Archives de catégorie : 02- Saison 2019/20

Voici les critiques des pièces de théâtre de la saison 2019/20 sauf celles données à la Comédie-Française et à Odéon classées dans deux catégories spécifiques.

Odéon : Nous pour un moment

      Nous pour un moment est une pièce d’un auteur norvégien, Arne Lygre, mise en scène par Stéphane Braunschweig à Odéon-Théâtre de l’Europe (>).

     Cette rencontre sur scène entre les deux hommes de théâtre est un moment exquis, passé dans l’intimité des comédiens qui laissent entrevoir aux spectateurs le dessous paradoxal des relations humaines et ce, dans une mise en scène sobre mais plastique. Cette sobriété se lit d’emblée dans la création de l’espace scénique qui évolue au cours de l’action grâce à un plateau tournant permettant de varier quelques morceaux de mobilier. Ainsi, deux parois blanches, disposées en angle droit, resserrent l’espace de jeu dans un triangle ouvert vers la salle, ce qui met les personnages dans un tête-à-tête troublant face aux spectateurs. Dans un premier temps, le mobilier minimaliste se réduit à cinq chaises en métal, qui font penser à une salle d’attente. Le sol noir, contrastant avec la blancheur des parois et du mobilier, est recouvert d’une couche d’eau de quelques centimètres dans laquelle vont patauger les comédiens tout au long de l’action. La blancheur, se changeant parfois en bleu vert, l’aspect sombre de la surface aquatique et la nudité froide du mobilier suggèrent le milieu médical, sinon la morgue, où les comédiens vont disséquer ce qui reste habituellement à fleur de notre conscience, ce que nous pensons ou sentons souvent sans le révéler aux autres. La froideur déroutante que suscite le sentiment d’une étrange pureté et qu’exhale ainsi l’espace de jeu, éveille néanmoins la curiosité voyeuriste du spectateur, intrigué dès la première scène par les tensions qui ressortent des révélations absurdes. Cette froideur qui renferme quelque chose de fascinant neutralise de manière efficace l’impossible illusion théâtrale : le spectateur sait avec certitude qu’il assiste au dévoilement de ce qui lui échappe habituellement dans le moment où il se trouve confronté à autrui ― la pensée de l’autre sur lui-même.

Scénographie de Nous pour un moment, Odéon, 2019.

      Quelle est l’action de Nous pour un moment ? Ce n’est pas une histoire cohérente organisée autour du parcours linéaire d’un héros. Si linéarité il y a, elle se lit dans la succession de plusieurs histoires qui s’enchaînent les unes à la suite des autres, à la faveur de rencontres parfois inopinées : une rencontre amoureuse d’une femme qui finit par se noyer parce que laissée sans secours de son amant qui s’en va énervé. Ces enchaînements libres sont par endroits gênants dans la mesure où un personnage peut devenir un autre au cours d’une même scène, comme la femme noyée qui se transforme après sa mort en son mari endeuillé, sans aucun autre indice matériel que le discours tenu par la comédienne. Le mari rappelle un ami qui rencontre un homme inconnu et ainsi de suite. La rencontre, quelle qu’elle soit, est l’élément qui structure l’action.

Dans cette pièce, quand un acteur devient sous nos yeux un autre personnage, il n’y a pas seulement un effet de bascule dans une autre identité, mais l’obligation qui nous est faite, à nous spectateurs, de nous déprendre du personnage précédent, qui est porté par le même corps que nous avons encore sous les yeux. C’est comme si l’écriture créait un dispositif de séparation, comme si cette séparation ou cette déprise étaient inscrites dans la structure de la pièce. Nous pour un moment, c’est aussi nous spectateurs, pour un moment seulement, avec le personnage.
Stéphane Braunschweig, Nous pour un moment, Odéon, 2019.
 

      Ce qui peut le plus troubler le spectateur, c’est à la fois la mise en récit et la mise en jeu des histoires successives par rapport auxquelles les personnages prennent de la distance avec une lucidité perverse. Les personnages font en effet comme s’ils évoquaient, dans un entre-deux-temps, leur passé sans le juger mais en l’enrichissant par un regard a posteriori : l’artificialité de telles situations dramatiques est soulignée par les répliques régulièrement ponctuées par « ai-je dit » comme dans une écriture romanesque. Les personnages sont alors les premiers spectateurs des séquences choisies de leur vie qui se construit à la surface des rapports aux autres, rendus absurdement transparents. C’est parce qu’ils rapportent non seulement ce qu’ils ont dit dans une telle situation, mais aussi ce qu’ils sont censés avoir pensé de celui ou celle qu’ils ont en face. Cette démarche, à la fois narrative et dramatique ― tout se passe sur un plateau où les dialogues sont théâtralisés ―, se trouve mise en place de manière comique dans la première scène, où deux femmes se racontent leur première rencontre : si l’une dit qu’elle était jalouse de l’autre, celle-ci déclare à la première qu’elle la croyait bête. Mais ce rire spontané s’entrave peu à peu jusqu’à s’effacer, au fur et à mesure que les relations entre les personnages deviennent plus tendues et plus conflictuelles, révélant la profonde solitude dans laquelle ils sont désespérément enfermés. La dernière scène, celle d’une femme qui se transforme en son propre agresseur, qui marche péniblement dans l’eau en criant son effroi, en est un exemple sidérant et sublimé par une scène dépouillée de tout décor.

