Archives de catégorie : 04- Saison 2021/22

Petit-Montparnasse : Saint-Ex à New-York

     Le Théâtre Montparnasse a mis à l’affiche une seconde pièce qui porte, lors de cette saison théâtrale, sur le célèbre aviateur et écrivain : après Le Mystère de l’aviateur d’Arthur Jugnot et Flavie Péan jouée au théâtre Le Splendid (>), Saint-Ex à New-York de Jean-Claude Idée est donnée, dans une mise en scène de l’auteur, au Petit-Montparnasse (>) avec autant de succès.

      Si les deux pièces mettent en scène le même personnage historique, elles ne sont pas construites de la même manière ni ne racontent la même histoire. L’action du Mystère de l’aviateur embrasse l’ensemble de la vie de Saint-Exupéry par le truchement d’une situation de mise en abîme : c’est une histoire familiale qui en déclenche le récit, transformé rapidement en maints tableaux dramatiques entremêlés aux scènes de cette histoire cadre. Celle-ci poursuit un triple objectif : éclairer le mystère sur la passion d’un ancien soldat collaborateur pour Saint-Exupéry, inspirer et transmettre cette passion à un fils qui en veut à mort à son père, mais aussi résoudre le conflit entre eux. Le palpitant « récit » de vie de l’aviateur qui se déroule comme une chasse au trésor séduit de plus en plus le fils, de telle sorte que l’action débouche non seulement sur la réconciliation, mais aussi sur la révélation de plusieurs versions tant soit peu crédibles de la mort de Saint-Exupéry disparu en plein vol au large des côtes de Marseille. Le Mystère de l’aviateur joue donc subtilement sur une tension vibrante entre l’histoire prosaïque d’une famille et la carrière romanesque de Saint-Exupéry. Comme l’annonce le titre, l’action de Saint-Ex à New-York est en revanche centrée sur le seul séjour aux Etats-Unis au tournant des années 1942 et 1943, lorsque « Saint-Ex » s’y retrouve en exil avec sa femme Consuelo et lorsqu’il rédige Le Petit Prince. Cette seconde pièce dont les enjeux esthétiques sont alors différents de la première paraît d’autant plus intime qu’elle dépasse le côté séduisant et sensationnel et qu’elle cherche à saisir la pensée de Saint-Exupéry à un moment charnière de sa vie mouvementée.

     Avec Saint-Ex à New-York, l’auteur et le metteur en scène Jean-Claude Idée a réussi à concevoir une pièce remarquable tant par les aspects matériels de son déroulement scénique qu’à travers une intrigue extrêmement riche et étonnamment équilibrée. Celle-ci est resserrée certes autour de la figure centrale de Saint-Exupéry qui fédère tous les fils conducteurs, mais elle ne fait intervenir que trois personnages, tous emblématiques de son séjour à New-York, pour amener une tonalité intime propre à l’ambiance d’un cercle restreint de quelques amis : sa femme Consuelo et sa maîtresse Sylvia Hamilton, d’une part, et le philosophe Denis de Rougemont, d’autre part. Le choix de ces trois personnages favorise le développement de trois volets parallèles qui s’enchevêtrent finement dans une action unique pour déboucher naturellement sur le départ bouleversant de Saint-Exupéry pour le front africain : les amours croisées, la rédaction du Petit Prince et les débats philosophico-politiques. Chacun des trois volets contribue à dépeindre la personnalité complexe de Saint-Exupéry en proie à des passions qui le conduisent à faire des choix difficiles, parfois maladroits, paradoxaux ou même contradictoires. Les débats menés essentiellement avec Denis de Rougemont dévoilent, sur le plan des idées, un personnage préoccupé de l’avenir de l’humanité après la Guerre et en quête d’une pensée humaniste à valeur universelle, explicitée dans ses ouvrages, à commencer par Le Petit Prince amplement discuté au cours de l’action. Saint-Exupéry apparaît ainsi moins comme un héros idéalisé et canonisé par l’histoire littéraire, que comme un être humain confronté à une situation historique trouble et ce, avec des travers et obstinations qui en font toute la richesse.

Saint-Ex à New-York, mise en scène de Jean-Claude Idée, Théâtre Montparnasse
© Fabienne Rappeneau

      Sur le plan scénographique, Jean-Claude Idée mise sur une simplicité pittoresque qui fait alterner des situations prosaïques et des moments poétiques soutenus par des discours empreints de grandes émotions. Plusieurs tables et chaises de jardin dont la disposition change au cours de la représentation en fonction des tableaux sont installés sur scène, y compris une desserte munie de boissons ou une table avec un échiquier. Les projections sur le grand écran du fond situent l’action à l’extérieur de la villa où habitaient Saint-Exupéry et Consuelo, à Bevin House dans le nord de Long Island près de New York. Des paysages en forme de dessins colorés de style plat confèrent à chaque tableau une tonalité différente suivant les saisons et les moments de journée évoqués.

