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La Scène Parisienne : Un tramway nommé Désir

      Un tramway nommé Désir est l’une des plus célèbres parmi les pièces de Tennessee Williams. Mise en scène par Manuel Olinger, elle est jouée au théâtre La Scène Parisienne (>).

      Un tramway nommé Désir est devenue aujourd’hui une pièce mythique que tout amateur du théâtre connaît pour l’avoir lue ou pour avoir vu son adaptation cinématographique d’Elia Kazan avec Vivien Leigh et Marlon Brando. Pour les spectateurs avertis ou des connaisseurs inconditionnels de l’œuvre bouleversante de Tennessee Williams, toute nouvelle mise en scène apparaît ainsi comme une opération très délicate de reprise ou de renouvellement. Il n’est en effet pas évident de proposer une interprétation tant soit peu originale sans trahir le soi-disant esprit de la pièce. Reproduire ou restituer simplement est une démarche plate qui ne suscite pas l’enthousiasme du public. Revoir le texte de fond en comble et élaborer une mise en scène décapante risquent au contraire d’agacer parce que le spectateur peut avoir l’impression de ne plus retrouver sa Blanche, sa Stella et son Stanley (Un tramway de Warlikowski, Odéon, 2010). L’entreprise dramatique de Manuel Olinger se situe davantage du côté de la restitution à la recherche de la couleur locale et des émotions fortes. Comme « l’adaptation cinématographique ne correspondait pas à la vision qu[’il] avai[t] de l’œuvre, trop actée sur la relation de Blanche et Stanley, » il souhaitait nous donner la version de la pièce revue selon sa lecture personnelle. Dans cette reprise d’Un tramway nommé Désir, Manuel Olinger travaille donc sur les relations entre tous les trois personnages principaux tout en redorant le blason de Mitch. Son avantage est d’avoir à sa disposition des comédiens qui parviennent aisément à entrer dans leur rôle et à les porter à la scène : Julie Delaurenti (Blanche), Murielle Huet Des Aunay (Stella), Manuel Olinger (Stanley Kowalksi), Gilles Vincent Kapps (Michtell) et Jean-Pierre Olinger (Steve et saxophoniste). Mais la mise en scène en tant que telle suscite d’abord quelques réserves quant à son originalité.

      Le regard d’un spectateur averti reconnaît rapidement la disposition de l’espace scénique constitué des éléments de décor qui figurent l’appartement exigu et modeste de Stella et Stanley. En balayant la scène de gauche à droite, on remarque un balcon en fer forgé mobile, un vieux lit de fer couvert de draps clairs, derrière lequel une commode rouge foncé est remontée d’un miroir, ensuite une table blanche avec quatre chaises, une salle de bain, visible au fond de la scène, derrière une paroi avec un petit placard de rangement, un lit pliable, enfin un petit escalier d’entrée. Ces meubles usés témoignent bien des conditions matérielles dans lesquelles vivent les Kowalski et amènent l’ambiance de la Nouvelle-Orléans des années 40. Mais comme la scénographie construit l’espace scénique en suivant fidèlement les indications du dramaturge, elle n’offre finalement au regard du spectateur qu’un cadre banal sans invention particulière et ne tient qu’à la recherche de la couleur locale.

      Cette recherche de la couleur locale est d’autre part soutenue par le choix des costumes : conformément à l’espace scénique historicisant, les personnages sont habillés selon la mode de l’époque. Stanley porte un pantalon noir et un t-shirt noir assorti çà et là d’un gilet. Stella, quant à elle, doit se contenter de vêtements modestes mais jolis et qui ne manquent pas de relever sa féminité. La garde-robe de Blanche censée rentrer dans les deux malles avec lesquelles elle débarque chez les Kowalski impressionne tout de même par sa variété clinquante. Elle est constituée de costumes classiques propres à la profession d’une professeur d’anglais, mais aussi de robes de soirée élégantes pour sortir et qui contrastent avec l’appartement des Kowalski. L’habillement des personnages renforcent ainsi l’impression d’assister à une mise en scène qui s’appuie sur un décor réaliste porté à une plate appréciation esthétique : le cadre matériel ne sollicite pas davantage l’imagination du spectateur. C’est en revanche le jeu des comédiens qui le fait réellement vibrer.