Quand j’ai commencé à travailler sur Nous pour un moment, […], j’ai eu cette idée d’un voyage à travers beaucoup de personnages différents, avec des noms de personnages tels que “Une personne”, “Un.e ami.e”, “Une connaissance”, “Un.e inconnu.e”, “Un ennemi.e”, où ils ont tous, les uns avec les autres, le niveau relationnel spécifique qui est impliqué par leur nom. Qu’est-ce qu’un.e ami.e, ou un.e inconnu.e, ou un.e ennemi.e ? Et qui pourrait correspondre à cette description à tel moment donné ? J’ai donc choisi d’utiliser les personnages d’une manière qui est essentielle pour la structure de la pièce ou pour certains éléments formels qu’elle contient.
Arne Lygre, Programme de Nous pour un moment, Odéon, 2019.
 

      S’ils changent de costumes, sept comédiens réapparaissent alors sur scène pour endosser de nouveaux rôles : les personnages ne se définissent que par les relations qu’ils entretiennent avec les autres et par leur vécu tiré de la vie quotidienne. Elles sont explicitement signifiées par leur projection sur une des parois à chaque entrée du comédien : un ami, un ennemi, une inconnue, une connaissance, etc. Si les personnages accèdent à une certaine identité superficielle, c’est essentiellement une identité scénique éphémère parce qu’elle se matérialise par la teneur du discours, le costume et la stature du comédien. La recherche de la neutralité, malgré des connotations possibles, semble donc évidente. Cette neutralité, liée à la mise à distance, doit sans doute permettre au spectateur de se projeter dans les relations épurées au maximum pour interroger de façon troublante son propre moi.

      Fidèle à sa pratique d’une esthétique de sobriété, Stéphane Braunschweig réussit à créer, avec Nous pour un moment, aux Ateliers Berthier au théâtre de l’Odéon, une mise en scène remarquable avec des comédiens qui défendent brillamment leurs rôles. L’expérience théâtrale atteint ici la part cachée de l’intimité du spectateur en lui mettant sous les yeux les révélations absurdes mais en même temps si vraies de son moi, qu’il sort de la salle quelque peu étourdi.

Célestins (Lyon) : La Vie de Galilée

      La Vie de Galilée est une pièce de Bertolt Brecht, mise en scène par Claudia Stavisky au théâtre des Célestins à Lyon (>), avec Philippe Torreton dans le rôle-titre.

      Comme l’annonce son titre, La Vie de Galilée représente la vie du célèbre astronome ayant vécu au tournant des XVIe et XVIIe siècles. Les moments clés qui composent l’action de la pièce soulignent d’emblée la posture philosophique du savant enthousiasmé par la recherche de la vérité mais qui se trouve fâcheusement confronté aux contraintes qu’imposent les dogmes de l’Église. C’est que ses découvertes en matière d’astronomie risquent d’ébranler les représentations traditionnelles du monde qui placent à son centre le Saint-Siège. S’il s’était avéré que le nouveau système solaire proposé par Galilée était vrai, l’Écriture aurait menti ou sa parole ne serait pas venue de Dieu lui-même. Les conséquences idéologiques et politiques posées sont majeures tant pour l’Église que pour la chrétienté. Toute l’attention est alors portée sur les démarches de Galilée coincé entre l’honnêteté scientifique et la pression exercée par le clergé. Une mise en scène de La Vie de Galilée requiert ainsi pour ce rôle un comédien à la fois dominant et humain, capable de souligner aussi bien l’enthousiasme que le désenchantement, que peut vivre un savant obligé de se taire ou d’exposer sa vie à la torture. Si Hervé Pierre brille dans le rôle de Galilée à la Comédie-Française où la pièce a été montée par Éric Ruf au printemps dernier, l’on peut en dire autant de Philippe Torreton dans la mise en scène de Claudia Stavisky présentée au théâtre des Célestins.

