Archives de catégorie : 05- Saison 2022/23

Théâtre Darius Milhaud : 1494 jours

1494 jours      1494 jours est une pièce de Pierre-Henri Gayte, donnée entre autres au Théâtre Darius Milhaud (>) dans une mise en scène collective préparée par les comédiens de La Troupe en Chantiers (>). C’est une création contemporaine fondée sur une écriture en puzzle tout à fait réussie. Elle tient en haleine les spectateurs séduits par une histoire d’amour singulière.

      Des histoires d’amour, au théâtre comme au cinéma, il y en a déjà eu beaucoup et il y en aura toujours autant. L’amour est incontestablement un sujet inépuisable dont on ne se lasse jamais, quand il est abordé avec une certaine adresse, que ce soit dans une pièce comique ou tragique. Jamais seul, toujours en rapport avec une foule d’enjeux dramatiques qui conditionnent tant son éclosion que son accomplissement, voire son échec. C’est un sentiment dont l’intérêt est inépuisable précisément parce qu’il nous tend un miroir sensible pour nous parler aussi bien de nous-mêmes que de notre rapport à l’être aimé, pour nous faire rire ou rêver, pour nous soulager dans notre douleur, pour nous émouvoir. La pièce de Pierre-Henri Gayte renferme curieusement tout cela dans une action entraînante tout en dépassant la question du genre qui n’a plus vraiment cours de nos jours : indéfinissable et inclassable, elle mêle avec virtuosité plusieurs registres — comique, burlesque, absurde, mais aussi pathétique et tragique — pour nous raconter avec fougue une drôle d’histoire d’amour émouvante déroulée en 1494 jours.

1494 jours
1492 jours de Pierre-Henry Gayte © Yannick Perrin & Leslie Sima Ye Ndong

      L’histoire de 1494 jours est tout d’abord celle d’une rencontre fortuite, à la fois romanesque et cocasse : celle de Charles et Diana, avec un amusant clin d’œil souligné aux noms princiers de la cour britannique, faite dans un TGV ordinaire vers Strasbourg, où les deux jeunes gens différents de caractère font une fâcheuse connaissance sans se douter que leurs destins vont s’entrelacer inextricablement. Leur aventure amoureuse est d’autant plus rocambolesque que Charles est drôlement étourdi et malhabile et que Diana déborde d’un humour cinglant pénétrant. Leur attirance mutuelle engendre dès lors des situations hautement comiques, relevées à l’occasion par le père franchement conciliant de Charles et la mère cruellement possessive de Diana qui n’arrangent pas les choses pour aider les deux amoureux à surmonter les obstacles. Ce qui rend captivante cette histoire d’amour en apparence assez banale tient précisément au déroulement de l’action par à-coup : avec des anticipations et des retours en arrière emmêlés avec d’étonnantes frictions, de telle sorte que l’action n’évolue de façon linéaire qu’en mettant ingénieusement en miroir des tensions désopilantes et des moments de complicité touchants. Pierre-Henri Gayte instaure ainsi un curieux rapport dialectique entre le rire et l’émotion qui est en fin de compte à l’image du couple et qui fonctionne irrésistiblement.

      La scène, quant à elle, représente un nombre impressionnant de lieux qui correspondent à plusieurs endroits de l’action divisée en tableaux sectionnés et mêlés les uns aux autres comme des cartons de puzzle. Deux sièges côte à côte, installés au milieu de la scène, nous rappellent certes le lieu de la rencontre quasi fatale entre Charles et Diana et ce, d’autant plus astucieusement que l’action nous y ramène à plusieurs reprises à travers de brefs retours en arrière, mais ils constituent également le point de convergence entre deux appartements disposés symétriquement, celui de Charles à jardin et celui de Diana à cour ; ils servent enfin opportunément de décor à d’autres moments. L’aménagement des deux appartements semble ainsi d’autant plus symbolique — des tables avec des chaises sur le devant de la scène et des étagères au fond — que les lieux de l’action ne cessent de défiler à un rythme effréné, qu’il s’agisse d’un guichet de gare, d’une rame de TGV, d’une salle de mariage à Strasbourg, d’une salle de cinéma, d’une chambre d’hôtel à New-York ou de celle d’hôpital. Cette scénographie adroite favorise amplement des changements rapides convoqués parallèlement par une écriture fondée sur le mélange de registres tout en nous promenant ainsi avec une frénésie époustouflante d’un endroit à l’autre. Un grand écran en arrière-plan, en projetant quelques dessins symboliques et en indiquant les jours donnés dans le déroulement de l’histoire, aide certes le spectateur à se repérer dans cet amas de situations aussi hilarantes pour certaines que pittoresques pour d’autres, mais il entraîne et relance tout aussi habilement le suspens. Tout s’imbrique paradoxalement dans une harmonie détonante, les fils se rejoignent sans se relâcher en convergeant vers cette électrisante vie du couple qui est d’un piquant attrayant.