« Après avoir abordé Molière, Hugo, Claudel, qui sont des auteurs à texte, j’avais envie de m’attaquer à une œuvre américaine qui met en valeur le contexte et qui appelle le jeu, ce qui demande une direction d’acteur pointue. C’est un théâtre contextuel et non textuel qui laisse une part importante à l’acteur d’incarner  leur personnage. »
Manuel Olinger, Un tramway nommé Désir,
La Scène Parisienne, Dossier de presse.
 

      La lecture de la pièce conduit le spectateur à se représenter Stanley comme un mâle dominant qui n’est pas très raffiné et qui est tout l’opposé de l’univers originel des deux sœurs. C’est ce personnage que Manuel Olinger tente de faire renaître sur scène et ce, avec succès : sa stature, les mouvements brusques mais sûrs ainsi que les inflexions profondes de sa voix de baryton rendent crédible la création de son personnage. À l’instar de Marlon Brando, il joue cruellement avec Blanche en la pourchassant sans répit comme un gros chat poursuit une petite souris fragile à la recherche d’un endroit sûr. C’est ce jeu fascinant que Manuel Olinger parvient à imposer à Julie Delaurenti qui s’ébat désespérément entre ses mains jusqu’à un départ forcé. La présence imposante de Stanley se fait sentir dans les postures incertaines de Julie Delaurenti même quand il n’est pas sur scène. Manuel Olinger monte dans les degrés à tel point que le spectateur n’est jamais vraiment sûr de ce qui va se produire même s’il connaît la suite. Mais si Stanley parvient à protéger son territoire devant l’intrusion de la sœur manipulatrice qui met à mal l’harmonie brisée de son couple, celui de Manuel Olinger paraît plus agressif et beaucoup moins rêveur par rapport à celui de Marlon Brando. Julie Delaurenti, quant à elle, crée une Blanche légèrement hystérique et plus nerveuse, plus déstabilisée que ne le fait Vivien Leigh : sa Blanche est moins lunatique et semble assumer davantage ses mensonges dont elle se sert pour cacher sa chute tragique. Le raffinement et l’innocence apparente de Vivien Leigh cèdent le pas à une interprétation plus crue, plus animale, plus expressive de sorte que Julie Delaurenti donne à sa Blanche une dimension plus humaine.

      Quant au personnage de Stella, dans le film d’Elia Kazan, l’actrice qui l’incarne a l’air largement naïve : elle semble croire aux mensonges et à l’innocence de Blanche. L’interprétation de Murielle Huet Des Aunay est plus nuancée. Certes, Stella défend sa sœur contre les accusations de Stanley comme l’indiquent les répliques, mais l’inquiétude que l’on observe dans le jeu de Murielle Huet Des Aunay nous persuade que Stella cherche plus à protéger sa sœur chérie qu’elle n’adhère à ses propos fallacieux. Cette inquiétude combinée à une certaine réserve suggère que Stella se doute que tout n’est pas comme Blanche le raconte. Murielle Huet Des Aunay construit donc un personnage moins partial et plus profond. On est impressionné par la sensibilité avec laquelle elle prête son corps à Stella partagée entre l’amour de Stanley et celui de Blanche.

      Le jeu des acteurs relève donc la scénographie qui reproduit platement les codes esthétiques d’antan. On prend un vrai plaisir à retrouver sur scène Stanley, Stella et Blanche dans des interprétations plus nuancées par rapport au film d’Elia Kazan. Ce constat montre en même temps qu’Un tramway nommé Désir n’est pas une pièce facile à monter : la porter à la scène représente un véritable défi tant pour un metteur en scène et son scénographe que pour des comédiens.