Si, selon Claudia Stavisky, « La Vie de Galilée nous plonge dans l’ultra-contemporain », c’est qu’“aujourd’hui, aucun grand de ce monde ne doute sérieusement, en son for intérieur, de la réalité du dérèglement climatique et de l’impact qu’a l’homme sur son environnement. Le problème, c’est la vision « à courte vue » de tous ces hommes de pouvoir qui doivent, comme les ecclésiastiques du XVIIe siècle, faire face à un paradoxe : conserver leurs privilèges tout en actant le changement inéluctable de notre société. C’est ce paradoxe que j’ai envie d’explorer en m’emparant de La Vie de Galilée. »
Entretien avec Claudia Stavisky,
Programme de La Vie de Galilée, Théâtre des Célestins (2019).
 

      Autant le personnage de Galilée est passionné par la science, autant il aime la bonne chère et le confort : et c’est précisément cette double passion qui pose la difficulté dans la création plastique du personnage, comme dans la construction ambiguë de la figure du « héros ». Grâce à son charisme, à la maîtrise des inflexions puissantes de sa voix et au maintien de ses gestes expressifs, Philippe Torreton séduit les spectateurs présents dans la salle et qui se laissent aisément entraîner dans cette course effrénée de la lutte pour le droit de dire la vérité. Comme le souligne Galilée, cette recherche de la vérité poursuit, dans son esprit, un objectif précis : aider l’humanité à progresser sur le plan matériel, mais aussi à s’améliorer moralement. Philippe Torreton doit ainsi dépasser le fol enthousiasme d’un savant passionné pour arriver à rendre le spectateur sensible au discours et au combat de la science. Cette émotion, il la transmet le mieux au moment où Galilée répond avec véhémence aux propos très touchants du moine bien-pensant (Gabin Bastard) pour lequel la représentation du monde organisée autour de l’entrée dans le paradis est nécessaire pour donner sens à l’existence du pauvre. Or, Galilée démontre magistralement que les hommes au pouvoir, que ce pouvoir soit séculier ou ecclésiastique, ont des intérêts économique et politique à garder inchangé l’ordre fondé sur la tradition. C’est sans doute à ce moment-là que Philippe Torreton gagne l’adhésion des spectateurs pour son personnage, conférant aux recherches de Galilée une profondeur humaniste. Il leur permet de se mettre dans la peau de l’astronome afin de leur faire comprendre sa rétractation discutable et sa peur toute humaine devant la torture. Le comédien parvient donc à créer un personnage particulièrement touchant.

      Ce n’est pas le hasard si la vérité est souvent métaphoriquement associée à la lumière qui traverse l’obscurité pour éclairer ce qui était caché à l’œil : la vérité doit, elle aussi, traverser les ténèbres en perçant les plis épais de l’obscurantisme et des intérêts particuliers. Aussi bien la scène se trouve-t-elle plongée, durant la plus grande partie de la représentation, dans la pénombre, jouant avec les effets de lumière et de sa rare intensité en fonction de l’espoir et du désespoir de Galilée de parvenir à diffuser et à faire reconnaître la nouvelle conception du système solaire. Lorsqu’il présente, à Venise, la nouvelle lunette améliorée qui permet d’observer tant les turpitudes des voisins que les mouvements cachés des planètes, les portes coulissantes installées sur le plateau s’ouvrent sur la projection lumineuse de la mer agitée. Est-il possible de voir dans cet arrière-fond contrastif la promesse d’un bouleversement épistémologique relatif aux découvertes de Galilée, même relégué à une époque postérieure ? Cette lueur d’espoir est cependant, pour le moment, de courte durée parce que les prélats et le doge de la République de Venise refusent de regarder par la lunette pour ne pas mettre en danger les dogmes d’Aristote et de l’Église qu’ils défendent becs et ongles. La vérité scientifique se trouve ainsi happée par ceux qui disposent du pouvoir de la tenir secrète comme le suggère peut-être l’image que l’on peut distinguer sur les portes rouillées : celle des buissons piquants dont s’échappent quelques petits oiseaux, entravant l’envol des grands, celui de Galilée qui ne parviendra pas à s’émanciper des bras mortifères de l’Église. C’est ainsi que s’impose à l’esprit du spectateur la croix chrétienne, fortement illuminée, placée en haut de la scène, lorsque les hommes les plus influents resserrent les rênes pour tenir la vérité cachée sous le verrou du Vatican.

      Même si la mise en scène bien ancrée dans la recherche d’un pittoresque historique ne le suggère pas, le cas de Galilée résonne avec d’autres époques et d’autres savants similaires. Le théâtre de Brecht aspire à montrer plus qu’une simple restitution de l’histoire, il interroge l’humanité dans toute son épaisseur spatio-temporelle. La Vie de Galilée montée par Claudia Stavisky aux Célestins n’est pas une création originale qui marque les pratiques théâtrales et qui exploite jusqu’au bout les possibles et les dessous d’un texte extrêmement riche. Elle en propose néanmoins une lecture convenable avec les comédiens convaincants dans leurs rôles qui, pendant presque trois heures, font ressentir aux spectateurs le vertige d’un ébranlement existentiel.

