La Foire de Madrid est une tragi-comédie de Lope de Vega : créée dans une mise en scène entraînante de Ronan Rivière aux Grandes Écuries du Château de Versailles, reprise au théâtre de l’Épée de bois en septembre 2022 (>), elle est remise à l’affiche au théâtre Lucernaire pour une nouvelle série de représentations (>).
Contemporain de Cervantès, Lope de Vega (1562-1635) compte parmi les dramaturges emblématiques du Siècle d’or espagnol, mais son œuvre reste pour autant peu connu en France : qui est-ce qui se souvient d’avoir vu une pièce de Lope de Vega jouée dans une mise en scène marquante au même titre que d’une pièce de Goldoni ou de Shakespeare ? Si l’univers espagnol nous semble pourtant familier, c’est surtout grâce au déplacement spatio-temporel opéré dans leurs œuvres par les dramaturges français, à commencer par Molière qui n’hésite pas à s’inspirer d’auteurs espagnols pour réécrire Dom Juan, mais aussi concevoir l’intrigue de L’École des femmes. Quant à celle-ci, c’est précisément La Foire de Madrid qui lui aurait donné l’idée de laisser Horace naïvement raconter son histoire d’amour à Arnolphe dont il courtise la future épouse. Nous sommes ainsi d’autant plus reconnaissant à la Cie Voix des plumes de s’être penchée sur une « vieille » tragi-comédie espagnole de la fin du XVIe siècle pour l’avoir portée sur scène dans une création de facture classique, ce qui est loin d’être une facilité. La mise en scène de Ronan Rivière repose en effet sur des choix dramaturgiques et esthétiques assumés qui conditionnent la réception de La Foire de Madrid.
Cette tragi-comédie de Lope de Vega est fondée sur une série de quiproquos galants relevée d’un dénouement tant soit peu tragique. Claudio, Léandro et Adrian, trois galants liés d’amitié, en quête d’histoires d’amour, se rendent à la foire de Madrid réputée pour être un lieu de rencontre propice à tout type de commerces. Leurs parcours ne sont pas pour autant symétriques dans la mesure où chacun des trois jeunes hommes vit une expérience d’amour différente. Tandis qu’Adrian se fait fâcheusement voler sa bourse destinée à payer le miroir à celle dont il cherche à gagner les faveurs, Claudio prend la relève pour découvrir malencontreusement dans ce laideron protégé par un voile sa propre femme. Léandro, quant à lui, parvient, au travers d’un coup de foudre romanesque, à nouer une relation sincère avec une femme aux couteaux avec un mari jaloux qui la trompe. Cette troisième histoire, celle de Léandro, prend le dessus sur les autres qui la font valoir de façon contrastée. La punition du mari fantasque et la réconciliation inespérée entre un Claudio volage et sa femme âgée, ensemble avec le triomphe de l’amour exalté vécu par Léandro et Violente, donnent à La Foire de Madrid une dimension morale sans être moralisatrice. L’action dramatique repose dès lors sur une irrésistible tension dialectique instaurée entre la recherche de galanteries légères et la quête d’une véritable passion amoureuse. Ronan Rivière tient compte de cette double vision de l’amour pour la transposer subtilement dans la tonalité de l’action scénique.
La scénographie situe cette action dans un espace ouvert, enserré des deux côtés de la scène par deux bâtiments non symétriques représentés par des parois gris vert, percées de plusieurs ouvertures en guise de portes et de fenêtres. Cet espace symbolique, fermé au fond par un mur qui cache un autre passage, favorise des déplacements spatiaux rapides entre la fameuse foire de Madrid ou un autre lieu de rencontre, la maison de Violente à jardin et celle de Claudio à cour. Ce qui frappe tout en intriguant, c’est le contraste prononcé entre ce gris vert des parois dépouillées et le rouge éclatant qui recouvre le sol, comme si le scénographe voulait par-là signifier que l’ardeur amoureuse qui motive la conduite de tous les personnages, qui les fait fourmiller irrésistiblement d’impatience, qui les picote inlassablement au cœur en les poussant à agir, qu’il s’agisse de l’amour passion ou de l’amour léger, se fraie douloureusement le chemin dans un univers fétide marqué par le gain, l’intérêt et le vice omniprésents. La recherche de ces saisissants contrastes, propre aussi bien à l’esthétique baroque attachée à créer des effets de surprise dramatiques qu’au romantisme fondé sur ceux produits par le mélange de ce qui élève et de ce qui avilit, se confond sur scène, au prix d’une ambiguïté singulière, avec un alliage vertigineux de burlesque feutré et de frénésie amoureuse exaltée.
L’action scénique s’emploie, sur un rythme endiablé, à mêler des situations hautement comiques à des moments émouvants empreints d’un certain romantisme gracieux, soulignés par des morceaux musicaux de Manuel de Falla interprétés au piano, voire par une chanson élégiaque espagnole, notamment lors des scènes de rencontre amoureuse entre Léandro et Violente. L’action ne connaît que peu de moments de répit, tant les personnages semblent pressés en courant les uns après les autres, comme le montre le défilé d’ouverture déroulé sur une musique rapide typique de cinéma muet. Dès lors que le défi amoureux est lancé, Adrian, Claudio et Léandro n’ont que rarement l’occasion de se laisser aller à des échanges sereins ou à des méditations intimes tenues à l’écart du grand théâtre du monde. L’action est ainsi rapide, entraînante, virevoltante, tourbillonnante, rythmée au gré de situations cocasses relevées de suspens, notamment quand Léandro trouve un confident dans le mari sournois qu’il rend cocu sans le savoir ou quand Violente trouve un refuge chez la femme de Claudio pour y retrouver son amoureux, mais ponctuée précisément par des moments privilégiés pathétiques qui laissent les personnages aussi bien exprimer leur vision de l’amour et du monde que s’aimer dans l’espoir de trouver un apaisement salutaire pour tous. Les comédiens entrent ainsi dans leur rôle avec une fougue captivante qui séduit les spectateurs, créant des personnages contrastés hauts en couleur qui ont pour autant l’air individualisés.
La création de La Foire de Madrid dans la mise en scène de Ronan Rivière représente une belle découverte de l’univers baroque de Lope de Vega, qui nous est pourtant familier à travers des réécritures et la reprises de procédés comiques faites par les dramaturges français. Classique, mais inventive, efficace, bien huilée, rondement interprétée, à la fois drôle et émouvante, cette jolie création mérite amplement d’être découverte et appréciée.