Comédie-Française : Angels in America

      Angels in America est une pièce de Tony Kushner nouvellement créée à la Comédie-Française (>), salle Richelieu, sous la baguette du cinéaste Arnaud Desplechin. Cette mise en scène était attendue avec impatience ne serait-ce qu’au regard de la distribution retenue : Dominique Blanc, Florence Viala, Jennifer Decker, Michel Vuillermoz, Jérémy Lopez, Clément Hervieu-Léger, Christophe Montenez, Gaël Kamilindi.

      Le sujet de cette pièce, devenue mythique aux États-Unis dans les années 90, n’est pas facile à aborder sur les planches de la première scène en France : les années SIDA en Amérique au moment où la maladie fait rage parmi les homosexuels les plus touchés et au moment où les traitements médicaux ne sont pas encore développés. Après Les Idoles de Christophe Honoré présentées à l’Odéon l’an dernier et qui se saisissaient de la même problématique sociale en France à travers des rencontres fictives entre des artistes morts du SIDA, la Comédie-Française montre à son tour qu’elle ne connaît aucun tabou quant au choix des sujets ou même des metteurs en scène. Si le sujet a tout de même de quoi surprendre ses habitués, confier la mise en scène à un cinéaste peut lui aussi les laisser dubitatifs et, ce d’autant plus que l’organisation du texte fait plus penser à un scénario qu’à une pièce de théâtre. Arnaud Desplechin a donc été confronté à un défi épineux : créer une pièce célèbre dont le sujet est explosif et dont l’écriture est singulière. Il s’est cependant emparé de cette tâche avec une sensibilité particulière pour proposer une création d’Angels in America sobre, mais élégante, drôle et émouvante à la fois. Son incontestable avantage est de pouvoir travailler avec les meilleurs comédiens.

 

      La question qu’on se pose avant d’aller voir Angles in America est celle de la manière de traiter la multiplicité des lieux dramatiques. Au cours des deux parties de la pièce, l’action promène constamment les spectateurs d’un lieu à l’autre : cimetière, appartement de Louis et Prior, celui de Joe et Harper, bureau de Roy Cohn, hôpital, café ou restaurant, rue, Central Park… La course semble folle compte tenu des changements rapides entre les scènes étonnamment courtes pour une action dramatique. Arnaud Desplechin et son scénographe Rudy Sabounghi ont cependant trouvé une solution aussi classique que peu usitée de nos jours : de grands rideaux de velours bleu foncé séparent différentes scènes tout en favorisant la fluidité du spectacle, alors même que, pour certaines d’entre elles, deux espaces dramatiques simultanés se succèdent vite à l’aide d’un simple éclairage. Ces grands rideaux quelque peu surannés amènent peut-être plus aisément l’ambiance de la seconde moitié des années 80, avec un clin d’œil à certaines émissions télé, en plus des costumes et des références culturelles des personnages. Le spectateur s’y habitue petit à petit tout en se laissant séduire par la beauté de scènes relevée par la projection symbolique d’un paysage. Les personnages se retrouvent devant une fontaine surmontée d’un ange en bronze, dans une allée enneigée du Central Park ou sur une plage plongée dans la brume… On se laisse entraîner par un tel traitement de l’espace d’autant plus que d’autres scènes montrent des hallucinations de Harper ou celle de Roy et des visitations de Prior par l’Ange d’Amérique. Et lorsque le lit d’hôpital disparaît sous la scène aux cris d’un malade, celui-ci semble comme abandonné de Dieu et tiraillé par les bas-fonds de l’enfer. La frontière entre le réel et le surnaturel s’efface au profit d’une symbiose d’éléments disparates.