Bande-annonce de La Vie de Galilée par Claudia Stavisky, Théâtre des Célestins de Lyon.

Odéon : Les Mille et Une Nuits

      Les Mille et Une Nuits sont une adaptation des célèbres contes de Shéhérazade par Guillaume Vincent : la pièce est donnée à Odéon-Théâtre de l’Europe (>).

      Guillaume Vincent a créé une mise en scène étonnante aux choix dramaturgiques discutables fondés sur une esthétique de contraste. Dès l’entrée dans la salle dorée aux fauteuils rouges, et ce jusqu’à la fin de la représentation, le spectateur ne sait en réalité à quoi s’attendre : il découvre les décors aux couleurs froides, partiellement recouverts de paillettes bigarrées, collées aux cordes accrochées aux murs d’un palais, murs qui représentent les intérieurs très hétérogènes de plusieurs pièces probablement. Et dans ces décors mêmes trônent déjà quatre mariées, vêtues de robes blanches, aux regards hallucinés, qui vont sortir à tour de rôle par les portes du milieu à deux battants qui s’ouvrent et se referment violemment, alors que d’autres mariées leur succèdent au fur et à mesure pour se remplacer les unes les autres. On comprend rapidement que ce défilé angoissant et interminable doit représenter les victimes du sultan Shahryar qui les déflore durant la nuit pour les tuer à l’aube : le sang déversé sur l’escalier de la porte du milieu confirme cette hypothèse d’horreur. Ce n’est qu’après un long doute tant soit peu gênant sur la nature du spectacle que ce défilé étrange s’arrête enfin pour céder la place à des dialogues et à un jeu plus traditionnels. Si l’on a l’impression d’aller assister à un spectacle, plastique et sans parole, plongé dans une ambiance oppressante propre à un thriller, on en est rapidement détrompé parce que les comédiens représentent ensuite l’histoire cadre de l’infidélité de l’épouse de Shahryar qui conduit celui-ci à la barbarie mentionnée. Quand c’est son tour de passer par les chambres du sultan, Shéhérazade fait le pari de mettre fin à ce carnage, pari bien connu qui tient à la narration des histoires dont le sel et le piquant lui sauvent la vie parce que Shahryar séduit par son talent la laisse lui en conter des nouvelles. Dans la création des Mille et Une Nuits de Guillaume Vincent, plusieurs histoires s’imbriquent pour former ainsi un spectacle composite.

Les Mille et Une Nuits par Guillaume Vincent, Odéon-Théâtre de l’Europe

      Ce qui peut surprendre le spectateur jusqu’à le mettre mal à l’aise, c’est un mélange plastique de registres différents. Chaque histoire montrée ou racontée renferme une tonalité particulière, relative à son origine spatio-temporelle, ses personnages, sa teneur et le but recherché. Les Mille et Une Nuits de Guillaume Vincent ballotent les spectateurs à travers des univers disparates qui s’enchaînent ou s’imbriquent les uns dans les autres par le biais du fil conducteur qui tient à l’art de conter de Shéhérazade déterminée à guérir le sultan. Ces univers sont aussi éloignés que le conte merveilleux, parfois grivois, et l’époque contemporaine évoquant la France de nos jours. Certaines transpositions scéniques sont clairement imaginaires et amusent le spectateur par leur côté entièrement déjanté ; d’autres semblent au contraire parfaitement réalistes et vont jusqu’à l’émouvoir. Il ne semble pas qu’une règle quelconque préexiste pour organiser ce brassage de cultures et de registres si ce n’est le libre cours donné à l’imagination débordante du metteur scène.

Est-ce que les contes retenus ont un point commun ?
Guillaume Vincent. — Commun, je ne sais pas. Une fois encore, je n’ai pas attaqué le chantier en essayant de remplir un programme. C’est comme pour les Métamorphoses : un matériau vaste et riche, devant lequel on sent intuitivement qu’on aura de quoi faire, qu’on trouvera son bonheur. On dialogue avec ce matériau, et peu à peu les idées se précisent, les lignes se dessinent. Il ne s’agissait pas de se conformer à une thématique. Ce qui m’a guidé dans mes choix, c’est plutôt le potentiel théâtral. D’autres contes étaient évidemment magnifiques, mais trop complexes à adapter.
Programme de Mille et Une Nuits (Guillaume Vincent),
Odéon-Théâtre de l’Europe, 2019, p. 6-7.
 

