De Jean-Paul Sartre, La Putain respectueuse a été créée en mai 2019 par la Compagnie Strapathella (>) au Centre Culturel Jean-Jacques Robert à Mennecy (Essonne) dans une mise en scène de Lætitia Lebacq. Elle a été reprise par À La Folie Théâtre (>) pour y être jouée du 20 mai au 20 juin 2021.
Les pièces de Sartre restent toujours d’actualité au regard des thèmes qu’elles véhiculent et qui touchent les hommes au plus profond de leur vie quotidienne. Parfois quelque peu schématiques sur le plan dramatique, elles exposent des problèmes existentiels universels sans toutefois apporter une réponse (morale ou métaphysique) toute faite. Elles s’achèvent en général sur un dénouement impitoyable, moralement inacceptable ou du moins dérangeant. C’est au spectateur, ébranlé dans ses convictions, de trancher. Dans le cas de La Putain respectueuse, plusieurs problèmes remuent conjointement sa sensibilité élémentaire : le racisme fédérateur lié à la supériorité des blancs et à la promotion néfaste du patriotisme américain conservateur, mais aussi la prééminence masculine et la soumission des femmes. Si l’action de la pièce est située dans une Amérique des années 40, et que son intrigue soit constituée à partir de clichés propres au contexte historique, elle pourrait se dérouler dans n’importe quel autre pays affecté par des luttes raciales. La teneur de la pièce est en effet on ne peut plus explosive, d’autant plus que Sartre ne se gêne pas pour désigner certaines réalités évoquées par des noms cruellement révélateurs de leur fond contestable et ce, à l’instar du titre désinvolte qui est un oxymore : l’homme noir est traité de nègre et présenté comme pondéré malgré toute l’injustice qu’il subit de la part des blancs impunément méprisants ; le sénateur expose de manière éhontée et insidieuse l’idéologie orientée selon laquelle seuls les blancs ont une valeur réelle pour la nation américaine ; Fred se conduit à l’égard de Lizzie avec un machisme orgueilleux pour obtenir d’elle un faux témoignage contre « le nègre » ; et enfin, Lizzie concentre tous les clichés d’une prostituée naïve et facile à berner. La Putain respectueuse véhicule ainsi un système de représentations entièrement calqué sur des comportements stéréotypés pour les dénoncer en les montrant dans leur plus grande simplicité. C’est en outre une des rares pièces qui abordent le problème du racisme de manière absolument subversive et au regard de son dénouement conformiste en accord avec une idéologie exclusive soutenue par les dominants.
Lætitia Lebacq s’est saisie de La Putain respectueuse de Sartre pour la présenter dans une mise en scène classique qui, au premier abord, met en valeur le jeu des comédiens. La scène représente le salon de l’appartement de la prostituée Lizzie, où se déroule toute l’action sans changement de décor. Ce salon n’est pas dépourvu d’une certaine chaleur qui s’en dégage sans que rien ne révèle ostensiblement la nature des pratiques exercées par la jeune femme. La metteuse en scène gomme soigneusement tout indice tant soit peu vulgaire susceptible de rappeler au spectateur que l’appartement de Lizzie serait un lieu de prostitution. Aucun élément extérieur à l’action de la pièce n’est ainsi là pour le contrarier : tout paraît tout à fait lisse. Le spectateur voit un simple salon aménagé avec quelques meubles ou accessoires propres à évoquer sans surcharge l’époque historique souhaitée par Sartre : il s’agit notamment d’une grande radio en bois placée au fond de la scène et d’un grand fauteuil en cuir noir installé côté cour devant l’entrée d’une supposée salle de bain, mais on remarque aussi une vasque, une cruche à eau et un miroir de table posés sur une sorte de desserte mobile campée à l’extrémité droite du plateau. Une table et trois chaises en fer forgé se trouvent disposées côté jardin à l’entrée supposée de l’appartement. Quelques accessoires, tels qu’une bouteille de whisky laissée sur un guéridon ou une carafe d’eau posée sur la table en fer forgé, complètent l’ameublement retenu. Enfin, un rideau de lanières rouges recouvre le fond du salon tout en faisant entrevoir le fond noir de la scène ainsi qu’un espace vide qui les sépare. Ces éléments de décor, de même que les costumes d’époque et une bande musicale qui ouvre l’action, transposent rapidement le spectateur dans une Amérique des années 40. Le but de la metteuse en scène est, paraît-il, de susciter l’impression que cet ensemble conventionnel, corrélé à l’action conformiste de la pièce, reproduit sur scène les mêmes stéréotypes que l’on retrouve dans le comportement des personnages. La subversion est donc double : une scénographie classique tend un miroir à l’intrigue de La Putain respectueuse pour former avec elle une œuvre homogène et efficace sur le plan dramaturgique.
Ces choix scénographiques sont parfaitement soutenus par le jeu des comédiens. Lætitia Lebacq, qui s’est également emparée du rôle de Lizzie, crée un personnage de jeune femme débordant d’énergie et d’illusions sans toutefois basculer dans une caricature déplaisante. Si sa Lizzie cherche une certaine élégance à travers ses manières et ce, d’autant plus qu’elle se destine à une clientèle aisée, une certaine spontanéité maîtrisée que l’on observe dans les gestes de la comédienne laisse en même temps transparaître sa condition sociale peu élevée. La Lizzie de Lætitia Lebacq paraît ainsi naturellement contrastée, se trouvant à la croisée de deux univers qui broient le personnage en quête d’une impossible reconnaissance sociale pour son faux témoignage : sensible au malheur du Nègre et regrettant après coup son parti pris, elle persuade en même temps de la facilité avec laquelle on peut la séduire grâce à un discours flatteur proféré par les dominants. Comme le suggère le texte de Sartre, la Lizzie de Lætitia Lebacq, malgré tout le mauvais traitement qu’elle subit de la part de Fred, ne parvient pas non plus à cacher l’amour naissant qu’elle ressent pour cet homme hautain : les regards fuyants et les maladresses assumées de la comédienne trahissent franchement cet amour au moment même où elle le nie avec véhémence. Le spectateur peut ainsi se laisser aller à la pitié que provoque en lui une Lizzie interprétée avec une profondeur psychologique insinuée par le texte. À côté d’elle, Bertrand Skol crée un Fred imbu de lui-même en adoptant une posture quasi brutale, empreinte d’un machisme orgueilleux : il rassemble dans son jeu tous les stéréotypes liés à l’image d’un mâle supérieur méprisant tout et tout le monde. Ses regards assassins, sa voix grave et ses gestes et mouvements plus qu’assurés montrent un personnage tranché et presque insensible, entièrement fermé, fort de ses prérogatives. Le sénateur, incarné par Philippe Godin, se présente, quant à lui, comme un bonhomme conciliant et à l’écoute de la jeune femme humiliée, mais le spectateur décèle rapidement dans le jeu du comédien l’envers manipulateur de sa bonhommie feinte. Baudouin Jackson, dans le rôle du Nègre, paraît enfin comme acceptant sa condition de « nègre » : sa posture soumise semble scandaleusement servir les intérêts de ses persécuteurs sans les mettre en cause. Les quatre comédiens parviennent ainsi à individualiser avec souplesse les quatre personnages ébauchés par Sartre dans sa pièce en deux actes.
La mise en scène de La Putain respectueuse réalisée par Lætitia Lebacq gagne donc les suffrages des spectateurs grâce à des choix classiques faits pour servir étonnamment la dimension subversive de la pièce : la simplicité dramaturgique s’avère ici tout à fait efficace pour dénoncer sans ambiguïté la supériorité présumée et le racisme assumé des blancs.