 

      Ce qui est jubilatoire dans le déroulement de l’action, c’est que l’on croit en fin de compte, que l’on y adhère pleinement, à l’étrange complicité vécue entre Charles et Diana, et que l’on compatit sincèrement avec eux lorsqu’ils doivent faire face tant à l’inénarrable belle-mère qu’à d’autres accidents de vie qui mettent douloureusement à l’épreuve leur couple. Certaines situations semblent sans doute volontairement forcées en frôlant le pastiche, le cliché et la caricature, comme la scène de séduction initiale aux confins de l’absurde ou les interventions grotesques de la belle-mère. Mais il y a quelque chose de magnétisant dans l’histoire d’amour fatale de Charles et Diana, quelque chose d’indicible qui transcende curieusement ce comique burlesque pour remuer fortement les spectateurs dans leur sensibilité. C’est enfin le jeu des comédiens qui opère en les entraînant dans un tourbillon d’événements singulièrement entrelacés. Pierre-Henri Gayte s’empare de la création du charismatique et sensible Charles en se glissant dans la peau de son personnage avec un naturel tout à fait convaincant quant à l’expression des sentiments : la véracité avec laquelle il l’incarne, à côté de l’excellente Marion Philippet, nous intéresse intimement au parcours de Charles du début à la fin. Marion Philippet, tout aussi convaincante, crée une Diana séduisante et attachante malgré l’humour et le sens de repartie déroutants propres à son personnage. Michel Charpentier et Nancy Jankowiak, quant à eux, incarnent avec assurance, en plus du père de Charles et de la mère de Diana, plusieurs personnages épisodiques.

      1494 jours de Pierre-Henri Gayte, présentée dans une mise en scène collective, est une création bien réussie qui amuse les spectateurs en les émouvant. J’ai eu un vrai plaisir à suivre l’histoire de Charles et Diana qui m’a séduit en me faisant rire de bon cœur. Quelle savoureuse découverte !

Théâtre Lucernaire : Merteuil

Merteuil      Merteuil est une création originale de Marjorie Frantz présentée dans une mise en scène captivante de Salomé Villiers en mars 2023 au Théâtre Lucernaire (>). Il s’agit avec évidence de la célèbre Marquise de Merteuil des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, amenée sur scène pour rencontrer Cécile de Volanges mariée de Gercourt. C’est l’autrice elle-même et Chloé Berthier qui s’emparent de la création des deux personnages avec une sensibilité mordante.

      Les Liaisons dangereuses est une œuvre fascinante qui passionne ses innombrables lecteurs depuis sa parution en 1782. C’est d’abord un succès de scandale à cause de révélations piquantes considérées par certains comme authentiques mais camouflées derrière des noms d’emprunt. Si le libertinage masculin — libertinage au sens du XVIIIe siècle, appréhendé comme une recherche raffinée de trophées féminins dans le but de surpasser d’autres confrères et de se créer ainsi une réputation supérieure dans le Monde — est généralement plébiscité et reconnu, la position sociale des femmes est beaucoup plus délicate, moins libre et moins confortable que celle des hommes parce que leur réputation est le plus souvent tributaire du respect rigoureux des règles morales qui les relèguent en fin de compte dans le rôle de potiches. C’est contre un tel train de vie social injuste qu’œuvre secrètement la Marquise de Merteuil en le transgressant de fond en comble au préjudice de la prétendue morale comme aux dépens des victimes qu’elle laisse derrière elle. Son raffinement et son intelligence, mis en œuvre par Laclos pour être éprouvés au travers d’un réseau de relations mondaines, séduisent sans conteste, et malgré toute la malice renfermée dans ses actes, par une aisance sulfureuse avec laquelle elle parvient à se jouer des autres au nom de la liberté tacitement réclamée pour les femmes. C’est de ce personnage à l’esprit maléfique que s’empare Marjorie Frantz dans sa pièce écrite avec une finesse remarquable.