      L’action s’ouvre sur la vue dans le jardin de la villa de Bevin House un jour d’été 1942 pour s’achever un jour de printemps 1943 : la succession de tableaux de plus en plus courts introduit une temporalité historique comme un rythme qui va crescendo. Chaque tableau plus ou moins long referme en outre un de ces moments poétiques mis en exergue par un changement instantané de paysage, mais aussi par une luminosité tamisée et une musique de jazz. Si l’un d’entre eux, fondé sur la projection d’un ciel nocturne étoilé, fait un retour en arrière pour évoquer la rencontre de Saint-Exupéry avec Consuelo, un autre nous plonge, sur fond d’un paysage marin teinté de couleurs grises, dans son rêve personnel d’écrire un grand livre, puis un autre nous met au cœur d’une lecture déchirante de la scène de la rose tirée du Petit Prince et qui se confonde avec l’histoire du couple marquée tant par un amour passionné que par des infidélités mutuelles. Ces moments poétiques fonctionnent comme le zoom pour transporter le spectateur dans l’intimité profonde de Saint-Exupéry sans verser dans l’excès. La scénographie pittoresque met ainsi en place un parcours équilibré en harmonie avec la teneur romanesque du texte.

Saint-Ex à New-York, mise en scène de Jean-Claude Idée, Théâtre Montparnasse
© Fabienne Rappeneau

      Chaque comédien individualise son personnage grâce à quelques traits saillants pour en proposer des types humains qui dépassent l’histoire personnelle de Saint-Exupéry. Ceux qui se démarquent le plus sont les personnages de femmes : Consuelo et Sylvia Hamilton. Alexandra Ansidéï, dans le rôle de la première, crée un personnage animé par des sauts d’humeur qui expriment avec authenticité toute la passion ressentie par Consuelo pour Saint-Exupéry. Elle se distingue par un accent très prononcé, mais aussi par des postures féminines quelque peu stéréotypées comme elle s’y laisse aller lors de ces scènes de dispute au sujet du Petit Prince dont elle réclame la paternité avec une véhémence émouvante. Roxane Bennett confère à Sylvia le charme énigmatique d’une américaine élégante : ses propos qui mélangent l’anglais et le français et son accent également prononcé représentent d’autant plus le pendant pittoresque de Consuelo que Sylvia ne comprend souvent pas ce que dit Saint-Exupéry et que sa posture est marquée par une parfaite maîtrise de soi et ce, à ces moments éprouvants mêmes quand la femme sollicite la maîtresse pour l’aider à retenir le mari volage à New-York. Mais sa compréhension en demi-teinte est aussi à l’origine de cette magnifique scène pendant laquelle Sylvia dit à l’aviateur d’aller « vers son étoile ». Gaël Giraudeau et Adrien Melin, respectivement dans les rôles de Saint-Exupéry et de Denis de Rougemont, créent des personnages d’hommes pénétrants et lucides : si le premier s’impose malgré tout par une prestance quelque peu rêveuse en accord avec son personnage déterminé à aller jusqu’au bout de ses convictions, le second se montre comme un partenaire fidèle et conciliant, sans conflit, toujours à l’écoute, pour discuter avec Saint-Ex de manière posée.

      Saint-Ex à New-York de Jean-Claude Idée est donc une création ciselée avec un grand sentiment dramatique tant pour une conception minutieuse de l’intrigue que pour son passage élégant et harmonieux à la scène. Cette création enchante le spectateur par la grâce et l’émotion mêlées avec délicatesse pour le plonger dans la vie fabuleuse de Saint-Exupéry.

Saint-Ex à New-York, texte et mise en scène par Jean-Claude Idée, Théâtre Montparnasse, 2021.

Théâtre des Bouffes du Nord : Oh Les Beaux Jours !

      Peter Brook et Marie-Hélène Estienne reviennent au théâtre des Bouffes du Nord (>) avec une nouvelle mise en lecture, cette fois-ci celle de la pièce de Samuel Beckett Oh Les Beaux Jours ! C’est Kathryn Hunter et Marcello Magni qui apparaissent dans les rôles de Winnie et Willy. Cette mise en lecture se démarque de mises en scène figuratives et s’inscrit pleinement dans les recherches des deux réalisateurs sur le rapport espace-temps. Avec cette nouvelle création d’Oh Les Beaux Jours !, ils renouvellent certes une expérience passée, mais celle-ci prend une autre dimension esthétique sur la scène du théâtre des Bouffes du Nord au regard des enjeux matériels de ce lieu mythique.

