La Compagnie Yves Beaunesne (>) propose une nouvelle création de l’immortel Tartuffe de Molière dans une mise en scène brillante qui fait un délicieux froid dans le dos. Présenté au Théâtre de Liège début janvier 2022 (>), ce Tartuffe est parti en tournée à travers la France : le Théâtre Montansier à Versailles (>) l’a accueilli en premier dans sa belle salle dès fin janvier.
Depuis sa première création versaillaise en trois actes à l’occasion des festivités de L’Île enchantée (1664), Le Tartuffe n’a jamais cessé d’intriguer par sa dimension hautement polémique ainsi que par des ambiguïtés morales qu’il engendre pour se couler dans les codes dramatiques en vigueur à l’âge classique. Les metteurs en scène ne se retrouvent jamais à court d’idées pour interroger ce texte impossible à renfermer dans une interprétation définitive qui balaie les précédentes, sans établir avec elles un rapport dialectique. Le 400e anniversaire de la naissance de Molière voit même une curieuse éclosion de plusieurs versions du Tartuffe inscrites toutes dans des projets dramaturgiques aussi différentes quant à leurs choix esthétiques qu’originales dans leurs réalisations scéniques pensées pour relancer son inépuisable renouvellement. Après celle de Macha Makeïeff créée au Théâtre de la Criée à Marseille et celle d’Ivo van Hove donnée à la Comédie-Française, Yves Beaunesne trace adroitement son propre chemin tout en se distinguant de ses confrères tant par une vision très sombre de la famille bourgeoise que par certaines solutions saillantes qui infléchissent radicalement la signification du texte.
Il n’est plus dans l’usage de jouer Le Tartuffe dans des tonalités comiques, même si certains propos ne manquent jamais de provoquer quelques rires, aussi légers soient-ils. La dramaturgie contemporaine a amplement retourné la comédie traditionnelle en prenant le contre-pied des procédés farcesques et comiques triomphant à l’époque de Molière. Pour actualiser le texte du Tartuffe, les metteurs en scène dotent en effet ses personnages d’une plénitude psychologique au détriment des caractères ou en révèlent des non-dits et l’implicite en dépassant la logique des passions cartésiennes et ce, pour remettre en cause les convenances sociales qui les font agir selon les bienséances classiques. Yves Beaunesne fait partie de ces metteurs en scène perspicaces qui s’emparent du Tartuffe pour en proposer une relecture troublante. Il déconstruit les scènes plus célèbres pour leur conférer une nouvelle dynamique. Il enferme les personnages dans une solitude collective tout en soulignant leur incompréhension mutuelle et leurs divergences. Ces personnages semblent vivre dans un quasi huis-clos qui les plonge chacun dans une souffrance latente, si ce n’est, pour Orgon, dans une autosatisfaction sourde aux cris de détresse émis par les membres de sa famille. S’il y a peu de place pour le comique, des tensions souterraines entre les personnages qui ne parviennent plus à s’entendre, à commencer par le couple Mariane-Valère, instaurent ainsi une ambiance pesante aux confins de tragique.
La scénographie situe l’action dans plusieurs pièces attenantes d’un appartement des années 1960. Elle évoque en demi-teinte ces films à scandale qui représentent le milieu bourgeois fracturé de l’intérieur par des conflits générationnels et des interdits sexuels. Quelque chose de lourd se dégage vite de l’aménagement de la salle à manger qui domine la scène au lever du rideau et qui se transforme, dès le troisième acte, en salon de billard. Une grande table rectangulaire fait un clin d’œil aux repas de famille obligés : si les personnages s’y trouvent réunis avant le début de l’action dans une ambiance bon enfant, ils n’y souperont jamais parce que leurs désaccords les désunissent rapidement en les isolant les uns des autres. La scène de dispute entre Mariane et Dorine se déroule ainsi dans l’intimité d’une chambre située à cour, en apparence séparée de la pièce principale par un grand canapé en cuir marron foncé, symbole d’une certaine idée de luxe pesant propre au monde d’affaires ultra fermé. Le salon de billard plongé dans la semi-obscurité renforce par la suite l’impression qu’une opulence rigide retient les personnages dans un entre-soi autodestructeur. Déroulées sur une estrade installée au fond du plateau, les scènes de messe, qui représentent par ailleurs de sublimes intermèdes musicaux empreints de mysticisme d’ordre catholique, ponctuent les premiers actes. Elles transcendent en même temps l’action pour faire ressortir les scandales de cet entre-soi néfaste avec une déconcertante efficacité, tant au regard de la duplicité de Tartuffe que celle d’Elmire, femme d’Orgon.
