Cyril Teste et le Collectif MxM se saisissent de La Mouette de Tchekhov en l’adaptant pour le plateau suivant une démarche audiovisuelle à cheval entre le théâtre et le cinéma : cette création singulière, reprise au Théâtre Nanterre-Amandiers pour une quinzaine de nouvelles représentations à la mi-avril 2022 (>), suscite bien la curiosité des spectateurs en ce qu’elle remodèle, en les explicitant sans ambiguïté, les motivations psychologiques et les états d’âme des personnages tchekhoviens mis à nu grâce à un regard voyeuriste.
La célèbre pièce de Tchekhov, première en série qui ouvre résolument la voie à la dramaturgie moderne, pose avec acuité la question de l’avant-garde et de nouvelles formes de théâtre. Sur le fond d’une représentation manquée, elle retrace le parcours de vie d’un jeune auteur (Treplev) et ce, à travers quatre grands tableaux (ou actes) dramatiques, à ceci près que l’action épique qui fait avancer l’histoire se trouve nettement reléguée au hors-scène ou à l’entre-deux-actes. Si Treplev semble au premier abord s’imposer comme le héros de la pièce, d’autres personnages ne laissent pas d’usurper la place qu’il occupe au premier acte non seulement pour relever la complexité de son drame personnel, mais aussi pour dépeindre avec une touche réaliste l’immobilisme esthétique et moral auquel se trouve vouée la société russe dans le viseur de Tchekhov. La Mouette se comprend comme le « récit » de la maturation de plusieurs échecs, dès lors qu’aucun personnage ne parvient à réaliser son projet de vie et atteindre la plénitude vitale recherchée sans illusion, même pas Arkadina ou Trigorine condamnés à se prévaloir avec dérision d’une reconnaissance sans leste dont ils n’ignorent au reste pas les limites.
Cyril Teste s’approprie ce drame, constitué de déceptions et échecs en série, en créant des images bouleversantes qui permettent d’accéder à l’intimité de chacun des personnages, quel que soit son rôle dans l’action. Ce n’est pas que ces personnages manquent de soif de vivre, c’est qu’ils sont obnubilés par des attaches qui les empêchent d’avancer, ou qu’ils se condamnent eux-mêmes, sans parvenir à s’élever par des actes marquants, à mener une vie fondée sur des compromis tout aussi frustrants que s’ils se laissaient aller à l’abandon : le mariage désespéré de Macha avec l’instituteur Medvedenko en est un exemple le plus frappant. Seule Nina semble à cet égard sortir du lot par sa détermination de devenir comédienne et pour être ainsi parvenue à s’émanciper de sa famille, mais son cruel manque de talent et son risible amour charnel pour Trigorine lui ménagent le même échec professionnel et sentimental qu’essuie Treplev à cause des jalousies mesquines qui l’empêchent de prendre de l’envol et imposer avec assurance, au mépris des moqueries ouvertes de sa mère, sa vision novatrice de l’art. Tous les personnages s’enlisent ainsi définitivement dans une vie tant soit peu dérisoire en se noyant dans une souffrance immanente à leur propension à la songerie et aux bavardages. C’est cette intériorité que cherche à rendre palpable la création de Cyril Teste à travers des gros plans envahissant la scène, révélateurs de frémissements entraînés par cette étreinte existentielle qui met les personnages face à une impuissance crispée pour certains comme face à une suffisance flagrante pour d’autres.
Pour ce faire, Cyril Teste met en œuvre une scénographie dépouillée qui permet d’abord de figurer l’extérieur de la maison située au bord d’un lac pour favoriser ensuite la projection des scènes d’intérieur. Le spectateur voit ainsi ce qui se passe dans la maison essentiellement à l’aide de la caméra qui retransmet en direct l’action déroulée derrière la paroi du milieu, dès lors que les personnages abandonnent, à la fin du premier acte, les environs du lac qui servent de cadre naturel à la représentation préparée par Treplev. Ce parti pris scénographique est intéressant en ce qu’il infléchit la dimension réaliste de la pièce en la transformant en un drame symboliste qui évoque certains drames claudéliens. Si la représentation de la pièce de Treplev réunit tous les personnages, au clair de lune, devant un sublime paysage de taïga russe projeté par intermittence sur la façade de la maison, ils finissent par se disperser pour se replier d’autant plus douloureusement sur eux-mêmes qu’ils se renferment dans une solitude stérile vécue collectivement au sein même de la propriété. Ce n’est pas que les comédiens ne jouent plus sur le devant de la scène à partir du second acte, c’est que leurs apparitions furtives se font de plus en plus rares pour garder une aura symbolique, comme cette confrontation haletante entre Arkadina et Trigorine intervenue au cours du troisième acte, ou comme cette ultime rencontre entre Treplev et Nina (déplacée ainsi à l’extérieur) qui entraîne in extremis le suicide du jeune homme. Les projections en gros plan des scènes d’intérieur ne nous font pas seulement pénétrer dans l’intimité des personnages et observer par-là comme à la loupe leurs états d’âme, elles nous montrent tout aussi leur chute progressive qui se traduit par leur disparition de la scène : ils semblent dès lors échapper à une souffrance incommunicable pour devenir de pâles fantômes d’eux-mêmes.
L’adaptation de La Mouette par Cyril Teste représente ainsi une expérience théâtrale originale qui aborde la partition tchekhovienne sous le prisme de la caméra pour repenser le rapport du spectateur aux personnages : si les superbes gros plans produisent un saisissant effet d’éloignement, c’est pour mieux souligner l’enferment des personnages dans une vie monotone proche d’un poignant ennui existentiel.