      Oh Les Beaux Jours ! (1963) compte aujourd’hui parmi les plus grands classiques du XXe siècle. Cette pièce, tout aussi déroutante que les précédentes du même auteur, ne déroute plus comme à l’époque de ses premières créations. Les spectateurs se sont déjà familiarisés avec le théâtre de l’absurde en s’habituant aux intrigues vidées d’histoires épiques. Aller voir du Beckett, c’est s’y plier en connaissance de cause : c’est accepter sans ambages d’aller voir une pièce sur rien, si ce n’est sur la vacuité et l’insignifiance de la condition humaine déclinée sur les actes les plus banals qui la caractérisent. Les personnages restent bel et bien des humains doués de toutes les capacités habituelles propres aux humains : ils sont, ils regardent, ils parlent, ils bougent, ils ont mal ou ils rient. Leur mise en vie fictive est toutefois considérablement restreinte à la répétition des mêmes tâches quotidiennes sans qu’aucun événement n’intervienne pour la faire évoluer vers le bien ou vers le mal. Ils se trouvent coincés dans un présent non historique, réduits à la manifestation la plus épurée de l’existence humaine. Ils s’imposent à l’attention des spectateurs par une présence physique marquée à travers une énonciation inlassable qui ne cesse de l’affirmer grâce à des notations prosaïques ou, le cas échéant, à travers un mutisme tenace. S’ils n’ont rien à faire ni rien à rien raconter, ils ne laissent pas pour autant d’être là et/ou de parler. Dans Oh Les Beaux Jours !, même ces deux facultés, être là et parler, sont magistralement mises à mal : si Willy ne se prononce pas, Winnie s’enfonce dans le sol tout en parlant sans parvenir à réaliser un échange verbal qui établisse une relation interpersonnelle explicite.

Oh Les Beaux Jours
Oh Les Beaux Jours, mise en lecture par Peter Brook et Marie-Hélène Estienne, Théâtre des Bouffes du Nord, 2021 © Pascal Gelly

      Les mises en scène tant soit peu traditionnelles d’Oh Les Beaux Jours ! ne manquent pas d’insister sur l’aspect plastique de l’effondrement de la condition humaine tout en respectant à la lettre les indications scéniques fournies par Beckett. Si les personnages n’ont rien d’autre à montrer ni rien d’autre à dire que le simple fait qu’ils sont là dans un espace-temps en apparence suspendu dans l’uniformité la plus fade, ces mises en scène semblent vouloir suppléer à la Oh Les Beaux Jours !vacuité épique par une figuration matérielle foisonnante. Le parti pris scénographique de Peter Brook et Marie-Hélène Estienne en diffère en ce qu’ils proposent une « simple » mise en lecture du texte sans créer de décors spécifiques. Ils n’en ont pas besoin dans la mesure où l’aspect matériel de la salle du théâtre des Bouffes du Nord est signifiant en lui-même par son état volontairement délabré, conçu au départ de la sorte pour mettre à mal l’illusion théâtrale de la salle à l’italienne. L’effet tiré d’un tel dépouillement n’en est que plus saisissant pour Oh Les Beaux Jours ! : une table installée sur le devant de la scène circulaire, entourée de quelques boîtes en carton ou en bois, recouverte d’une nappe orange, apparaît comme un radeau perdu dans un entre-deux angoissant, celui de deux êtres restés aux portes de l’existence. Les hauts murs fissurés et le fond carré de l’espace scénique sans décors confèrent à cette installation minimaliste une étonnante profondeur spatiale qui prolonge l’impression de vide grâce à leur nudité détonante et qui produit par-là un terrible effet de vertige métaphysique.

      Les deux comédiens sont habillés de vêtements noirs ordinaires, que le spectateur pourrait sans hésiter considérer comme les leurs, d’autant plus qu’il doit s’agir d’une mise en lecture et non pas d’une mise en scène susceptible d’enfermer l’action scénique dans une fiction à part entière, strictement séparée de la salle. Ces choix et l’impression qui en découle sont intéressants pour en tirer un effet de rapprochement maximal avec le présent et la situation du spectateur dans la salle. Celle-ci s’impose comme un prolongement naturel de la scène qui se trouve au même niveau que les bancs situés dans l’orchestre. Aucun « quatrième » mur ne semble véritablement séparer l’espace-temps du spectateur du cadre spatio-temporel de Kathryn Hunter et Marcello Magni. Les deux comédiens paraissent sur scène comme des comédiens tenus de mettre en voix les rôles qui leur sont impartis dans une scénographie réduite à l’extrême : ce sentiment est au début augmenté par le fait qu’ils se mettent à lire, de « manière expressive », non seulement les propos des personnages mais aussi toutes les indications scéniques. Les deux parties du texte s’entremêlent dans une mise en vie paradoxale qui subvertit les codes traditionnels du théâtre, ceux mêmes sur lesquels repose le théâtre de l’absurde.

      Au cours de la représentation, la mise en lecture se transforme peu à peu en un véritable spectacle qui s’autonomise grâce aux postures et mouvements minutieusement chorégraphiés en amont. Les deux comédiens ne se contentent pas de lire le texte, comme ils semblent d’abord le faire croire, quand Marcello Magni prononce la didascalie initiale en établissant un sensible contact oculaire avec la salle, ou quand il profère celles qui entrecoupent la longue tirade de Winnie pendant que Kathryn Hunter exécute simultanément ce qu’il dit que doit faire le personnage. Un véritable jeu scénique, extrêmement subtil, se met alors en place, si bien que les deux comédiens se métamorphosent progressivement en les deux personnages de la pièce. Certes, Winnie ne sera jamais enfoncée dans un mamelon, mais elle restera, tout au long de la représentation, assise sur sa chaise en se laissant aller aux gestes et mouvements arrêtés dans le texte : elle se brosse les dents, sort le revolver, interpelle Willy, lui assène un coup avec son ombrelle, lui dessine un trait rouge sur la calvitie… et elle « dit » son texte tout en en détachant par intermittence les yeux. De son côté, Marcello Magni se détourne d’elle, se mouche, met son mouchoir sur la tête, lit un journal, ne répond pas aux interpellations de Winnie : il devient ce personnage témoin qui justifie en quelque sorte la prise de parole de l’autre.