      La plus emblématique parmi les histoires orientales retenues est sans doute celle du portefaix et de ses trois hôtesses qui réserve au spectateur des moments on ne peut plus sensuels, dès lors que les trois hôtesses se déshabillent entièrement, l’une après l’autre, en demandant au portefaix désarçonné de deviner les noms de leurs sexes respectifs. Il est cependant dommage que le jogging bleu du portefaix et les décors fades transforment cette scène érotico-galante en une farce sensuelle assez vile : le plaisir du corps féminin et de la virtuosité verbale se trouve compromis par un décalage spatio-temporel ; en plus, l’arrivée de trois hommes habillés de costumes modernes et les kalachnikovs avec lesquelles les trois dames veulent se défendre produisent un effet de contraste fâcheux. Guillaume Vincent a néanmoins eu l’excellente idée d’enchâsser dans l’histoire du portefaix les trois hommes liés par le malheur qui, à leur tour, doivent raconter leur propre histoire aux trois hôtesses pour sauver leur vie. On devine aisément l’effet de miroir par rapport à la situation cadre de Shéhérazade. Dès lors que la jonction entre deux histoires repose sur une accroche thématique, le spectacle peut ainsi aisément continuer à en enchâsser de nouvelles.

      Tout contrastif qu’il est dans son ensemble, cet enchâssement de récits, d’univers, d’époques et de tonalités ― que le spectateur doit se résigner à accepter ― conduit peut-être de manière plus naturelle, bien que toujours forcée, à leur profusion aléatoire. On pense en particulier à l’introduction de l’histoire d’Aziz et Aziza transposée en France de nos jours dans une tonalité extrêmement pathétique. La réutilisation des mêmes comédiens sème, d’autre part, un doute sur la rupture ou la continuité du même conte. Le seul élément rassurant qui sert de repère tient ainsi à la convergence des histoires disparates vers Shéhérazade qui réapparaît çà et là pour rappeler aux spectateurs la situation cadre de la représentation et la mise en abîme de son montage narratif, convergence structurelle dont le point d’aboutissement est un dénouement heureux. Comme le rappelle Guillaume Vincent, la fiction est « capable d’arrêter la barbarie », ce qui est précisément le cas de Shéhérazade qui finit par obtenir sa grâce.

SCHÉHÉRAZADE. — Console-toi, arrête de pleurer, (elle se tourne vers sa sœur) il en sera comme je l’ai décidé. (Dunyâzad monte sur scène à jardin, elles se rejoignent au centre) Dunyâzad, ma sœur, viens, écoute : lors de ma nuit de noces, je pleurerai après toi et demanderai à te faire mes adieux. Tu arriveras, le roi me prendra, et quand il aura fini la chose, tu me demanderas : « Ma sœur, raconte-moi une histoire merveilleuse qui nous fasse passer la nuit agréablement. » Alors moi je te raconterai des contes qui seront la cause de notre salut et délivreront notre pays du tyran.
Les Mille et Une Nuits, trad. J.-C. Mardrus
 

       Comme le recueil de contes orientaux que tout le monde connaît de la traduction édulcorée d’Antoine Galland, Les Mille et Une Nuits font d’emblée penser aux sérails, aux califes, aux eunuques, aux tapis volants, bref, à cet Orient merveilleux inextricablement lié à la galanterie érotique. Or, Guillaume Vincent, dans sa réécriture personnelle faite d’après la traduction plus fidèle de Mardrus, bannit de sa mise en scène tout pittoresque oriental : le spectateur n’y retrouve que des schémas d’une dizaine de contes plus ou moins connus qui mêlent étrangement les époques et les registres. Si cette mise en scène peut gagner les faveurs du public, ce sera sans doute grâce à l’excellent jeu de tous les comédiens.

TNP (Villeurbanne) : Hippolyte de Garnier

      Hippolyte (1573) est une tragédie de Robert Garnier (1545-1590), mise en scène par Christian Schiaretti au TNP de Villeurbanne (>).

« Ce n’est plus vous, mon cœur, ce n’est plus Hippolyte :
Las ! avecques sa vie est sa beauté destruite. »

      La pièce de Robert Garnier (1545-1590) est depuis longtemps tombée dans l’oubli, et si on la redécouvre aujourd’hui au TNP, c’est sans doute parce qu’elle se trouve inscrite au programme de l’agrégation 2020 de Lettres Modernes et Classiques. Elle raconte une histoire mythique, reprise maintes fois par de nombreux dramaturges depuis l’Antiquité : l’amour de Phèdre pour son beau-fils Hippolyte, considéré comme incestueux depuis Sénèque. Salué par ses contemporains, Garnier s’empare de ce sujet pour relever le théâtre français selon le programme de la Pléiade défini dans la Défense et Illustration de la langue françoyse de Du Bellay (1549). Il s’agit d’un texte composé au moment de l’éclosion du théâtre tragique français qui ne connut pas un grand succès auprès du public séduit davantage par les intrigues amoureuses et romanesques propres à la tragi-comédie.

