Dénis douillets, à l’affiche, en ce moment, au Théâtre Pixel, est une création contemporaine de Noémie Zard, présentée dans une mise en scène entraînante de l’autrice début septembre 2021 au Théâtre de l’Orme. C’est aussi la première création de la Cie Les Souffleurs de braises, accueillie avec enthousiasme par ces spectateurs sensibles à l’âpre solitude ressentie par ceux qui se sont retrouvés cloîtrés dans un voisinage pusillanime. S’il s’agit d’une compagnie émergente, le spectacle qu’elle propose est amplement abouti et soutenu par des choix de mise en scène tout à fait convaincants.
La pièce de Noémie Zard aborde un sujet d’actualité avec une franchise douce-amère : elle nous parle de ces milliers d’hommes et de femmes résignés pour lesquels l’entrée dans la vie active s’apparente à un isolement désolant vécu dans l’appartement d’un immeuble situé quelque part en région parisienne. Il ne s’agit pourtant pas d’une grande fresque sociale susceptible de dénoncer avec grandiloquence un phénomène de grande ampleur, parce que l’action traitée avec une légèreté salutaire ne manque ni d’humour ni d’émotion. Elle le dépeint au contraire avec entrain tant pour amuser en douceur que pour tendre délicatement un miroir déformant à ceux qui n’osent pas sortir de chez eux et prendre un risque pour aller à la rencontre des autres, en particulier de ceux qui vivent anonymement dans leur plus proche proximité. Comme l’annonce le titre, le déni d’une telle réalité et une mollesse confortable installée dans les habitudes peuvent vite avoir raison de relations sociales, mais peut-être qu’une fête de voisins prévue pour samedi soir pourrait changer la vie aux quatre personnages de la pièce.
L’action de Dénis douillets se distingue par un équilibre astucieux entre un message poignant et un jeu scénique pétillant. Elle est fondée sur quatre récits de vie croisés qui ont une valeur de témoignage : des récits de vie en vrac qui dressent plus quatre portraits qu’ils ne suivent un déroulement linéaire malgré une progression implicite vers le dénouement attendu, celui de la fête des voisins à laquelle les quatre personnages s’apprêtent à participer. Chacun d’eux, deux femmes et deux hommes, se raconte rétrospectivement en sortant de son coin pour évoquer aussi bien sa pesante solitude que ses rapports impossibles avec les voisins dont il perçoit la présence à travers les murs maigres de son appartement ou qu’il observe parfois avec indiscrétion, mais dont il évite soigneusement de se rapprocher. L’écriture de Dénis douillets nous révèle dès lors quatre destins différents reliés par une promiscuité spatiale vécue fatalement dans un isolement paradoxal : comme les tirades qui se succèdent en s’entremêlant les unes dans les autres sans conduire à un échange, ces quatre destins entrent en contact sans établir de véritables liens sociaux.
Une scénographie colorée et l’organisation quasi géométrique mais souple de l’espace scénique répondent à cet enjeu dramatique de l’écriture croisée de Noémie Zard. La scène se trouve en effet approximativement divisée en cinq parties perméables : ses quatre coins qui abritent des bureaux décorés de quelques objets symboliques représentent quatre appartements respectifs qui convergent vers le milieu réservé à la mise en voix animée des récits fragmentés des quatre personnages. Cette partie centrale de la scène, où ceux-ci reviennent à tour de rôle pour se livrer aux spectateurs, représente en même temps ce lieu magique où le récit se fond dans des saynètes truculentes non seulement pour illustrer les situations évoquées, mais aussi pour amener les personnages à reconsidérer leur rapport à eux-mêmes et aux autres et à porter ainsi un regard averti sur l’impasse dans laquelle ils vivent. Des guirlandes lumineuses accrochées au mur du fond suggèrent par ailleurs, tout au long de l’action, l’imminence de la fête des voisins, appréhendée comme la promesse d’un avenir meilleur en termes de convivialité et peut-être même d’amour. La scénographie ainsi pensée refond la double temporalité fictive (récits et saynètes situés peu avant la fête, qui n’aura finalement jamais lieu) et un espace unique à des facettes multiples dans un ambitieux rapport dialectique qui ne cesse de renvoyer aux spectateurs une image d’eux-mêmes d’autant plus percutante que chaque personnage dessine les contours d’un type différent.
Si les comédiens créent une foule de personnages épisodiques sans nom qui interviennent dans de nombreuses saynètes, ils incarnent d’emblée quatre personnages principaux amenés à se présenter à tour de rôle au lever du rideau. Charlotte Jouslin, tout d’abord, crée avec un humour nerveux celui d’une voisine voyeuse retirée dans les entrailles d’un appartement après une thèse non achevée sur Balzac, tout en remuant les jumelles avec lesquelles la jeune femme guette anxieusement aussi bien l’éditrice de son roman qu’un voisin prof d’EPS avec qui elle souhaiterait sortir. Bénédicte Fantin se coule dans le rôle d’une voisine maltraitée par le mari qui attire ainsi l’attention d’autres voisins hésitant à intervenir, mais elle incarne dans le même temps le type de filles adulées et courues dans leur jeunesse : le mal-être de son personnage nous affecte dès lors tout aussi vivement que celui de la voyeuse qui manque cruellement de confiance en elle. À côté d’elles, Louis Carlier s’empare avec vigueur de la création de ce type de beau gosse et tchatcheur plus que sûr de lui-même, mais qui, finalement, surjoue son rôle sans arriver à persuader les autres de ses demi-vérités et à construire une relation stable. Mehdi Merabtène représente avec émotion le type opposé, celui d’un jeune homme renfermé et mélancolique qui semble paradoxalement se complaire tant bien que mal dans sa solitude sans pour autant vivre heureux. Ce quatuor complice et complexe nous entraîne rapidement dans le feu d’une action palpitante qui amuse aussi bien par son côté drolatique qu’elle n’émeut par la sensibilité avec laquelle les quatre comédiens donnent vie à leurs personnages.
Dénis douillets de Noémie Zard est une création remarquable en ce qu’elle campe quatre personnages différents en proie au même mal-être dans un réseau de relations potentielles avec une précision empreinte d’une touche d’humour qui est le fruit d’un subtil effet de condensation. Les comédiens créent en même temps des personnages attachants pétris d’espoirs et de déceptions tout en instaurant une complicité fiévreuse entre ces êtres pourtant fictifs et leurs spectateurs amplement convaincus de la qualité du spectacle.