La Nuit des Rois est une comédie baroque de Shakespeare, maintes fois jouée dans des créations extrêmement variées : la Cie Les Lendemains d’Hier en donne une version écourtée dans une réécriture originale mise en scène par Benoît Facerias, donnée du 21 juin au 27 août au Théâtre Lucernaire (>). Le texte de cette adaptation tout à fait réussie est publié chez L’Harmattan.
Les réécritures des classiques entraînent toujours des polémiques quant au caractère intouchable des textes, notamment quand elles sont manquées. Et l’on peut éternellement disserter sur les enjeux et les conséquences dramatiques de cette démarche jugée « sacrilège », mais après tout l’on se doute bien que si Shakespeare avait été de notre époque, il aurait adopté une écriture conforme à nos codes et que ses pièces auraient été d’une facture différente. Ses tragédies et comédies d’il y a plusieurs siècles continuent pourtant à nous intéresser parce qu’elles interrogent de manière singulière notre rapport au monde, mais aussi parce qu’elles renferment des qualités dramaturgiques et esthétiques qui correspondent à une certaine façon de faire le théâtre. Les réécrire avec plus ou moins de liberté revient simplement à leur redonner vie sous une autre forme pour les faire jouer. Autant une nouvelle mise en scène représente une actualisation et une interprétation qui peuvent prêter à discussion, autant une réécriture participe de cette même herméneutique inépuisable révélatrice de l’extrême richesse des textes classiques. Benoît Facerias et la Cie Les Lendemains d’Hier, quant à eux, s’inscrivent pleinement dans ce travail de palimpseste tout en nous persuadant de leur plaisir de jouer (avec) Shakespeare.
La Nuit des Rois est une comédie en cinq actes, assez compliquée et complexe pour perdre par endroits les spectateurs dans des imbroglios entraînés aussi bien par de nombreux personnages que par des déguisements et des quiproquos savoureux. Pour peu que la réécriture de Benoît Facerias semble au premier abord aller à l’essentiel en reprenant des scènes clés, elle est loin d’être une innocente simplification de la vieille comédie de Shakespeare. Elle insuffle en effet à celle-ci une dynamique différente en introduisant dans l’action la figure du rhapsode équivalent au narrateur, amené sur scène pour donner un éclairage sur les enjeux narratifs et amoureux. A ce rôle fondamental du narrateur, propre aux théâtres antique et contemporain, se superposent des apartés éclair d’autres personnages, de telle sorte qu’une tension dialectique s’instaure entre ces passages narratifs, bien qu’in fine peu nombreux, et des scènes empreintes d’une théâtralité flamboyante. Il s’agit ainsi en apparence de « raconter » la vieille comédie réputée pour sa complexité, ce qui lui confère une dimension d’autant plus merveilleuse que l’argument du naufrage, le déguisement de Viola en Césario et la disparition de son frère Sébastien sont pleinement romanesques. La part narrative n’est pas seulement un moyen habile pour guider les spectateurs et pour relier les scènes retenues, mais aussi un ressort métathéâtral pour forger avec eux une relation intime et un procédé dramatique pour renforcer le caractère hautement théâtral de l’ensemble.
La scénographie minimaliste, fondée sur une scène laissée quasiment vide, voilée dans le noir, nous plonge dans un univers imaginaire réclamé comme tel par le rhapsode, univers imaginaire à cheval entre un plateau vide transformé par ce dernier en scène de théâtre et différents espaces dramatiques transcendés aussitôt par la magie du jeu des comédiens en d’authentiques tableaux perçus comme prélevés sur une histoire romanesque idéalement située dans un passé féerique des contes. Le seul décor représente un lustre pourvu de plusieurs lampes brillant d’une lumière jaune foncé sur un fond noir, ce qui produit un subtil effet de contraste, plus précisément un certain effet de féerie : les comédiens vêtus de costumes d’époques variées semblent ainsi surgir de nulle part comme les sosies de ceux qu’ils incarnent, si ce n’est de derrière le fond à l’instigation du rhapsode qui, accompagné d’un musicien, les fait entrer au lever du rideau et qui se métamorphose peu après en un d’entre eux. La vieille comédie de Shakespeare s’introduit alors dans l’intimité des spectateurs pour les enchanter tant avec des intermèdes musicaux et des scènes bouffonnes qu’avec des scènes d’amour aux accents de comédie pastorale. Comme le suggère l’un des intermèdes initiaux, the show must go on.
L’action proprement dite est dès lors fondée sur un mélange adroit de genres divers lié aux effets de rupture, ce qui engendre une dynamique particulièrement entraînante : aucune scène n’a le temps de s’enliser dans la durée, aucune place n’est laissée à un temps mort ou languissant, parce qu’un « raseur », généralement le bouffon ou la servante Maria, intervient à un moment opportun pour la faire rebondir. C’est d’autant plus ingénieux qu’il s’agit le plus souvent de scènes topiques que les spectateurs sont amenés à reconnaître et à reconstruire avec des informations dont qu’ils disposent. L’action se déroule et s’enroule dès lors en cascades en suivant trois ou quatre fils conducteurs — l’histoire d’Olivia, celle de Viola-Césario, mais aussi celles de Malvolio, amoureux transi induit en erreur pour être ridiculisé, et de différents personnages comiques — avant qu’ils ne soient dénoués grâce à l’apparition romanesque de Sébastien. La magie du spectacle opère aussi grâce aux morceaux musicaux introduits tant pour renforcer une impression de pittoresque que pour souligner le caractère burlesque et détourné des scènes où le bouffon interprété par le virevoltant Melchïor Lebeaut titille les autres en levant leurs masques. Comme ce dernier qui incarne Sébastien en plus du bouffon, Céline Laugier, Ugo Pacitto et Josephine Thoby créent avec entrain deux personnages à des caractères quasiment opposés, respectivement Olivia et la narratrice, Sir Andrew et Orsino, Maria et Viola. Benoît Facerias et Arnaud Raboutet, quant à eux, apparaissent dans les rôles de Sir Thoby et de Malvolio.
La Nuit des Rois dans la réécriture et dans la mise en scène de Benoît Facerias nous embarque rapidement pour une aventure théâtrale palpitante, jalonnée en outre d’agréables réminiscences pour ceux qui connaissent le texte de Shakespeare que la Cie Les Lendemains d’hier s’approprie avec une touche originale. Le spectacle éclectique nous séduit tout aussi grâce à la fraîcheur savoureuse avec laquelle les comédiens se coulent dans la peau de leurs personnages qu’ils incarnent avec une vigueur attrayante.