      La rencontre imaginée par l’autrice se déroule quinze ans après les faits relatés dans Les Liaisons dangereuses, quinze ans après la mort du vicomte de Valmont évoquée dans un étrange billet qui invite la Marquise de Merteuil à se rendre dans un relais de chasse situé dans une forêt picarde. La mort de Valmont met fin aux correspondances sans que les personnages aient pu s’expliquer sur ce qui s’est passé durant cet été tragique qui les a fatalement séparés. Cécile de Volanges s’est retrouvée séparée de son amoureux, le chevalier Danceny, en risquant de terminer ses jours recluse dans un couvent, tandis que la Marquise de Merteuil a opté pour une retraite subite en se retirant malade en Hollande sans plus réapparaître dans le Monde. Marjorie Frantz imagine, quant à elle, que Cécile de Volanges finit par se marier avec Gercourt et que la Marquise de Merteuil demeure toujours en Hollande. Au moment de la rencontre singulièrement orchestrée par Cécile devenue veuve depuis peu, il ne s’agit pourtant pas tant de revenir sur des faits passés pour se raconter la vie et se réconcilier que de régler une affaire urgente qui préoccupe Cécile de Gercourt. Marjorie Frantz met ainsi en œuvre un dialogue passionnant qui oppose violemment les deux femmes dans un rapport de force dialectique déployé en toute finesse au gré de propos parfois bien acerbes. Salomé Villiers porte ce dialogue à la scène dans une palpitante création de facture classique.

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Merteuil, mise en scène par Salomé Villiers, Théâtre Lucernaire © Cédric Vasnier

      L’aspect classique amené grâce à plusieurs éléments de décor et de costume à caractère historique sert amplement l’action de la pièce dans la mesure où les personnages et la teneur de leurs propos sont bel et bel ceux d’un XVIIIe siècle postrévolutionnaire. Il est moins question d’actualiser une histoire ancienne que de ressusciter deux personnages marquants campés dans leur contexte socio-historique. La scénographie nous transpose dès lors dans un salon de Cécile de Gercourt aménagé avec sobriété dans l’esprit du style Empire, sans ornements superflus et sans fioritures qui nous permettent de le reconnaître avec précision : deux canapés, l’un de couleur rose à jardin, l’autre d’un orange pastel à cour, se trouvent entourés de quelques guéridons typiques qui donnent au salon de Cécile un aspect pittoresque sans excès. Les robes portées par les deux comédiennes ont été confectionnées avec un même clin d’œil historique pour produire un effet de vérité : une robe bleu blanc, accompagnée d’un bandeau bleu clair, pour Cécile, et une jupe en soie or relevée d’un manteau de robe à la française blanc marron pastel aux volants rose foncé, pour Merteuil. Les spectateurs pénètrent avec assurance dans un univers élégamment coloré d’un XVIIIe siècle refondu avec goût dans le style Empire.

      Au service du texte, l’action scénique suit de près les fractures et les tentions qu’il instaure entre les deux personnages et qui rendent leurs échanges attrayants. Si le spectateur se doute bien que l’invitation mystérieuse de Cécile de Gercourt est loin d’être amicale, le texte et son interprétation maintiennent l’effet de surprise du début à la fin en opérant de subtils renversements qui ne représentent pas de simples coups de théâtre placés dans le seul but de relancer l’action. Les deux comédiennes dans les rôles des deux personnages sont en effet amenées aussi bien à s’asséner des coups perfides qui les affectent profondément dans leur sensibilité troublée qu’à faire des aveux douloureux, mais aussi à défendre leurs positions irrévocables et par-là à relancer en sourdine l’impossible débat sur les femmes inspiré de L’Éducation des femmes de Laclos (1783) et de certaines lettres de la Marquise de Merteuil, en particulier la célèbre lettre LXXXI. Elles persuadent les spectateurs, en les tenant de plus en plus en haleine, que rien n’est joué d’avance, que la situation tendue peut se retourner à tout instant contre l’apparent meneur de jeu du moment, que le dernier mot est vraiment pour la fin, même si la Marquise de Merteuil semble logiquement l’emporter en raffinement sur Cécile de Gercourt restée fidèle à ses idées de jeunesse. Chloé Berthier et Marjorie Frantz y parviennent avec une élégante souplesse grâce à une direction d’acteur fondée sur un mouvement scénique dynamique mis en tension par une posture franche et sensible de Cécile de Gercourt qui ne cache pas ses sentiments et un double jeu ambigu de la Marquise de Merteuil dont le trouble et les hésitations ne sont montrés qu’aux spectateurs, ce qui conduit les comédiennes à changer de place avec naturel suivant l’évolution des dispositions émotionnelles de leur personnage.