      Le metteur en scène qui aspire à monter une tragédie du XVIe siècle est nécessairement confronté à un faisceau de choix dramaturgiques qui se posent chaque fois que l’on crée une pièce ancienne, dans la mesure où celle-ci est désormais destinée au spectateur du XXIe siècle dont les attentes ont considérablement évolué depuis lors. Il serait vain de chercher à s’en sortir avec une soi-disant « reconstruction historique » : d’une part, peu jouée à son époque, Hippolyte de Garnier ne bénéficia d’aucune création « officielle » à la Comédie-Française comme ce fut le cas des tragédies créées dans le dernier quart du XVIIe et durant tout le XVIIIe siècle et, d’autre part, on dispose de peu d’informations sur les représentations théâtrales tant sur le plan matériel qu’au niveau du jeu et de la déclamation ; l’on sait sûrement que la dramaturgie d’époque était fondée sur la recherche de l’effet. Les choix à faire sont donc complexes, allant au-delà d’une impossible modernisation de la langue à cause de l’alexandrin qui nécessite le respect scrupuleux du mètre. Si les comédiens vont appliquer au texte la prononciation actuelle, il reste tout le vocabulaire et la syntaxe qui peuvent déstabiliser le public peu au fait de l’état de la langue du XVIe siècle. Christian Schiaretti, quant à lui, fait néanmoins des choix dramaturgiques qui doivent laisser perplexe tout type de spectateurs.

On ne monte pas ou très peu le théâtre du XVIe siècle, d’ailleurs on ne le lit pas non plus, à peine on l’enseigne. Nos lunettes sont classiques. Déjà nous dédaignons Corneille et ignorons les baroques. Alors pensez ce XVIe siècle s’ouvrant sur les promesses d’une aube grecque renouvelée et s’achevant dans les fureurs complexes des guerres de Religion ! Il faut un Dumas pour nous en révéler l’attrait par un contour littéraire ; et La Reine Margot nous le suggère bien plus que Porcie, Marc-Antoine, Antigone, Hippolyte ou La Troade, œuvres majeures du siècle mais renvoyées à l’opacité de leur langue.
Christian Schiaretti,
Programme d’Hippolyte de Garnier et de Phèdre de Racine (2019),
texte écrit pour la création Hippolyte/ La Troade (2009)
 

      Le grand plateau de la salle Roger Planchon reste dégagé tout au long de l’action, ce qui aurait permis de mettre en valeur le texte dans sa beauté tant soit peu crue ainsi que le jeu des comédiens si celui-ci n’était pas décevant. À la suite d’un énorme coup de tonnerre s’ouvre, au sol, un trou conséquent, légèrement décentré vers le côté gauche de la scène. C’est par-là que monte Égée sorti du Royaume des morts pour évoquer des malheurs qui vont accabler les héros, pour se plaindre de la conduite de Thésée et pour mettre en garde Hippolyte. Habillé d’un costume étrange représentant les muscles d’un homme aux yeux démesurés qui sortent du crâne, Égée s’acquitte plutôt bien de son numéro, réussissant à instaurer une ambiance d’horreur, qui est ensuite neutralisée par le jeu comique que l’on observe avec étonnement dans les mouvements et les intonations d’Hippolyte, de Phèdre et de la Nourrice

      Hippolyte ne fait en effet penser à rien de moins qu’un Scaramouche à venir au siècle suivant. Et plus on avance dans l’action, plus on s’attend à ce que le comédien sorte la future tirade du nez de Cyrano. La situation la plus embarrassante dans ce mélange improbable de registres ressort sans doute au moment où Hippolyte enlève sa chemise et crache sur ses bottes pour les faire briller. Si la plus drôle n’est pas cette scène impensable, on conviendra que c’est celle où il fait l’éloge de la vie retirée dans la nature et où ses serviteurs l’habillent de magnifiques vêtements à la mode au XVIe siècle. Le cas échéant, un spectateur désarçonné peut indiquer cette scène où Hippolyte se met à courir comme un forcené après avoir subi l’aveu scandaleux de Phèdre. On ne reconnaît ainsi, dans le jeu du comédien qui se démène à incarner le personnage d’Hippolyte de la tragédie de Garnier, rien du jeune homme orgueilleux, fort de sa haine des femmes et de la société.

      Phèdre, quant à elle, est une excellente complice de cet Hippolyte manqué. La comédienne montre par son jeu forcé et peu naturel qu’elle est capable de jouer tout type de rôles, sauf que ses parades ne se produisent pas au bon moment et qu’elles créent un personnage très hétérogène. Quand elle ne hurle pas les malheurs de Phèdre tout en rendant certains sons agressifs et désagréables, elle donne l’impression qu’elle veut lui prêter l’air d’une adolescente gâtée. Le moment le plus drôle dans le jeu tragique de Phèdre est celui où ses convulsions sensuelles doivent persuader le chœur du fait qu’Hippolyte voulait la violer. Ce célèbre duo parmi les personnages tragiques est enfin secondé par la Nourrice qui, de son entrée en scène jusqu’à sa disparition après l’accusation d’Hippolyte par Phèdre, persiste à conserver le registre comique aussi bien dans ses gestes que dans ses intonations criardes, annonçant d’ores et déjà une future Madame Pernelle.