Dans cette ambiance troublante, les comédiens créent des personnages étonnants au regard de configurations interpersonnelles inédites. Ces personnages ne se ressemblent pas : leurs caractères et leurs aspirations secrètes n’ont en fin de compte que peu de choses en commun quand on les considère à travers les yeux d’Yves Beaunesne. Le spectateur se demande souvent avec stupéfaction ce qui les fait vivre ensemble sous un même toit, si ce n’est cette unité fondamentale qu’est la famille bourgeoise âprement attachée aux apparences stéréotypées des représentations sociales. Maria-Leena Junker, dans le rôle de Mme Pernelle, détonne d’emblée avec son parler lent et ses gestes soignés qui lui confèrent un aspect maternaliste en décalage avec l’attitude de la famille, à l’exception notable de son fils Orgon entiché de la fausse bien-pensance de Tartuffe. Cette fois-ci, ce n’est pas elle qui se fâche, c’est elle qui énerve délicatement les autres avec son ton doucereux préoccupé. Ce parti pris, tout à fait convaincant, laisse sourdre la tension tenue à fleur de peau pour la faire éclater à d’autres moments choisis avec précision
Jean-Michel Balthazar marche dans les pas de Mme Pernelle : son Orgon semble le plus souvent se contenter d’agacer les autres et de provoquer chez eux des réactions tant soit peu frustrées et ce, d’autant plus qu’il semble ne pas écouter ce qu’ils lui disent. Si Damis, incarné par Léonard Berthet-Rivière, ne manque pas de s’échauffer, Dorine, Mariane et Elmire se trouvent toutes piégées par leur position de femmes soumises à l’autosuffisance désarmante d’un Orgon sourd à leurs propos. Johanna Bonnet crée une servante très agile, débordante d’énergie, mais sans un réel effet sur Orgon malgré sa posture imposante et son ton virulent. La Mariane de Victoria Lewuillon, quant à elle, se laisse aller à une souffrance haletante que la comédienne rend avec une sensibilité feutrée. Noémie Gantier, dans le rôle d’Elmire, donne enfin à la femme d’Orgon cette élégance alerte et énigmatique qui cache sous une apparence distinguée des sentiments autres que ceux qu’elle laisse transparaître à travers une posture maîtrisée : c’est lors de la sublime scène de la table qu’elle finit par profiter du long silence d’Orgon pour céder voluptueusement à la pression de Tartuffe. Dans ce florilège d’individualités finement prononcées, Tartuffe incarné par Nicolas Avinée paraît comme un élément fatal qui fait éclater l’unité de la famille d’Orgon : il s’impose par une présence raffinée en demi-teinte, comme s’il cherchait à s’effacer pour mener ses manipulations à l’abri des regards de ceux qui le soupçonnent d’imposture. La posture très élégante qu’adopte Nicolas Avinée le rend même paradoxalement presque sympathique au sein de cette famille agonisante, en manque de vigueur et d’émancipation.
Le Tartuffe d’Yves Beaunesne repense l’espace et les relations entre les personnages pour instaurer efficacement une atmosphère crépusculaire. Cette création souligne par-là l’essoufflement étouffant des contraintes sociales qui règlent la vie de la famille d’Orgon manipulée par un Tartuffe séducteur. Si celui-ci représente sans doute une force maléfique, son introduction dans cette famille libère paradoxalement les pulsions feutrées de ses membres et les aide in extremis à se reconstruire sur de nouvelles bases. C’est certes une création singulière, mais remarquable par ce qu’elle révèle sur des rapports négatifs implicites entre les personnages.