 

      Chloé Berthier crée une Cécile de Gercourt certes joyeuse et taquine jusqu’au moment où la Marquise ne devine l’identité de celle qui la traque, mais lui donne par la suite un air plus grave et plus inquiet à cause de l’affaire qui la tourmente : la comédienne nous laisse peu à peu découvrir une Cécile restée toujours fragile, traumatisée à jamais par le prétendu viol de Valmont (mais aussi par le mariage infructueux avec un vieux barbon débauché), curieusement attachée à la morale traditionnelle avec cet air d’ingénuité qu’on lui connaît des Liaisons dangereuses. Marjorie Frantz, dans le rôle de la Marquise de Merteuil, nous livre en revanche un personnage outrecuidant intimement convaincu du bien-fondé des convictions résolument subversives défendues avec aplomb au-delà de l’été anecdotique évoqué dans les lettres : désinvolte, cynique, cinglante, sournoisement joviale, sans être platement méprisante, sa Marquise ne manque pourtant pas de montrer une certaine sensibilité contre laquelle elle lutte pour se couler avec plus d’aisance dans son rôle de paria

      Merteuil de Marjorie Frantz est une excellente création qui m’a totalement séduit : le texte très bien écrit tant du point de vue dramaturgique qu’au regard des enjeux narratifs des Liaisons dangereuses et de la dimension philosophique (au sens des Lumières) du traitement du contexte socio-historique, mais aussi le spectacle créé par Salomé Villiers à partir de ce texte, spectacle fluide, entraînant, captivant, avec des effets de surprise extrêmement subtils qui ont métamorphosé une simple curiosité en ravissement.

MAC Créteil – Dans la solitude des champs de coton

dans la solitude des champs de coton mac creteil      Dans la solitude des champs de coton est une pièce énigmatique de Bernard-Marie Koltès, créée pour la première fois par Patrice Chéreau en 1987 au Théâtre Nanterre-Amandiers. En quête d’une impossible interprétation parfaite, celui-ci la redonne peu après dans deux autres mises en scène différentes. C’est dire à quel point le texte de Koltès séduit en résistant à une réalisation scénique définitive. Kristian Frédric s’en est emparé pour une nouvelle création fascinante présentée début mars 2023 à la MAC Créteil, avec Ivan Morane et Xavier Gallais dans les rôles du dealer et du client (>).

      Après l’« écrasante » emprise de Chéreau sur tout le théâtre de Koltès qu’il s’est inlassablement employé à porter à la scène, les pièces de cet auteur incontournable connaissent depuis quelques années un nouveau regain d’intérêt et par-là de nouvelles relectures, ce qui contribue à l’herméneutique de ses textes devenus paradoxalement, en l’espace de ces quelques années, des classiques de la seconde moitié du XXe siècle. Leur écriture poétique et leur disposition dramaturgique sont pourtant loin d’être « classiques » dans la mesure où Koltès reconstruit, en les déconstruisant, dans un univers subversif singulier, les codes d’un théâtre en proie à une profonde crise de représentation du personnage et de l’action. Chacun de ses textes repose étonnamment sur une dramaturgie originale tout en interrogeant avec un effet de vertige ce qui est violent et angoissant dans notre rapport au monde. Dans Dans la solitude des champs de coton, Koltès met en œuvre un dialogue quasi métaphysique entre deux personnages lambda, un dealer et un client, noué à la faveur d’une rencontre à l’origine certes réelle, mais poétisée et transposée dans un univers transcendant autrement imaginaire. Kristian Frédric, quant à lui, explore cet univers en en proposant une relecture scénique saisissante.

Dans la solitude des champs de coton, mise en scène par Kristian Frédric © Soo Lee

      L’anecdote nous apprend, à en croire les témoignages portés par Chéreau sur l’œuvre de Koltès, que Dans la solitude des champs de coton est inspirée d’une rencontre réelle entre un Koltès errant dans un hangar et un dealer new-yorkais voulant vendre. L’action de sa pièce semble ainsi être à la fois le fruit et le reflet d’un simple hasard, de deux trajectoires qui se traversent fortuitement, de deux regards malencontreusement croisés. Si l’un refuse sans vouloir rien prendre, l’autre cherche à le persuader d’acheter. C’est précisément cette rencontre éphémère banale que le dramaturge transpose dans une jouxte oratoire sur la naissance et l’exploitation du désir. Le terme de dealer a certes ici une connotation péjorative par trop transparente avec une coloration illicite clairement située dans l’illégalité, mais la teneur, l’extension et la généralisation des propos vont au-delà de l’anecdotique. L’objet d’un possible échange entre les deux personnages du dialogue n’est en effet jamais désigné, demeurant dans un flou délicat pleinement propice aussi bien à une abstraction métaphysique qu’à un impressionnant travail de poétisation du langage. C’est, par exemple, ce qui permet à Chéreau d’imaginer dans sa seconde mise en scène qu’il pourrait s’agir — non pas d’une drogue mais — d’une drague homosexuelle — ou, le cas échéant, des deux en même temps. Il reste que le dialogue mis en œuvre par Koltès instaure un rapport de force trouble entre les deux personnages confrontés et opposés l’un à l’autre avec une suspicion indépassable. C’est ce rapport de force représentée sous la forme d’une jouxte utopique qu’il s’agit de porter à la scène sans en réduire la tension dialectique à un échange platement anecdotique.