      Pour retrouver la tragédie qu’on croyait aller voir en s’installant dans de confortables sièges rouges, on doit attendre le retour de Thésée du Royaume des morts (IVe acte). Si celui-ci parvient à rehausser cette mise en scène hybride par un jeu plus cohérent et plus approprié, il se voit toutefois obligé de prononcer sa dernière tirade aux pieds des spectateurs assis au premier rang sous une lumière violente qui doit sans doute suggérer un moment de lucidité survenu après le troisième aveu de Phèdre. Cet éclairage contraste fâcheusement avec le reste de l’action plongée dans la pénombre.

      Cette rare mise en scène d’Hippolyte de Garnier paraît ainsi avoir pour but de vouloir brouiller tous les codes du registre tragique et de redonner au public un Hippolyte relooké d’une fraîcheur comique : les spectateurs moins rigides et moins empêtrés de conventions ne se gêneront pas pour rire et rentreront chez eux avec le sentiment de ne pas s’être ennuyés.

Théâtre Montparnasse : Madame Zola

      Créée à la petite salle du Théâtre Montparnasse, Madame Zola est une pièce d’Annick Le Goff, mise en scène par Anouche Setbon, avec Catherine Arditi dans le rôle d’Alexandrine Zola et Pierre Forest dans celui de l’apothicaire Fleury.

      L’action de Madame Zola représente une rencontre fictive entre la femme du célèbre écrivain et un apothicaire de quartier. Cette rencontre singulière donne lieu à plusieurs entrevues entre les deux personnages, entrevues qui structurent l’intrigue de la pièce et qui créent des tensions pour motiver les confidences de plus en plus intimes. Mais c’est le transfert des cendres d’Émile Zola au Panthéon en 1908 qui sert de point de départ à l’action. Comme le dit l’autrice elle-même, il s’agit d’un « bouleversement émotionnel » qui se produit à la suite du « second enterrement », bouleversement propice au besoin de parler, de se confier, de revenir sur le passé et de mettre de l’ordre dans les idées. Peu importe que le cadre soit fictif s’il permet de montrer l’histoire peu connue de cette femme hors du commun qu’était Alexandrine Zola et ce, à travers un texte écrit avec finesse et dans une langue très soignée. Alexandrine Zola aurait vécu à l’ombre de son mari pour le soutenir jusqu’au dernier moment. Mais comme leur mariage était plus grinçant qu’une histoire harmonieuse d’un couple heureux et uni, elle devra se libérer d’un passé pesant pour repenser son rapport à la mémoire d’Émile Zola.


« Après avoir lu, par hasard, la belle biographie d’Evelyne Bloch-Dano sur Alexandrine Zola, j’ai parlé à Catherine Arditi de cette femme injustement méconnue qui, selon moi, méritait de ne pas rester dans l’ombre de son mari et de passer à la lumière. Son caractère généreux et excessif pouvait lui correspondre. Devant son intérêt, je me suis mise au travail… » (Annick Le Goff)


     La démarche esthétique qui conduit Annick Le Goff à transposer l’histoire d’un personnage historique à la scène ne tient pas à un simple enjeu documentaire sur une époque et ses mœurs. Il s’agira toujours d’une transposition partiale transcendée par le point de vue subjectif du dramaturge qui en fait nécessairement une relecture personnelle à l’aune de sa propre culture et selon l’évolution des mentalités. Il ne se contentera pas de réécrire des propos interceptés dans les correspondances ou dans la presse et, si tel était le cas, il sera toujours obligé d’opérer des choix et de resserrer les faits retenus dans une intrigue qui puisse intéresser les spectateurs contemporains. C’est d’autant plus délicat quand il a affaire à un écrivain mondialement connu dont le destin et l’œuvre sont devenus une légende, laquelle relève du patrimoine littéraire intouchable. Cet enjeu mémoriel est suggéré dans la pièce d’Annick Le Goff par le récit de la « panthéonisation » et par les scrupules de Madame Zola de ne révéler rien qui puisse compromettre la mémoire de son mari. Être confronté à l’histoire intime d’un personnage historique, c’est chaque fois frôler le risque de faire des révélations scandaleuses. C’est également contribuer à sa légende parce que l’histoire intime humanise en quelque sorte un héros montré à travers ses défauts. Mais il est ici question de Madame Zola et de sa vie aux côtés d’un homme célèbre, de ses espoirs et de ses sacrifices, du destin d’une femme ayant vécu au sein de la société bourgeoise de la seconde moitié du XIXe siècle. Un compris subtile s’impose donc pour porter à la scène l’histoire d’Alexandrine Zola avec noblesse. Le théâtre la redonne aux spectateurs dans une interprétation à la fois classique et pittoresque de deux comédiens que l’on a le plaisir de voir s’emparer de leurs rôles.