      La voix rauque et les mouvements pétillants de Kathryn Hunter correspondent par ailleurs à l’élan paradoxalement optimiste de Winnie immobilisée sur sa chaise et vouée à la solitude : la comédienne convainc parfaitement qu’elle est ce personnage absurde qui tente joyeusement d’affirmer son existence limitée à une répétition de mêmes actes et à une activité lyrique de remémoration. De son côté, Marcello Magni crée le personnage de Willy muré dans un mutisme révoltant qui laisse sa compagne se débattre dans l’espérance intarissable d’obtenir de lui une réponse verbale. La profération incantatoire, avec une variation dans le ton, de la même didascalie « Un temps » le positionne certes dans le rôle d’un métronome étourdissant susceptible de marquer l’écoulement du temps, mais elle produit simultanément un effet de saturation énervant qui contraste étonnamment avec la teneur optimiste du discours de Winnie. Les deux comédiens donnent ainsi l’impression de mener une lutte acharnée avec le temps : si Kathryn Hunter semble l’accélérer à travers son attente confiante d’un changement à venir, Marcello Magni la bride en insistant sur son écoulement lent et ennuyeux. Ils parviennent par-là à rendre l’écoulement du temps particulièrement pesant, presque palpable, pour en faire une expérience singulière à laquelle certains spectateurs ne résistent pas.

      Peter Brook et Marie-Hélène Estienne proposent, dans cette nouvelle mise en lecture d’Oh Les Beaux Jours !, une errance métaphysique suspendue dans un espace-temps ambigu : la pièce de Beckett dépouillée de tout segment décoratif habituel et enrichi par l’énonciation des didascalie résonne ainsi curieusement d’un souffle pénétrant qui envahit notre sensibilité tout entière pour nous faire sentir lourdement le poids de notre existence.

Théâtre Les Déchargeurs : Frantz

      Frantz est la première création de cinq jeunes comédiens réunis par Marc Granier autour d’un texte fragmenté conçu par le metteur en scène lui-même. Frantz n’est cependant pas une simple pièce bien faite portée sur scène, c’est au contraire un spectacle composite qui mêle finement le jeu de mime, le contage, le théâtre parlé et le bruitage. Il est donné, pendant tout le mois d’octobre, au théâtre Les Déchargeurs (>).

Frantz      À l’entrée des spectateurs dans la salle, les comédiens sont déjà installés sur le plateau dans un cadre singulier qui annonce d’emblée une aventure théâtrale non conventionnelle. Un comédien est assis sur un tabouret situé sur le devant de la scène côté cour. Un autre est couché au milieu, la face tournée au public, les mains pliées sous la tête. On remarque enfin trois comédiens debout, au fond, derrière une table en bois flanquée d’une étagère. Les deux meubles sont munis d’instruments divers et variés en évoquant un fourre-tout habituellement placé dans un grenier ou une cave. Le comédien couché au milieu de la scène est par ailleurs le seul à porter des habits qui le différencient des autres (un pantalon crème et une chemise bleu clair) : on se dit alors que ce sera bien lui Frantz. Les autres, hommes ou femmes, sont vêtus de mêmes chemises rouges et de mêmes pantalons noirs maintenus par des bretelles noires, un seul d’entre eux ayant mis par-dessus une veste orange en toile. Cette uniformité vestimentaire produit un curieux effet de distance, tandis qu’elle concentre l’attention sur celui qu’on prend pour Frantz. La scénographie ainsi soumise au regard voyeuriste des spectateurs entrant dans la salle a de quoi brouiller leurs repères du théâtre parlé. Elle les prépare en quelque sorte à une plongée originale dans un univers déjanté constitué de plusieurs types de langages ou de réseaux de signes. Le travail de déchiffrage et d’interprétation commence cependant dès ce moment-là dans la mesure où l’on s’interroge avec perplexité sur la signification de l’aménagement scénique et des choix vestimentaires.

   Si l’action scénique rassemble dans un spectacle unique le contage, le jeu de mime et le bruitage, mais aussi quelques rares passages de théâtre parlé, l’essentiel repose sur le fonctionnement synchronique des trois premiers éléments. Aussi le conteur qui occupe une position exposée sur le devant de la scène et qui sert de lien entre la salle et la scène se met-il à conter l’histoire de Frantz, pendant que le comédien qui l’incarne se lève pour mimer les faits évoqués et que les trois comédiens qui assurent les bruitages fabriqués de façon explicitement artificielle créent un fond sonore le plus souvent figuratif. Par exemple, le bruit des vagues qui déferlent les unes sur les autres est créé à l’aide du froissement d’un sac plastique, les cris de mouette sont le fruit d’une manipulation déformée de voix humaine. C’est de cette manière surprenante que se met en place une formidable aventure scénique qui sollicite tout au long de la représentation l’imagination des spectateurs amenés à construire eux-mêmes l’histoire de Frantz. Si le conteur représente une sorte de Charon, nocher des Enfers, suspendu entre la réalité matérielle de la salle et la fiction fantasmatique de la scène pour fournir des repères factuels à la compréhension de cette histoire, son rôle n’est pas de tout dire ni de tout expliquer : il indique par intermittence quelques dates et quelques faits essentiels de la vie de Frantz pour la laisser le plus souvent évoluer au rythme et aux sons suggestifs donnés par les trois bruiteurs.

