Montaigne, les Essais est une création originale conçue et interprétée par Hervé Briaux, donnée au Théâtre de Poche-Montparnasse depuis le 27 août (>). Cette création compte parmi plusieurs spectacles présentés avec succès à la rentrée théâtrale de 2021.
Hervé Briaux partage dans Montaigne, les Essais sa passion pour le célèbre penseur du XVIe siècle à travers plusieurs « articles » sélectionnés pour constituer un « récit-portrait ». Il s’agit d’un double travail d’adaptation dans la mesure où les passages arrêtés des Essais sont traduits en français contemporain pour rester accessibles aux spectateurs qui ne sont pas nécessairement rompus aux finesses de la langue du XVIe siècle. C’est sans doute une entreprise dramaturgique étonnante parce que l’œuvre de Montaigne se prête tant bien que mal à une adaptation théâtrale au regard de sa dimension réflexive conditionnée par son caractère polémique. Les Essais ne renferment en effet pas une histoire épique qui raconte la vie de Montaigne ancrée dans le présent historique de son époque. Ils dressent le portrait de l’auteur à travers une introspection vibrante déroulée en lien avec des sujets qui préoccupent un homme du XVIe siècle sur le plan existentiel, d’où la séduction intarissable qu’ils exercent sur des lecteurs d’époques variées. Ils interrogent dans le même temps le rapport de l’homme à lui-même et au monde tout en relativisant avec humilité sa prétention à se situer au sommet de la nature selon son point de vue orgueilleux. C’est à partir de cette tension existentielle que naît le « récit-portrait » qui condense la pensée de Montaigne dans le spectacle singulier d’Hervé Briaux.
Au lever du rideau, la mise en scène introduit pourtant un élément épique qui fait un clin d’œil à la situation historique de Montaigne et à celle des spectateurs présents précisément dans la salle du Théâtre de Poche-Montparnasse. Cet élément épique repose sur la lecture d’une lettre fictive de Montaigne adressée à ceux qui vont assister à la représentation, lettre lue par un ouvreur jovial habillé d’une tenue qui fait penser à celle de mime. Cette lettre sert de lien qui invite les spectateurs à se plonger dans l’univers historiquement daté de Montaigne et qui semble en même temps vouloir gommer la distance temporelle qui les sépare de lui. Cet enjeu esthétique est prolongé par le choix scénographique de transformer la scène en un lieu abstrait dépourvu de tout ancrage historique. La scène reste sombre tout au long de la représentation, ce qui permet d’utiliser les lumières led disposées pêle-mêle sur son fond pour évoquer un ciel étoilé, d’opposer par-là métaphoriquement la petitesse de l’homme à l’immensité de la nature et de réactiver en fin de compte tout un imaginaire philosophique propre à la manière de penser le monde au XVIe siècle par le biais des similitudes.
Deux grands bols posés sur une sorte de table-bar installée côté cour introduisent dans cette scénographie dépouillée la réalité matérielle, d’autant plus que le premier contient de l’eau et que l’autre est rempli de fruits. Ces éléments concrets ainsi que le corps du comédien véhiculent l’idée que le « récit-portrait » donné à voir au spectateur relève de l’expérience d’un homme qui n’est pas le résultat d’une conceptualisation littéraire mais qui a réellement existé. À ces éléments matériels correspondent des gestes symboliques qui rendent son corps vivant. Le comédien, torse nu et couché sur la scène, finit rapidement par se lever, puis met une chemise noire. Un peu plus tard, il se lave le visage, puis mange un fruit et en jette le noyau par terre. L’âge avancé du comédien garantit par ailleurs l’authenticité des propos tout en donnant du poids aux questions existentielles soulevées. Le caractère non épique et la dimension réflexive de la parole proférée sont ainsi rattrapés par ces quelques éléments matériels qui rappellent au spectateur sa propre condition humaine. La scénographie tend donc à conférer aux passages choisis des Essais une valeur universelle qui leur est communément reconnue.
Dans ces conditions, Hervé Briaux prête bel et bien sa voix et son corps à Montaigne qu’il incarne avec délicatesse. À l’authenticité de l’expérience et à la valeur universelle correspond d’emblée une posture posée et pleinement maîtrisée, adoptée par le comédien avec aisance. Celui-ci ne reste pas pour autant immobile, il se déplace ou s’assoit sur un tabouret ou pénètre dans la salle pour rythmer son « récit-portrait » selon les sujets abordés (mort, vieillesse, animaux, dieu, etc.), mais il se garde de faire aussi bien un mouvement brusque qu’un changement de ton rapide. Sans jamais abandonner le sérieux, il imprime à ses mouvements et à sa voix un plus de légèreté lorsqu’il évoque des passages drôles des Essais ou même ceux qui ont l’air un peu scabreux, comme celui qui parle de la puissance et de l’impuissance sexuelles. La voix grave de baryton prédispose Hervé Briaux au rôle d’un « conteur » sûr de sa parole tout en lui permettant de susciter la confiance de son auditoire. Son corps vieillissant qui sert de support à cette voix et qui se détache sur le fond sombre de la scène transcende enfin l’expérience partagée. L’objectif poursuivi est de saisir, lors du spectacle d’une heure, différentes facettes de la condition humaine avec autant de sérieux que de souplesse pour capter l’attention des spectateurs et la maintenir : et cet objectif est pleinement atteint grâce à l’art et à la finesse du comédien.
Montaigne, les Essais, présenté au Théâtre de Poche-Montparnasse dans une mise en scène d’Hervé Briaux, appartient à ces brillantes performances qui dépassent les codes traditionnels du théâtre dramatique : en l’occurrence, un « récit-portrait » empreint de considérations polémiques qui s’impose aux spectateurs avec autant de profondeur que d’humour pour montrer la pensée en mouvement d’un homme du XVIe siècle, humble et conscient de sa petitesse, en proie à plusieurs contradictions métaphysiques qui suscitent l’adhésion du public à travers leur dimension humaine.