      Kristian Frédric, quant à lui, ne manque pas d’audace dans son interprétation très personnelle du texte de Koltès : il le met à l’épreuve en situant l’action dans un univers dystopique. Sa scénographie sombre, fondée sur le jeu de clair-obscur, dessine un lieu imaginaire truffé de plusieurs symboles qui renvoient à la situation métaphysique et au rapport de force violent instaurés entre les deux personnages : des rails enchevêtrés, à jardin et au milieu de la scène, dans lesquels se trouvent bloquée une chaussure mobile destinée à retenir le client, mènent, entre autres, à un rocher en pente où monte à des moments précis le dealer. Un tas de chaussures placé derrière les rails complète la confection de ce paysage désaffecté ni tout à fait lunaire ni tout à fait industriel. Comme le dialogue entre le client et le dealer qui est à la fois une extrapolation et une excroissance formidables d’une simple rencontre sur le thème du désir, cette scénographie dystopique s’autorise de la même manière à nous transporter dans cet endroit fantasmagorique qui provoque le sentiment de froideur et d’effroi. La dimension inquiétante de ce locus terribils fantasmé est par ailleurs souligné aussi bien par des effets sonores très puissants — des aboiements, des bruits d’effondrement, des échos, mais aussi quelques rares voix humaines — que par l’obscurité de laquelle se détachent les deux figures grâce à des faisceaux de lumière latéral et verticaux qui les mettent en valeur avec un effet de mystère angoissant.

 

      Comme l’action dramatique repose sur un « simple » dialogue, il s’agit, pour le metteur en scène, d’inventer une action scénique suffisamment dynamique, susceptible de suggérer — d’aller au-delà même du texte sans le surinterpréter —, au travers des corps des comédiens, avec une certaine ambiguïté, ce que nous dévoilent leurs propos. Dans la mise en scène de Kristian Frédric, cette action scénique tient au déploiement d’une séduction féroce du client coincé sur le lieu de la rencontre par la chaussure et livré par-là à la merci du dealer qui tourne autour de lui en variant la hauteur et la distance de son regard perçant malicieusement porté sur lui. Si leur rapport de force semble clairement signifié, il s’agit de savoir si le dealer parviendra à persuader ou si le client réussira à s’échapper. Tout se joue entre les deux personnages à travers cette collision certes fortuite, mais qui nous montre toute la brutalité de son caractère malsain parce que sournoisement recherchée et imposée par le dealer. L’action expose ainsi, en le concrétisant avec un effet de déflagration, ce qui se trouve à la lisière des propos voilés dans un langage séduisant empreint de poésie. Tandis que Xavier Gallais dans le rôle du client ne cesse de se débattre en adoptant des postures généralement effrontées mais subtilement nuancées, Ivan Morane crée un dealer dominant aussi bien par la maîtrise des mouvements et des gestes d’un corps raide que celle des inflexions d’une voix posée. Les deux comédiens mettent en vie deux personnages superbes : tandis que l’un donne au sien quelque chose de sauvagement animal, l’autre s’oppose à lui avec un air faussement policé terrible. Leur interprétation puissante nous happe dès leur entrée en scène tout en nous laissant dans une incertitude inquiète de deviner l’issue de leur rencontre frémissante.

      Kristian Frédric met en scène Dans la solitude des champs de coton avec une grande audace, mais qui est tout à fait payante parce que cette brillante pièce de Koltès semble autoriser une relecture dystopique — du moins, Kristian Frédric, ensemble avec Ivan Morane et Xavier Gallais, nous en convainc amplement. Sa création produit un fascinant effet de sidération.

La création de Dans la solitude des champs de coton de Kristian Frédric est reprise dès le 14 mars au Théâtre de la Ville (>).

Théâtre Lucernaire : La Foire de Madrid

la foire de madrid      La Foire de Madrid est une tragi-comédie de Lope de Vega : créée dans une mise en scène entraînante de Ronan Rivière aux Grandes Écuries du Château de Versailles, reprise au théâtre de l’Épée de bois en septembre 2022 (>), elle est remise à l’affiche au théâtre Lucernaire pour une nouvelle série de représentations (>).