      En plus de la sobriété de la scénographie, Arnaud Desplechin a opté pour la retenue dans le choix des costumes, des postures et du jeu des comédiens. Sans provocation gratuite et sans le kitch souvent associé à l’image des homosexuels, la mise en scène met l’accent sur la création individualisée des personnages tout en faisant résonner des aspects brûlants de l’histoire à travers les émotions mitigées que les comédiens suscitent chez les spectateurs. Ce n’est pas pour autant qu’Arnaud Desplechin renonce entièrement aux clichés. On pense, par exemple, à cette scène où Prior malade, habillé d’un peignoir orange aux motifs floraux, se travestit en femme tout en menant une conversation hallucinée avec Harper, femme schizophrène de Joe. Avec une touche d’effémination, Prior porte d’autre part des vêtements légèrement colorés et des cheveux longs qui laissent transparaître son orientation sexuelle. Mais le jeu de Clément Hervieu-Léger atténue les excès qu’une telle attitude peut sous-entendre : le comédien crée au contraire un personnage déchiré par sa maladie, abandonné de son copain Louis ― qui lui, interprété par Jérémy Lopez, imprime au sien un look hétéro ―, et perturbé par les visitations de l’Ange. Prior est le seul personnage principal qui incarne un cliché d’homosexuel : ni Louis ni Joe (Christophe Montenez) ni Roy Cohn (Michel Vuillermoz) ne cherchent à inscrire leur posture ou leur jeu dans une quelconque effémination. Cette retenue dans la création de personnages socialement décriés, à cause de leur orientation sexuelle et de leur maladie, confère à la mise en scène un aspect émouvant que le rire provoqué par certains propos n’efface pas.

 

      Le personnage le plus sulfureux de la pièce est l’avocat républicain Roy Cohn qui a réellement existé et qui incarne une vision cynique et ringarde de ce que représente l’Amérique : fort de son succès obtenu grâce à ses manœuvres et à son réseau, Roy Cohn méprise tout et tout le monde. Il est brillamment interprété par Michel Vuillermoz qui souligne avec conviction son caractère orgueilleux et calculateur. Le comédien s’en saisit avec cette sorte de vigueur qui dévoile une personnalité diabolique sans limites et sans respect de rien d’autre que de sa propre réussite. Ses intonations fermes, sa voix grave et ses gestes plus que sûrs persuadent le spectateur que Roy Cohn ― et tous ceux que la pièce représente en lui ― ne reculera jamais devant rien ni personne. Homosexuel non assumé et homophobe, l’avocat est rattrapé par la maladie du SIDA mais qui, elle non plus, ne le fait pas plier : il se bat jusqu’au dernier souffle pour préserver la façade trompeuse de son intégrité. Ce faisant, le patient Roy nargue, avec des propos racistes, l’infirmer black qui y répond avec un grand sens de repartie et avec des postures gays. La légèreté virevoltante de Gaël Kamilindi qui crée, entre autres, le personnage de l’infirmier, parvient à susciter le rire et à dédramatiser les propos autrement scandaleux de Roy Cohn.

      La mise en scène d’Angels in America est enfin auréolée par Dominique Blanc qui, comme les autres comédiens, endosse plusieurs rôles : le rabbin du début, le docteur de Roy Cohn, le général russe ou l’Ange Asiatica ― rôles d’autant plus éphémères dans la pièce que ces personnages n’interviennent qu’une seule fois dans l’action ―, mais aussi la communiste exécutée Ethel Rosenberg et la mère de Joe, Hannah Pitt. La variété dans la création de ses personnages rend le travail de la comédienne peut-être plus difficile dans la mesure où elle ne crée cette fois-ci que des personnages secondaires. Mais on ne doute jamais du talent de Dominique Blanc : elle ne néglige aucun personnage, parvenant au contraire à les individualiser par son jeu, même ceux qui paraissent les plus stylisés. On la reconnaît certes dans des habits d’hommes, mais Dominique Blanc varie d’autant dans son jeu que les personnages qu’elle joue ne se ressemblent pas : ils se distinguent par leurs intonations, leurs accents, leurs gestes, leurs mouvements. C’est valable aussi bien pour les personnages masculins que pour les personnages féminins : Ethel Rosenberg et Hannah Pitt.

