héritage ? L’action de Madame Van Gogh de Cliff Paillé essaie de donner une réponse nuancée dans un tête-à-tête entraînant entre l’héritière embarrassée d’une œuvre jugée sans valeur et un ancien ami du peintre.

      Avant qu’un rideau imaginaire ne se lève, Madame Van Gogh (Lyne Lebreton) est déjà installée sur scène dans un fauteuil, entourée de plusieurs piles de lettres. Elle fait le tri dans la correspondance échangée entre Van Gogh et son mari, elle prend des notes en recopiant des passages marquants, selon des thèmes retenus, pour constituer la synthèse des idées de Van Gogh sur l’art et sur la vie, apprendra-t-on plus tard. On remarque, à sa gauche, quelques esquisses accrochées à une corde, de l’autre côté de la scène, une caisse qui servira de point de repère à Émile Bernard (Romain Arnaud-Kneisky), peintre et admirateur de l’œuvre de Van Gogh. Au fond, enfin, sont projetées plusieurs peintures de Van Gogh au fur et à mesure que l’action avance. Si la pièce est centrée sur son œuvre, le peintre supposé déjà mort ne paraîtra jamais sur scène : sa présence matérielle se manifeste symboliquement à travers des clins d’œil visuels. Les deux comédiens sont habillés de costumes actuels : un pantalon noir et une chemise claire pour Émile Bernard, un jogging et un débardeur bleu foncé pour Madame Van Gogh. Sans rechercher le pittoresque d’une scénographie réaliste ou un ancrage fidèle à l’époque de l’action, la construction de l’espace scénique se contente ainsi de suggérer deux lieux différents qui sont des aires de jeu distinctes pour les deux personnages avant qu’ils ne se rencontrent face à face — dans un premier temps, ils communiquent par lettres. Et le spectateur n’a pas besoin de plus pour se laisser aspirer, sur un rythme haletant, dans les méandres de ce procès particulier fait à l’œuvre méconnue de Van Gogh à la fin du XIXe siècle.

Van Gogh est un personnage absent de la pièce. Cela permet d’explorer sa vie avec distance, jubilation, épaisseur. Débarrassé de l’incarnation physique de Van Gogh, on peut se balader en son âme, sur la trace de sa vraie personnalité.
Cliff Paillé, Madame Van Gogh, Dossier de presse, 2019
 

      Quel sort réserver à cet amas de tableaux qui encombrent l’appartement de Madame Van Gogh qui, en plus, a connu le peintre avant tout par le biais de maigres récits de son mari ? Émile Bernard semble avoir une idée très précise : c’est lui qui prend contact avec la veuve et la sollicite pour l’aider à organiser une exposition dès lors qu’une critique dithyrambique vient de paraître dans le Mercure de France. Selon Émile Bernard, dont l’enthousiasme est rendu avec verve par le jeune comédien, il ne faut manquer ni l’occasion ni rien qui puisse aider à faire connaître les tableaux de Van Gogh. Il est prêt à tout exploiter, y compris l’affaire de l’oreille coupée, dans la mesure où un succès de scandale interpelle un public plus large pour assurer au peintre une plus grande notoriété et pour réécrire l’histoire de l’art. Émile Bernard, dont les motifs ne sont pas toujours clairs, croit au talent de Van Gogh. Or, une telle précipitation et une telle légèreté n’entrent pas dans les vues de Madame Van Gogh, souvent agacée par la pression que lui fait subir le jeune homme : elle cherche d’abord à comprendre l’œuvre et la vie de son beau-frère avant d’accéder à une quelconque demande de sa part. C’est dans cette perspective qu’elle entretient une correspondance avec lui et qu’elle accepte de le rencontrer. Émile Bernard lui apprend alors plusieurs détails sur la vie de Van Gogh qui résonnent avec le contenu des lettres et dont elle ne se doutait pas plus que le spectateur.

      Madame Van Gogh de Cliff Paillé est une pièce savoureuse et riche en rebondissements qui s’enchaînent rapidement au gré de l’enthousiasme tant soit peu louche d’Émile Bernard. Si les spectateurs ne sont pas assez naïfs pour croire que les deux comédiens soient de parfaits sosies des deux personnages incarnés, d’autant plus que les costumes et la scénographie ne font que les suggérer symboliquement, ils se laissent entraîner par ce duo virevoltant qui manifeste la passion d’un côté et une curiosité prudente de l’autre. Il se produit alors une étrange complicité émotionnelle entre la salle et la scène au fur et à mesure qu’Émile Bernard et Madame Van Gogh se rapprochent au point de se lier d’amitié pour sauver l’œuvre jusqu’alors méprisée. Romain Arnaud-Kneisky et Lyne Lebreton parviennent tous deux à nous donner envie de retourner au Musée d’Orsay pour voir les nouveaux accrochages de quelques tableaux de Van Gogh qui s’y trouvent exposés.