      Contemporain de Cervantès, Lope de Vega (1562-1635) compte parmi les dramaturges emblématiques du Siècle d’or espagnol, mais son œuvre reste pour autant peu connu en France : qui est-ce qui se souvient d’avoir vu une pièce de Lope de Vega jouée dans une mise en scène marquante au même titre que d’une pièce de Goldoni ou de Shakespeare ? Si l’univers espagnol nous semble pourtant familier, c’est surtout grâce au déplacement spatio-temporel opéré dans leurs œuvres par les dramaturges français, à commencer par Molière qui n’hésite pas à s’inspirer d’auteurs espagnols pour réécrire Dom Juan, mais aussi concevoir l’intrigue de L’École des femmes. Quant à celle-ci, c’est précisément La Foire de Madrid qui lui aurait donné l’idée de laisser Horace naïvement raconter son histoire d’amour à Arnolphe dont il courtise la future épouse. Nous sommes ainsi d’autant plus reconnaissant à la Cie Voix des plumes de s’être penchée sur une « vieille » tragi-comédie espagnole de la fin du XVIe siècle pour l’avoir portée sur scène dans une création de facture classique, ce qui est loin d’être une facilité. La mise en scène de Ronan Rivière repose en effet sur des choix dramaturgiques et esthétiques assumés qui conditionnent la réception de La Foire de Madrid.

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La Foire de Madrid, mise en scène par Ronan Rivière, 2022 © Pascal Gely

      Cette tragi-comédie de Lope de Vega est fondée sur une série de quiproquos galants relevée d’un dénouement tant soit peu tragique. Claudio, Léandro et Adrian, trois galants liés d’amitié, en quête d’histoires d’amour, se rendent à la foire de Madrid réputée pour être un lieu de rencontre propice à tout type de commerces. Leurs parcours ne sont pas pour autant symétriques dans la mesure où chacun des trois jeunes hommes vit une expérience d’amour différente. Tandis qu’Adrian se fait fâcheusement voler sa bourse destinée à payer le miroir à celle dont il cherche à gagner les faveurs, Claudio prend la relève pour découvrir malencontreusement dans ce laideron protégé par un voile sa propre femme. Léandro, quant à lui, parvient, au travers d’un coup de foudre romanesque, à nouer une relation sincère avec une femme aux couteaux avec un mari jaloux qui la trompe. Cette troisième histoire, celle de Léandro, prend le dessus sur les autres qui la font valoir de façon contrastée. La punition du mari fantasque et la réconciliation inespérée entre un Claudio volage et sa femme âgée, ensemble avec le triomphe de l’amour exalté vécu par Léandro et Violente, donnent à La Foire de Madrid une dimension morale sans être moralisatrice. L’action dramatique repose dès lors sur une irrésistible tension dialectique instaurée entre la recherche de galanteries légères et la quête d’une véritable passion amoureuse. Ronan Rivière tient compte de cette double vision de l’amour pour la transposer subtilement dans la tonalité de l’action scénique.

      La scénographie situe cette action dans un espace ouvert, enserré des deux côtés de la scène par deux bâtiments non symétriques représentés par des parois gris vert, percées de plusieurs ouvertures en guise de portes et de fenêtres. Cet espace symbolique, fermé au fond par un mur qui cache un autre passage, favorise des déplacements spatiaux rapides entre la fameuse foire de Madrid ou un autre lieu de rencontre, la maison de Violente à jardin et celle de Claudio à cour. Ce qui frappe tout en intriguant, c’est le contraste prononcé entre ce gris vert des parois dépouillées et le rouge éclatant qui recouvre le sol, comme si le scénographe voulait par-là signifier que l’ardeur amoureuse qui motive la conduite de tous les personnages, qui les fait fourmiller irrésistiblement d’impatience, qui les picote inlassablement au cœur en les poussant à agir, qu’il s’agisse de l’amour passion ou de l’amour léger, se fraie douloureusement le chemin dans un univers fétide marqué par le gain, l’intérêt et le vice omniprésents. La recherche de ces saisissants contrastes, propre aussi bien à l’esthétique baroque attachée à créer des effets de surprise dramatiques qu’au romantisme fondé sur ceux produits par le mélange de ce qui élève et de ce qui avilit, se confond sur scène, au prix d’une ambiguïté singulière, avec un alliage vertigineux de burlesque feutré et de frénésie amoureuse exaltée.