      Inscrite au répertoire de la Comédie-Française, Angels in America de Tony Kushner compte parmi les pièces phares du théâtre américain contemporain. Jouer cette pièce est un nouveau pas de la maison de Molière dans la modernité comme c’était le cas il y a deux ans avec Poussière de Lars Norén et, ce à travers des textes contemporains portés par les comédiens toujours brillants.

Interview avec Arnaud Desplechin au sujet d’Angels in America à la Comédie-Française.

Célestins (Lyon) : La Vie de Galilée

      La Vie de Galilée est une pièce de Bertolt Brecht, mise en scène par Claudia Stavisky au théâtre des Célestins à Lyon (>), avec Philippe Torreton dans le rôle-titre.

      Comme l’annonce son titre, La Vie de Galilée représente la vie du célèbre astronome ayant vécu au tournant des XVIe et XVIIe siècles. Les moments clés qui composent l’action de la pièce soulignent d’emblée la posture philosophique du savant enthousiasmé par la recherche de la vérité mais qui se trouve fâcheusement confronté aux contraintes qu’imposent les dogmes de l’Église. C’est que ses découvertes en matière d’astronomie risquent d’ébranler les représentations traditionnelles du monde qui placent à son centre le Saint-Siège. S’il s’était avéré que le nouveau système solaire proposé par Galilée était vrai, l’Écriture aurait menti ou sa parole ne serait pas venue de Dieu lui-même. Les conséquences idéologiques et politiques posées sont majeures tant pour l’Église que pour la chrétienté. Toute l’attention est alors portée sur les démarches de Galilée coincé entre l’honnêteté scientifique et la pression exercée par le clergé. Une mise en scène de La Vie de Galilée requiert ainsi pour ce rôle un comédien à la fois dominant et humain, capable de souligner aussi bien l’enthousiasme que le désenchantement, que peut vivre un savant obligé de se taire ou d’exposer sa vie à la torture. Si Hervé Pierre brille dans le rôle de Galilée à la Comédie-Française où la pièce a été montée par Éric Ruf au printemps dernier, l’on peut en dire autant de Philippe Torreton dans la mise en scène de Claudia Stavisky présentée au théâtre des Célestins.

Si, selon Claudia Stavisky, « La Vie de Galilée nous plonge dans l’ultra-contemporain », c’est qu’“aujourd’hui, aucun grand de ce monde ne doute sérieusement, en son for intérieur, de la réalité du dérèglement climatique et de l’impact qu’a l’homme sur son environnement. Le problème, c’est la vision « à courte vue » de tous ces hommes de pouvoir qui doivent, comme les ecclésiastiques du XVIIe siècle, faire face à un paradoxe : conserver leurs privilèges tout en actant le changement inéluctable de notre société. C’est ce paradoxe que j’ai envie d’explorer en m’emparant de La Vie de Galilée. »
Entretien avec Claudia Stavisky,
Programme de La Vie de Galilée, Théâtre des Célestins (2019).
 