      Quelques décors et accessoires situent l’action dramatique à l’époque où elle eût pu réellement avoir lieu : d’un côté, le bureau derrière lequel Madame Zola s’assoit pour relire ou rédiger une lettre ou appeler son apothicaire avec un appareil d’époque, de l’autre, un canapé marron capitonné sur lequel elle se pose en le recevant et en se faisant soigner avec des potions miracles, qui n’escompteront pas l’effet souhaité. Les costumes correspondent à cette ambiance surannée, que cherchait sans doute à susciter la metteuse en scène avec sa scénographe Oria Puppo. Madame Zola porte une jupe noire brodée et un chemisier blanc aux volants de dentelle, une broche attachée au cou. Si elle représente ce qu’elle devient grâce au mariage avec Zola, l’apparence semble quelque peu trompeuse dans la mesure où le spectateur découvre derrière ce masque conventionnel d’une bourgeoise rigide une femme émancipée dont les origines sont extrêmement modestes : celles d’une orpheline dès l’âge de sept ans et d’une blanchisseuse qu’elle était jusqu’à l’ascension sociale grâce à la liaison que l’écrivain impose à sa famille coûte que coûte. L’apothicaire Fleury, quant à lui, est vêtu d’un pantalon et un gilet foncés à rayures et d’une chemise vert clair, mettant çà et là une veste grise et une écharpe. La scénographie tout à fait classique amène ainsi le spectateur dans un salon bourgeois du début du XXe siècle, éclairé d’une lumière tamisée tirant vers le brun et le rouge, ce qui accentue l’aspect chaleureux de l’appartement, une condition pour se laisser aisément aller aux confidences plus intimes. 

      Au début de l’action dramatique, Madame Zola se retrouve seule dans son appartement pour faire part à son mari défunt de la cérémonie au Panthéon, de ses émotions, de son admiration : elle mène avec lui un dialogue imaginaire propre à constituer une sorte de scène d’exposition qui pose d’emblée le cadre intimiste et la tonalité pathétique sans verser pour autant dans le sentimentalisme. Certains propos relevés par le jeu raffiné de Catherine Arditi suscitent même le rire complice des spectateurs. Et c’est dans le même esprit qu’elle reçoit l’apothicaire dont elle fait petit à petit connaissance et qu’elle est parfois gênée de rappeler pour se procurer des soins. Une certaine raideur mêlée à l’humeur d’une femme vieillissante ne paraît pas sans humour. Comme l’apothicaire ne rentre pas toujours dans les caprices de Madame Zola, leurs désaccords risquent de provoquer une rupture. Mais puisque son besoin de parler est plus fort, Madame Zola finit toujours par le solliciter pour les soins. Elle a ainsi l’occasion de lui parler de son mari écrivain que l’apothicaire connaît vaguement. Elle va jusqu’à lui imposer la lecture des passages de l’œuvre de Zola, ceux qui sont en réalité inspirés de leur propre vie sans que l’apothicaire et le spectateur s’en doutent.

      L’apothicaire, quant à lui, n’est pas un personnage anodin, tel un confident de tragédie classique, parce qu’il renferme sa propre histoire qu’il est amené à révéler, malgré lui, à l’instigation des remarques, parfois peu délicates, de Madame Zola persuadée qu’il trompe sa femme. C’est qu’elle a été elle-même trompée, alors que c’est l’inverse dans le cas de l’apothicaire. Les ennuis conjugaux évoqués par Fleury conduisent Madame Zola à lui faire peu à peu part de ceux qu’elle a eus elle-même et qui sont restés soigneusement cachés au public à cause du scandale que craignait l’écrivain malgré ses mœurs réputées assez libres. Elle apprend à l’apothicaire qu’elle a fini par adopter l’enfant qu’Émile Zola avait eu d’une autre femme. Si elle ne l’a pas quitté, c’était pour le soutenir à des moments charnières de sa carrière politique et littéraire, l’affaire Dreyfus comprise. Elle peut ainsi se demander si, sans elle, il y aurait vraiment eu Émile Zola…

       Malgré un aspect quelque peu démodé de la mise en scène, dont on est  loin de se plaindre après avoir vu la pièce, l’ensemble est parfaitement cohérent et réserve au spectateur une agréable surprise tant par la découverte du personnage historique méconnu que par le jeu subtile des deux comédiens.