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La Foire de Madrid, mise en scène par Ronan Rivière, 2022 © Pascal Gely

      L’action scénique s’emploie, sur un rythme endiablé, à mêler des situations hautement comiques à des moments émouvants empreints d’un certain romantisme gracieux, soulignés par des morceaux musicaux de Manuel de Falla interprétés au piano, voire par une chanson élégiaque espagnole, notamment lors des scènes de rencontre amoureuse entre Léandro et Violente. L’action ne connaît que peu de moments de répit, tant les personnages semblent pressés en courant les uns après les autres, comme le montre le défilé d’ouverture déroulé sur une musique rapide typique de cinéma muet. Dès lors que le défi amoureux est lancé, Adrian, Claudio et Léandro n’ont que rarement l’occasion de se laisser aller à des échanges sereins ou à des méditations intimes tenues à l’écart du grand théâtre du monde. L’action est ainsi rapide, entraînante, virevoltante, tourbillonnante, rythmée au gré de situations cocasses relevées de suspens, notamment quand Léandro trouve un confident dans le mari sournois qu’il rend cocu sans le savoir ou quand Violente trouve un refuge chez la femme de Claudio pour y retrouver son amoureux, mais ponctuée précisément par des moments privilégiés pathétiques qui laissent les personnages aussi bien exprimer leur vision de l’amour et du monde que s’aimer dans l’espoir de trouver un apaisement salutaire pour tous. Les comédiens entrent ainsi dans leur rôle avec une fougue captivante qui séduit les spectateurs, créant des personnages contrastés hauts en couleur qui ont pour autant l’air individualisés.

      La création de La Foire de Madrid dans la mise en scène de Ronan Rivière représente une belle découverte de l’univers baroque de Lope de Vega, qui nous est pourtant familier à travers des réécritures et la reprises de procédés comiques faites par les dramaturges français. Classique, mais inventive, efficace, bien huilée, rondement interprétée, à la fois drôle et émouvante, cette jolie création mérite amplement d’être découverte et appréciée.

Théâtre Hébertot : Les Parents terribles

parents terribles      Les Parents terribles , présentée dans une nouvelle mise en scène de Christophe Perton au Théâtre Hébertot (>), est une célèbre pièce de Jean Cocteau, connue grâce à ses nombreuses créations. Il s’agit pour cette fois-ci d’une création fondée sur le texte originel de l’auteur, non censuré par les éditeurs qui font circuler sa version édulcorée. C’est une création sombre mêlant le comique au tragique pour dévoiler avec férocité l’emprise de la famille bourgeoise sur le sort des enfants.

      La pièce de Cocteau ressemble d’une certaine manière, par son intrigue remplie de quiproquos, à une comédie de boulevard, mais elle ne l’est pas tout à fait dans la mesure où elle ne cesse de s’en prendre aux artifices de l’ordre bourgeois, de son mode de fonctionnement et de ses archétypes de pensée sclérosés. Pour ce faire, Cocteau introduit, par exemple, dans l’action la tante Léo qui est une sorte de Flaminia moderne drapée dans les habits d’une vieille fille amoureuse du mari de sa sœur. Cette action se situe même aux antipodes d’une classique comédie d’intrigue bien faite à la Feydeau ou à la Labiche non seulement par son dénouement tragique, mais aussi par l’insertion d’un certain nombre de propos métathéâtraux qui démêlent les codes du genre. Si Léo et Madeleine déclarent chacune à un moment donné que « nous ne sommes pas au théâtre » pour récuser un concours de circonstances trop invraisemblable, c’est au père de famille, Georges, que revient de fustiger le caractère impensable de la situation engendrée et de pointer du doigt l’ironie tragique qui la sous-tend. La pièce de Cocteau est de ce point de vue « trop bien faite » pour interroger aussi bien les rapports au genre décrié de la comédie de boulevard que le « désordre » bourgeois représenté par la pièce.

Les Parents terribles, mise en scène par Christophe Perton, Théâtre Hébertot 2023

      L’histoire des Parents terribles donne volontairement une image forcée des relations malsaines entre parents et enfants au sein de familles (prétendument) bourgeoises. Yvonne, une mère possessive, est maladivement attachée à son fils Michel : elle essaie de se faire passer pour son amie en délaissant son mari Georges. Celui-ci, un inventeur raté, en manque d’affection, finit au prix de mensonges par s’éprendre d’une jeune fille dont il assure le bien-être en toute honnêteté. Madeleine, la jeune fille en question, entretient cependant une relation amoureuse avec le fils de Georges et Yvonne. L’action débute précisément au moment où Michel révèle à ses parents, dans l’intention de se marier avec Madeleine, son histoire d’amour tenue jusqu’alors secrète. Il s’agit d’abord pour les deux parents inquiets d’empêcher le mariage coûte que côte, pour renverser ensuite la donne et sauver Michel qu’ils souhaitent garder auprès d’eux. Si la machination, assistée avec ambiguïté par la tante Léo, ménage des effets de surprise dignes des meilleures comédies de boulevard, comme la rencontre entre Georges et Madeleine autour de laquelle gravite tout le deuxième acte, d’autres situations à grand potentiel comique sont passées sous silence, comme celle du premier acte où Michel découvre à Georges son histoire avec Madeleine tout en lui apprenant que le « vieux » à renvoyer c’est lui-même. Les crispations d’Yvonne et l’embarras de Michel, aussi bien que les manœuvres de Léo, tendent certes à faire rire, mais ce rire se teint vite en noir pour s’empreindre de tragique. Christophe Perton exploite dans sa mise en scène précisément ce rapport féroce entre comique et tragique.