      Autant le personnage de Galilée est passionné par la science, autant il aime la bonne chère et le confort : et c’est précisément cette double passion qui pose la difficulté dans la création plastique du personnage, comme dans la construction ambiguë de la figure du « héros ». Grâce à son charisme, à la maîtrise des inflexions puissantes de sa voix et au maintien de ses gestes expressifs, Philippe Torreton séduit les spectateurs présents dans la salle et qui se laissent aisément entraîner dans cette course effrénée de la lutte pour le droit de dire la vérité. Comme le souligne Galilée, cette recherche de la vérité poursuit, dans son esprit, un objectif précis : aider l’humanité à progresser sur le plan matériel, mais aussi à s’améliorer moralement. Philippe Torreton doit ainsi dépasser le fol enthousiasme d’un savant passionné pour arriver à rendre le spectateur sensible au discours et au combat de la science. Cette émotion, il la transmet le mieux au moment où Galilée répond avec véhémence aux propos très touchants du moine bien-pensant (Gabin Bastard) pour lequel la représentation du monde organisée autour de l’entrée dans le paradis est nécessaire pour donner sens à l’existence du pauvre. Or, Galilée démontre magistralement que les hommes au pouvoir, que ce pouvoir soit séculier ou ecclésiastique, ont des intérêts économique et politique à garder inchangé l’ordre fondé sur la tradition. C’est sans doute à ce moment-là que Philippe Torreton gagne l’adhésion des spectateurs pour son personnage, conférant aux recherches de Galilée une profondeur humaniste. Il leur permet de se mettre dans la peau de l’astronome afin de leur faire comprendre sa rétractation discutable et sa peur toute humaine devant la torture. Le comédien parvient donc à créer un personnage particulièrement touchant.

      Ce n’est pas le hasard si la vérité est souvent métaphoriquement associée à la lumière qui traverse l’obscurité pour éclairer ce qui était caché à l’œil : la vérité doit, elle aussi, traverser les ténèbres en perçant les plis épais de l’obscurantisme et des intérêts particuliers. Aussi bien la scène se trouve-t-elle plongée, durant la plus grande partie de la représentation, dans la pénombre, jouant avec les effets de lumière et de sa rare intensité en fonction de l’espoir et du désespoir de Galilée de parvenir à diffuser et à faire reconnaître la nouvelle conception du système solaire. Lorsqu’il présente, à Venise, la nouvelle lunette améliorée qui permet d’observer tant les turpitudes des voisins que les mouvements cachés des planètes, les portes coulissantes installées sur le plateau s’ouvrent sur la projection lumineuse de la mer agitée. Est-il possible de voir dans cet arrière-fond contrastif la promesse d’un bouleversement épistémologique relatif aux découvertes de Galilée, même relégué à une époque postérieure ? Cette lueur d’espoir est cependant, pour le moment, de courte durée parce que les prélats et le doge de la République de Venise refusent de regarder par la lunette pour ne pas mettre en danger les dogmes d’Aristote et de l’Église qu’ils défendent becs et ongles. La vérité scientifique se trouve ainsi happée par ceux qui disposent du pouvoir de la tenir secrète comme le suggère peut-être l’image que l’on peut distinguer sur les portes rouillées : celle des buissons piquants dont s’échappent quelques petits oiseaux, entravant l’envol des grands, celui de Galilée qui ne parviendra pas à s’émanciper des bras mortifères de l’Église. C’est ainsi que s’impose à l’esprit du spectateur la croix chrétienne, fortement illuminée, placée en haut de la scène, lorsque les hommes les plus influents resserrent les rênes pour tenir la vérité cachée sous le verrou du Vatican.

      Même si la mise en scène bien ancrée dans la recherche d’un pittoresque historique ne le suggère pas, le cas de Galilée résonne avec d’autres époques et d’autres savants similaires. Le théâtre de Brecht aspire à montrer plus qu’une simple restitution de l’histoire, il interroge l’humanité dans toute son épaisseur spatio-temporelle. La Vie de Galilée montée par Claudia Stavisky aux Célestins n’est pas une création originale qui marque les pratiques théâtrales et qui exploite jusqu’au bout les possibles et les dessous d’un texte extrêmement riche. Elle en propose néanmoins une lecture convenable avec les comédiens convaincants dans leurs rôles qui, pendant presque trois heures, font ressentir aux spectateurs le vertige d’un ébranlement existentiel.

Bande-annonce de La Vie de Galilée par Claudia Stavisky, Théâtre des Célestins de Lyon.