      Quand le conteur cesse de conter ou de commenter, le spectacle ne tient plus qu’au jeu de mime et au bruitage en s’autonomisant par moments sur la scène qui se referme sur elle-même. C’est à ces moments-là plus ou moins importants que l’action scénique fait volontairement surgir des zones d’ombre dans l’histoire de Frantz tout en laissant les spectateurs interpréter des passages ainsi figurés. La dimension épique de cette histoire se voit donc régulièrement concurrencée et déconstruite par un jeu scénique accompagné de bruitages, comme si une tension instaurée entre le verbe qui revient et le mouvement qui se poursuit voulait dénoncer les défaillances du langage parlé, considéré comme inapte à saisir une vie humaine dans sa globalité. Le jeu de mime et les bruitages constituent en l’occurrence un nouveau mode d’expression composé de deux réseaux sémiotiques complémentaires, à ceci près que les sons produits à l’aide de simples outils ne correspondent pas aux réalités matérielles qu’ils suggèrent, et que le jeu de mime même est composé de gestes conventionnels tirés de la vie de tous jours. Le spectacle ainsi constitué dévoile sa propre artificialité fondamentale tout en s’imposant à l’attention des spectateurs dans sa nudité la plus pure.

      Ce qu’il en reste en fin de compte n’est que cette recherche épistémologique animée par la volonté de trouver un langage expressif susceptible de suggérer plus que d’asserter des vérités invérifiables, dès lors qu’il s’agit de reconstruire les émois d’une conscience troublée par des traumatismes d’enfance entraînés par la mort mystérieuse de la mère de Frantz et le rapport problématique avec son père. La vie banale de Frantz bascule en effet un mardi soir à la suite d’un appel et de ciseaux cassés, deux événements ordinaires présentés de manière dérisoire : c’est paradoxalement à ce moment-là que le « récit » scénique se met à progresser à travers des retours en arrière centrés sur des rencontres troublantes avec le père. Et ce récit ne s’achèvera que que lorsque certains torts ou certains non-dits ne seront en apparence éclaircis.

      Présenté au théâtre Les Déchargeurs, Frantz est une création remarquable qui fourmille d’idées ingénieuses et qui offre aux spectateurs une expérience théâtrale fondée sur la primauté donnée cette fois-ci à d’autres formes d’expression dramatique que la parole. La jeune compagnie dirigée par Marc Granier a réussi à monter un spectacle à la fois fantasmatique et poétique, mais aussi drôle, et ce, à travers des choix esthétiques pleinement signifiants à chaque instant de la représentation.

Frantz, mise en scène par Marc Granier, Théâtre Les Déchargeurs, 2021.

Théâtre Essaïon : Cœur ouvert

      Cœur ouvert est une pièce de théâtre de Claude Cohen mise en scène par Yvon Martin à l’occasion du Festival OFF d’Avignon, reprise en cet automne à Paris au Théâtre Essaïon (>).

      L’action de Cœur ouvert se déroule sur fond d’événement historique marquant dans le domaine de la médecine, celui de la première transplantation du cœur réalisée par Christiaan Barnard en 1967 dans un hôpital du Cap en Afrique du Sud. La recherche et l’expérience ont peu à peu fait accepter cette pratique aux sociétés modernes, ce qui n’allait pas de soi il y a plus de soixante ans tant pour des raisons morales qu’au regard de certaines croyances profondément ancrées dans les consciences. Si de nombreuses découvertes de la médecine ont été assimilées depuis cette époque-là, la question d’éthique ou de foi n’est jamais résolue de façon définitive, d’autant plus qu’aucune science ne peut se prévaloir d’être omnipotente et que chacune doit au contraire accepter  ses limites.

     Claude Cohen se saisit ainsi de la première transplantation du cœur précisément pour instaurer un débat quasi métaphysique sur un rapport social entre la médecine et la foi si ce n’est celui sur la primauté de l’une sur l’autre. Il s’y attèle selon un procédé devenu traditionnel en inventant une action dramatique à partir d’un fait divers ou d’un événement historique : il s’appuie en l’occurrence sur une relation conflictuelle entre un fils médecin et un père pasteur. Si l’action est bien documentée, la soirée d’un grand orage pendant laquelle les deux personnages confrontent leur vision du monde reste fictive. Il importe peu qu’ils se soient dit ou non ce qu’elle représente : c’est leur confrontation à valeur universelle qui compte pour nous dans la mesure où elle nous renvoie aux questions éthiques de notre présent historique traversé par de nouveaux progrès scientifiques dont l’application peut s’avérer problématique.