      La scénographie situe l’action sans ambages, suivant les indications du texte, dans la chambre d’Yvonne au premier et au troisième acte, dans le salon de Madeleine au deuxième. Les deux pièces sont matériellement représentées avec des décors réalistes. Schématiquement, la chambre d’Yvonne, aménagée autour d’un grand lit entouré sur les côtés de boiseries sombres avec des placards encastrés, donne sur une grande salle de bain verdâtre installée au fond, séparée pour autant par des portes coulissantes. Le salon de Madeleine, épuré et lumineux par rapport à la chambre d’Yvonne, ne comprend, quant à lui, qu’un grand canapé orange et un grand plateau en bois clair laqué. Visuellement, une pièce sombre et chargée d’objets en désordre, au premier et au dernier acte, s’oppose symboliquement et dialectiquement à une pièce quasi vide, éclatant de lumière et d’ordre — les vêtements de Michel qui y traînent au lever de rideau représentent sans doute l’irruption du désordre bourgeois dans l’ordre d’artisanat (Madeleine travaille dans le métier de reliure). La scénographie de Christophe Perton instaure par-là subrepticement un rapport de force implicite entre les deux univers qui se côtoient mais qui ont du mal à trouver un chemin l’un vers l’autre. Le retour dans la chambre d’Yvonne au troisième acte ainsi que l’admission bien pesée de Madeleine au sein de la famille semblent dès lors traduire la victoire du premier qui absorbe sournoisement le second. Ce quelque chose de pesant et de lourd qui se dégage de l’aspect cafardeux de la chambre d’Yvonne engloutit ainsi fatalement la fraîcheur, l’énergie et la légèreté trouvées par Michel chez Madeleine.

Les Parents terribles, mise en scène par Christophe Perton, Théâtre Hébertot 2023

      L’action scénique impriment aux dialogues une tonalité tragi-comique : plusieurs contretemps et postures font certes rire, mais une ironie mordante ressentie derrière les révélations et les vérités auxquelles sont confrontés Yvonne et Georges en particulier rend ce rire amer, grinçant, malicieux. Elle est subtilement dynamique, déroulée à travers des actes banals qui occupent les personnages en train de parler : les spectateurs voient par exemple Léo essayer des vêtements d’Yvonne qu’elle range en même temps, Yvonne se recoucher dans son lit au gré de son humeur changeant selon les événements qui la mettent drôlement mal à l’aise en la forçant à réagir. C’est ce couple de femmes manipulatrices — Yvonne, inconsciemment, Léo, volontairement — qui dictent l’attitude aux autres personnages tenus sous leur emprise néfaste.

      Charles Berling crée avec assurance un Georges la plupart du temps en apparence indolent, quand sa sérénité résignée ne cède la place à une exaspération virulente face à Madeleine et à Léo. Émile Berling et Lola Créton, dans les rôles de Michel et Madeleine, forment un couple complice : leurs personnages sont ardents et chaleureux quand ils sont confiants en la bienveillance de la famille, mais brisés, abattus, en proie à un désespoir stoïque qui traduit l’intensité de leurs émotions, quand ils sont séparés par les manigances de cette même famille. Maria de Medeiros, quant à elle, incarne la tante Léo en lui donnant certes un certain air de tristesse et de compassion, mais en nous convainquant que l’attitude animée, les démarches entreprenantes et les sentiments refoulés, comme l’ordre auquel son personnage semble tant tenir, sont parfaitement maîtrisés. Muriel Mayette-Holtz, enfin, dans le rôle d’Yonne, crée une mère cruellement souffrante à cause de l’« infidélité » du fils, en se laissant aller à des accès de colère désinvoltes et des sauts d’humeur insouciants, mais elle s’y prend avec une juste mesure, avec une certaine élégance en quelque sorte, sans jamais verser dans l’excès. Sa création d’Yvonne est, en un mot, épatante. Les comédiens brident ainsi délicatement le côté potentiellement comique des situations pour l’imprégner sans excès de pathos d’amertume et de tragique.

      Les Parents terribles dans la mise en scène de Christophe Perton est une brillante création qui propose de la pièce de Cocteau une relecture sombre tout à fait convaincante. Tous les comédiens s’approprient leur rôle avec justesse tout en répondant magistralement aux enjeux subversifs du texte.