Studio Hébertot : La Maladie de la Famille M

La Maladie de la Famille M affiche     La Maladie de la Famille M (La malattia della famiglia M) est une pièce du dramaturge italien Fausto Paravidino créée pour la première fois en France en 2011 dans une mise en scène de l’auteur au Théâtre du Vieux-Colombier de la Comédie-Française (>) : la Cie Nuit Orange la propose dans une nouvelle mise en scène sensible de Marie Benati donnée au Studio Hébertot (>).

      La pièce de Fausto Paravidino dresse un portrait poignant d’une famille tant brisée par la disparition de la mère qu’éprouvée par des tensions incessantes entre un vieux père, un jeune frère et deux sœurs. Elle porte un regard désenchanté sur les représentations de la famille contemporaine non conforme au modèle bourgeois traditionnel. Son argument en apparence banal n’empêche pas l’auteur d’en tirer une action puissante qui remue les sensibilités subrepticement : elle mêle avec finesse quelques effets de rebondissement au déroulement d’un quotidien on ne peut plus ordinaire, scandé précisément par des frictions installées dans une durée indéterminée. C’est une pièce de théâtre inclassable, ce qui fait sa grande richesse et ce qui suscite sans doute la curiosité des metteurs en scène à son égard : une tragédie au sens large transposée dans un milieu modeste, avec des personnages tirés de la vie de tous les jours, une pièce qui exploite dès lors les codes de l’écriture réaliste, mais aussi les ressorts de l’absurde dans leur acception esthétique. Il en émane une tristesse infinie fascinante qui séduit les spectateurs par une curieuse propension à l’humour.

 

      L’action repose sur la succession de tableaux reliés par l’omniprésence d’un médecin-narrateur : celui-ci présente l’histoire de la famille M comme un souvenir pesant inscrit dans sa carrière de spécialiste de maladies tropicales amené à exercer en tant que généraliste et ce, moins pour « guérir » ses patients que pour les « soigner », c’est-à-dire se mettre davantage à leur écoute et leur donner des conseils. Si son statut tend à cautionner la véracité de son témoignage, il construit tout aussi un lien dynamique avec les spectateurs auxquels il s’adresse au début et à la fin, alors qu’il se positionne autrement comme le témoin des faits déroulés en intervenant généralement dans l’action observée de façon indirecte. Malgré toute la détresse atténuée par des effets de comique qui émane de cette action, il fait preuve de bienveillance en portant sans amertume un regard chaleureux et compatissant, ce qui entraîne une étrange tension aussi bien entre le déroulement épique des faits relatés sous forme de tableaux et le récit de souvenir qu’entre sa réception de ces faits douloureux et celle des spectateurs. Ce n’est pas tant la singularité du précédé qui séduit que sa mise en place délicate dans l’engendrement des émotions : ce procédé œuvre en particulier dans l’exploitation de l’absurde épuré de sa dimension parodique au profit des émotions qui piquent les sensibilités.

      La scénographie, mise en œuvre par Pierre Mengelle et Édouard Dossetto, nous introduit dans le salon de la famille M, mais l’action déborde ce cadre en se déroulant, pour les tableaux situés à l’extérieur, sur les escaliers de la salle en gradin, ce qui rapproche les spectateurs et les personnages. La scène est organisée autour d’une table carrée placée au centre, autour de laquelle gravitent les personnages en mal de communiquer et de vivre ensemble : quand ils se retrouvent, c’est certes pour causer, parfois bien à contrecœur, mais sans parvenir à se poser réellement. Un canapé deux places installé à jardin, de dos à la salle, fait face à un grand poste de télévision connecté à une caméra portative utilisée çà et là pour projeter en direct ce qui se passe et pour entraîner un curieux effet de mise en abîme, en plus de celui qui relève de la présence du médecin. Enfin, deux lits superposés se trouvent placés à cour, séparés du salon par une paroi imaginaire, ce qui permet çà et là de parler d’un tiers paradoxalement à la fois absent et présent. Cette scénographie en apparence réaliste — les costumes contemporains, quant à eux, évoquent les jeunes d’aujourd’hui, à l’exception du père, issus de milieux modestes — sert efficacement le déroulement de l’action tout en contribuant à provoquer un sentiment de mal-être et d’étrangeté en résonance avec des scènes empreintes d’absurde.

 

      L’action scénique tient à l’entrelacement des tableaux relativement courts de tonalités variées comme à l’alternance de scènes d’extérieur et de scène d’intérieur. Si certains semblent faire avancer l’action, d’autres montrent l’enlisement de la famille dans un quotidien répétitif. Les uns entraînent des rebondissements en apparence insignifiants, liés en particulier à Fulvio et Fabrizio qui courent après l’une des deux sœurs ; les seconds intègrent le plus souvent l’absurde tel que cette plaisante recherche des chaussures égarées par le vieux père en perte de repères. Les uns et les autres s’enchevêtrent avec une consistance grandissante pour donner forme à une action entraînante qui semble pourtant avancer par à-coup. Ce sont le père Luigi, sa fille Marta et son fils Gianni qui tirent le ménage vers un statisme morne relevé par de grinçants effets de comique et contré par l’intrusion de Fulvio et Fabrizio.

      Daniel Berlioux, dans le rôle de Luigi, crée un drôle de père excentrique tout en laissant habilement planer un doute sur sa santé mentale. Marie Benati et Guillaume Villiers-Moriamé apparaissent dans ceux de Marta et de Gianni aux caractères opposés : elle, avec un air de souffrance, par un machinal sens de responsabilité et lui, à cause d’une immaturité gamine, par une irresponsabilité débordante. La seconde sœur, Marie, incarnée par Léna Allibert avec une allure taciturne, semble le plus se chercher et se remettre en question, ce qui conduit à un quiproquo amoureux et par-là à une dispute entre son copain Fulvio créé avec un air d’excès de confiance par Alex Dey et son prétendant Fabrizio qu’incarne Taddéo Ravassard avec un romantisme refoulé. Gaspard Baumhauer apparaît, quant à lui, dans le rôle du charmant docteur.

      La Maladie de la Famille M de Fausto Paravidino, montée par la Cie Nuit Orange, à l’affiche au Studio Hébertot, est une pièce singulière fondée sur un heureux mélange de genres et de registres : les comédiens de la troupe s’emparent de la création de leurs personnages avec justesse, avec une certaine sobriété dans le jeu, en les rapprochant ainsi davantage des spectateurs émus.