      Le théâtre a ce formidable pouvoir de soulever les problèmes philosophiques dans des situations concrètes susceptibles de toucher un public plus large que ne le fait un traité rigide écrit dans une langue ampoulée. Si ce n’est pas pour des raisons didactiques comme en rêvaient certains philosophes des Lumières, Cœur ouvert suscite chez les spectateurs des interrogations intimes selon leurs propres expériences et convictions, d’autant plus que la pièce de Claude Cohen et la mise en scène d’Yvon Martin touchent aux questions fondamentales de la foi, de la vie et de la mort. Elles ne font qu’interroger suivant une argumentation propre aux convictions de chacun des deux personnages tout en se gardant de trancher en faveur de l’un ou de l’autre. Le dénouement qui semble concilier le fils et le père reste ainsi ouvert comme le laisse entendre le titre pleinement polysémique : plus que de persuader de la vérité de l’un ou de l’autre, il suggère sans mièvrerie l’idée d’ouverture et de tolérance, ce qui permet aux personnages de retrouver le chemin l’un vers l’autre.

      Le fils médecin intimement convaincu de la toute-puissance de la médecine se voit confronté à la mort de son patient survenue dix-huit jours après la transplantation mais aussi aux croyances de son père pasteur qui remet en cause sa foi imperturbable en la science et qui tente de lui inspirer une certaine humilité s’il n’espère plus le ramener dans le giron de l’Église. Mais la situation est beaucoup plus complexe qu’elle ne paraît au premier abord parce que les échanges parfois houleux révèlent progressivement non seulement les défauts de l’un et de l’autre, mais aussi des torts qui remontent dans leur passé et qui continuent à peser sur leur présent. Les deux personnages sont ainsi façonnés de manière à ce qu’aucun d’eux ne puisse se prévaloir de la pureté de son caractère ou de l’indéfectibilité de ses convictions. Avant d’être métaphysique, leur confrontation est tout d’abord amplement humaine, ce qui affecte le spectateur ainsi curieux de comprendre les fondements de leur pensée. Les deux comédiens qui incarnent le fils (Bruno Paviot) et le père (Marc Brunet) parviennent avec aisance à douer leurs personnages de cette humanité et à stimuler par-là notre curiosité intellectuelle.

      L’action dramatique est située dans le cabinet d’hôpital de Christiaan Barnard, aménagé sans une recherche particulière de vérité historique. On pourrait le prendre pour un cabinet de travail dans la maison du célèbre chirurgien. Ce n’est qu’à la faveur de l’échange entre les deux personnages que le spectateur décrypte toute la symbolique de la scénographie moins limpide qu’elle ne paraît au premier abord. Un bureau en bois massif, installé côté jardin, représente le repère le plus emblématique dans cette scénographie figurée tout comme une sorte de séparation entre le fils médecin renfermé dans son univers et le père pasteur paradoxalement plus souple dans son esprit. C’est en effet le père qui recherche explicitement le chemin vers son fils qui se défend rigidement de toute tentative de retournement spirituel tout en se braquant derrière son bureau. Plusieurs piles de livres en cuir mélangés à d’anciens dossiers médicaux se trouvent placées sur scène, de part et d’autre, pour symboliser sans doute ce poids de la science qui pèse lourdement sur la vie du fils médecin entraîné par un travail acharné au mépris de relations plus humaines. Si deux chaises en cuir placées devant et derrière le bureau et un poste de téléphone à cadran rotatif situent rapidement l’action dans les années 1960, la peau de zèbre étalée au sol fait un clin d’œil à l’aire géographique de son déroulement. Les éléments constitutifs de la scénographie de Cœur ouvert sont ainsi doués d’une valeur métaphorique superposée à leur valeur matérielle transparente au lever du rideau, valeur métaphorique qui se dévoile peu à peu au cours de la représentation en fonction des propos et des gestes des comédiens.

      Bruno Paviot et Marc Brunet créent deux personnages émouvants malgré des crispations intellectuelles ou spirituelles dont ceux-ci sont affectés. Le premier, dans le rôle du fils, paraît tout d’abord fier et sûr de lui face à un père qui se présente à lui avec une certaine humilité (stratégique ?), si bien que le comédien ne manque pas de se laisser aller à des sauts d’humeur et à des réactions colériques pour souligner l’embarras de son personnage troublé déjà par la mort fâcheuse du patient. Ce n’est que progressivement qu’il le fait évoluer sur le plan émotionnel pour rendre le rapprochement avec le père crédible. Le second, dans le rôle de ce même père, incarne son personnage en semant un doute tant dans l’esprit du fils que dans celui du spectateur quant à la « sincérité » de la démarche conciliatrice : le comédien se partage en effet entre le rôle de père et celui de pasteur grâce à une posture volontairement douce, ce qui « énerve » le fils parce qu’il ne sait jamais auxquels des deux il parle. Marc Brunet parvient ainsi à donner à son personnage une profondeur psychologique qui le rend extrêmement complexe et qui met dans le même temps en cause la position (faussement) supérieure du pasteur en raison du message humaniste qu’il semble porter. La conciliation finale, restée fragile pour ne pas décrédibiliser la véracité des sentiments, n’est en fin de compte possible que lorsque les deux personnages arrivent à faire chacun un mea culpa salutaire qu’on laisse le spectateur aller découvrir par lui-même.

      Cœur ouvert de Claude Cohen, joué actuellement au Théâtre Essaïon, est une mise en scène réussie, fondée sur un jeu complexe et adroit de deux comédiens convaincants dans leurs rôles respectifs. Elle soulève, en outre, avec acuité des questions fondamentales sur le rapport à la vie et à la foi, mais aussi celles sur un rapport quasi œdipien entre un fils et un père.

Coeur ouvert, mise en scène par Yvon Martin, 2021.

Théâtre Hébertot : L’Importance d’être constant

      Le Théâtre Hébertot ouvre la nouvelle saison théâtrale en mettant à l’affiche la plus célèbre parmi les pièces d’Oscar Wilde : L’Importance d’être constant (The Importance of Being Earnest)… dans une superbe mise en scène à couper le souffle, signée par Arnaud Denis (>).

      Le Mari idéal (1895) et L’Importance d’être constant (1895) comptent depuis longtemps parmi les pièces d’Oscar Wilde les plus jouées dans le monde entier. Et cela pour cause : il ne s’agit pas de simples comédies de boulevard à la Feydeau fondées sur des intrigues amoureuses croisées à la faveur de plusieurs quiproquos et de scènes de reconnaissance. L’Importance d’être constant y ressemble sans doute d’une certaine manière grâce au personnage de L'Importance d'être constantséducteur Algernon Moncrieff connu dans la haute société londonienne pour ses aventures galantes et pour sa propension à l’oisiveté, mais aussi à travers celui de Jack Worthing qui s’est créé une double identité pour préserver sa réputation quand il a envie de sortir à Londres pour se délasser de la campagne où il vit avec sa pupille. L’intrigue renferme en outre une scène de reconnaissance on ne peut plus romanesque dans la mesure où l’action conduit in extremis à la révélation de la naissance de Jack Worthing considéré comme un orphelin parce qu’autrefois trouvé dans un sac de voyage à la gare Victoria : sa reconnaissance comme le fils égaré de la sœur de Lady Bracknell et par-là comme le frère aîné d’Algernon permet en effet de dénouer l’action avec une double promesse de mariage. Cette action est dans le même temps soutenue par l’aspiration des deux jeunes hommes devenus amis à se marier selon le choix de leur cœur, alors qu’ils rencontrent un fâcheux obstacle dans les convictions nobiliaires de Lady Bracknell farouchement attachée à préserver la pureté de son rang social. Mais l’intérêt de la pièce d’Oscar Wild ne repose pas entièrement sur la disposition de cette intrigue érotico-galante qui brasse avec virtuosité plusieurs traditions comiques : son ingéniosité tient précisément à l’imprégnation de l’action dramatique par une forme d’humour mordant, prétendument « british », qui paraît totalement désinvolte et qui ne manque pas de tourner copieusement en ridicule tous les clichés de la société anglaise. C’est sans doute dans la manipulation et le dosage de cet humour mordant que réside la réussite d’une mise en scène de L’Importance d’être constant : une pièce trop bien faite, tant au niveau de l’inventio et du dispositio que sur le plan de l’elocutio, n’attend de fait pour être jouée que la mise en place d’un rythme entraînant soutenu par l’habileté d’un jeu comique. C’est exactement ce qu’a réussi à trouver Arnaud Denis entouré d’excellents comédiens qu’il dirige avec une justesse extraordinaire.

« Dans le mariage, à deux on s’ennuie, à trois on s’amuse. »

      S’agissant de la scénographie, Arnaud Denis opte pour un aménagement classique sans une recherche particulière de décalage spatio-temporel ou d’écart esthétique. Il met l’accent sur le côté visuellement attrayant de sa mise en scène : la belle affiche avec Evelyne Buyle, mise en avant et entourée de trois autres comédiens habillés en gala, annonce d’emblée cet aspect classique, lisible dans les costumes élégants historiquement marqués, mais aussi dans l’attitude fière des personnages dont les regards pleins d’assurance attirent les spectateurs pour les inviter à venir au théâtre. Comme le promet cette affiche, Arnaud Denis relève le défi dramaturgique sans décevoir leur espoir de découvrir un spectacle plein de finesse. Il met en place deux types de décors qui accentuent le passage d’un cadre tant soit peu réaliste à un univers plus romanesque, voire pastoral. Si, selon les indications scéniques, le premier acte se situe dans un salon pompeux à l’anglaise, l’action des actes II et III se déroule en plein air dans le jardin de la maison de campagne où vit Jack Worthing avec sa pupille Cecily. Ce salon, pièce de réception d’Algernon, ressemble à celui de l’époque victorienne : des boiseries en relief, tendues de papier peint gris clair et vert foncé, incrustées de plusieurs tableaux qui représentent les personnages eux-mêmes, et entrecoupées par des baies vitrées voilées de rideaux, forment le fond pittoresque de la scène ; un fauteuil deux places, flanqué de deux fauteuils simples et d’une table ronde en bois massif constituent le mobilier qui structure les mouvements des comédiens. Le jardin de plein air, en revanche, ne reflète que vaguement le lieu qu’il suggère : une grande paroi peinte figure le ciel bleu d’un après-midi ensoleillé, alors que de grands pots de fleurs disposés en demi-cercle autour de la scène embrassent une petite table blanche et deux chaises de la même couleur, légèrement décentrées pour souligner la dissymétrie propre à un jardin anglais. Si la scénographie du premier acte imite les décors d’un salon distingué d’une manière tout à fait réaliste, le jardin de plein air paraît plus conventionnel à cause des éléments de décors qui le composent de manière symbolique.

« Les principes de haute moralité n’ont jamais rendu personne heureux ni bien portant. »

      Ce double aménagement de l’espace scénique, qui correspond sans doute aux indications du dramaturge, sert parfaitement le jeu des comédiens tout en entraînant une tension singulière entre les deux volets de l’action. Si la première partie déroulée dans le salon d’Algernon campe les personnages dans le cliché de leur univers mondain, la suite qui a lieu dans le jardin permet de le dépasser à travers un infléchissement romanesque qui exploite abondamment les ressorts comiques : une fois déplacés à la campagne, les personnages se donnent paradoxalement une délicieuse comédie, les uns, pour cacher les mensonges dont ils abusent confortablement pour paraître dans la société londonienne et, les autres, pour déjouer les quiproquos dont ils semblent d’innocentes victimes. Certes, tout est inscrit dans le texte, mais ce n’est que son passage réussi à la scène qui réactive la tension dialectique entre le premier acte et les deux autres et qui permet opportunément de passer sous silence toute question de vraisemblance au profit d’un jeu comique virevoltant. Le savoir-faire d’Arnaud Denis instaure cette tension dans sa mise en scène de manière naturelle tout en fournissant à ses comédiens une formidable occasion de déployer littéralement leur talent pour le plus grand plaisir des spectateurs.

L'Importance d'être constant
L’Importance d’être constant, mise en scène par Arnaud Denis, Théâtre Hébertot, 2021
© Marek Ocenas

      Tous les comédiens entrent dans la peau de leurs personnages sans moindre hésitation et ce, dans des postures volontairement comiques qui soulignent ponctuellement les travers ou les excès de ceux qu’ils incarnent. Ils dosent ce comique mis en avant dans leur jeu avec une telle adresse que certaines de ces postures explicitement surjouées semblent plus que convaincantes et qu’elles suscitent aussitôt l’adhésion des spectateurs amusés à un univers déjanté, présenté sous le sceau d’une ironie piquante pleinement révélatrice du fonctionnement de la société mondaine. C’est Lady Bracknell qui fédère autour de sa position sociale les autres personnages pour leur imposer ses préjugés sans moindre scrupule : Evelyne Buyle lui donne une prestance diabolique en proférant ses cruautés avec une telle légèreté qu’on ne doute pas une seconde qu’elle n’est pas intimement convaincue de ce qu’elle déclare. L’interrogatoire qu’elle mène avec Jack/Constant représente à cet égard un moment intense empreint d’une dimension comique subtile. Olivier Sitruk, dans le rôle d’Algernon, et Arnaud Denis lui-même, dans celui de Jack/Constant, forment, quant à eux, un duo de séducteurs complices auxquels personne ne saurait résister : ils confèrent à leurs personnages respectifs un indéniable charme obtenu grâce à une aisance mondaine qui correspond à l’idée que l’on se fait de ces jeunes nobles courant après les femmes avec une nonchalance débridée. Delphine Depardieu, dans le rôle de Gwendoline, et Marie Coutance, dans celui de Cecily, incarnent les deux personnages d’amoureuses sans aucune naïveté en en faisant des femmes sûres de leurs désirs qu’elles ne manquent pas d’affirmer à travers un jeu de séduction désinvolte. Enfin Nicole Dubois, dans le rôle de Mme Priss, et Fabrice Talon, dans celui de Révérend, complètent cette galerie des personnages qui relèvent l’ironie mordante de l’action grâce à des attitudes comiques soutenues avec le sens de la repartie.

« Je ne voyage jamais sans mon journal intime, comme cela j’ai toujours quelque chose de passionnant à lire dans le train. »

      Arnaud Denis a brillamment réussi à monter L’Importance d’être constant dans une mise en scène ciselée dans le moindre détail, qui a l’air de surgir sur le plateau du Théâtre Hébertot de façon naturelle, comme si les comédiens étaient de véritables doubles des personnages auxquels ils prêtent leur corps. Son magnifique spectacle empreint d’une élégance épatante est le fruit d’un travail scénographique et dramaturgique de haute qualité.

 

Le générique de L’Importance d’être constant, mise en scène par Arnaud Denis, Théâtre Hébertot, 2021.