Cyrano donné au Théâtre le Funambule (>) est une création d’après Cyrano de Bergerac par Bastien Ossart avec trois comédiennes de la compagnie Le Théâtre Les Pieds Nus (>) ― Iana Serena de Freitas, Macha Isakova et Mathilde Guêtré-Rguieg.
Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand connaît depuis sa naissance une formidable fortune scénique : cette tragédie romantique ne cesse d’inspirer autant les metteurs en scène que les cinéastes et même les écrivains, donnant lieu à d’innombrables créations et adaptations plus ou moins fidèles au texte de base devenu un véritable palimpseste. Il y a de ces histoires d’un amour impossible qui sont éternelles parce qu’elles nous touchent vivement au cœur. Elles nourrissent de plus nos fantasmes littéraires d’amants malheureux dans lesquels on aime tant se projeter. Dans le cas de Cyrano de Bergerac, cet attachement repose sur un personnage moralement beau mais physiquement laid à cause de son grand nez : il croit ainsi n’avoir que peu de chance de satisfaire ses aspirations amoureuses qui demeurent secrètes. La relecture du Misanthrope par Rousseau et le romantisme en particulier nous ont en effet appris à être sensibles aux personnages qui se retrouvent en marge de la société. Ces nouveaux héros ne sont plus aussi bien faits que les princes et les princesses de l’âge classique, mais ils défendent certaines valeurs morales qui nous sont toujours chères et ils nous intéressent par leur destin qui les met aux prises avec le monde. Cyrano de Bergerac se présente à nos yeux comme un de ces parias solitaires condamnés à être malheureux malgré son excellent caractère, persuadé que ses paroles maniées avec virtuosité ne surmonteront jamais sa laideur aux yeux de Roxane amoureuse du beau Christian ou plutôt de l’image qu’elle se fait de lui. La façon de parler d’amour qui reprend les codes de la préciosité à la mode au XVIIe siècle peut paraître comme un ensemble de clichés rassemblés sous la plume d’Edmond Rostand, mais Cyrano dans sa tragédie a l’air de les inventer lui-même sous l’emprise de l’amour pour Roxane, d’être peut-être même à la source de cette mode. Ce magnifique discours amoureux, revêtu d’alexandrins harmonieux et présenté sous le sceau de la plus profonde sincérité, exerce un charme irrésistible sur l’esprit et l’imagination des spectateurs.
Jouer Cyrano de Bergerac à trois constitue sûrement un grand défi et ce, d’autant plus que les trois interprètes sont toutes des femmes. À l’exception de Roxane et de sa duègne, les autres rôles sont essentiellement masculins. L’entreprise peut ainsi quelque peu surprendre au premier abord de la même manière que si on voyait Juliette ou Phèdre interprétées par un comédien homme. Mais la virtuosité des trois comédiennes fait rapidement tomber tous les préjugés : sûres d’elles dans les rôles qu’elles ne cessent d’endosser pendant presque deux heures, et même celui de Cyrano qu’elles se passent l’une à l’autre grâce à un masque à grand nez, elles convainquent les spectateurs de ce que ces rôles ont été façonnés pour elles. Certes un détail anodin, mais comme la scénographie s’inscrit vaguement dans la tradition baroque, leurs cheveux longs semblent bien correspondre aux représentations que l’on se fait de l’apparence physique des hommes nobles à l’époque de Louis XIII. Ces cheveux, retombant sur les costumes qui imitent de manière conventionnelle le premier XVIIe siècle, et combinés à une impressionnante acrobatie scénique, appartiennent à ces quelques détails symboliques qui transportent les spectateurs dans l’univers dramatique de l’époque qu’ils signifient. L’invention est donc au rendez-vous dans cette re-création atypique de Cyrano de Bergerac, atypique et pourtant empreinte de quelque chose de classique au regard de la diction traditionnelle des alexandrins.
Le plateau nu réserve toute l’attention du spectateur sur le jeu. Les seuls décors de cette scénographie dépouillée représentent les lampions blancs suspendus au-dessus de la scène et les bougies placées à la rampe. Non pas que l’éclairage repose sur ces lampions et ces bougies comme au XVIIe siècle, ils relèvent simplement de ces détails symboliques évoqués plus haut : si cette luminosité évoque la chaleur que l’on ressent au coin du feu, mais, ces détails signifient en raccourci l’époque historique de Cyrano. Combinés à d’autres éléments de la mise en scène, ils réactivent les connaissances des spectateurs pour les amener à se laisser plonger dans l’univers dramatique suggéré. Les costumes des personnages retenus ― le metteur en scène et les trois comédiennes ont fait leur choix de scènes sans prétendre à représenter Cyrano de Bergerac dans son intégralité ― prolongent à leur tour cet ancrage spatio-temporel symbolique : les haut-de-chausses foncés accompagnés d’une chemise blanche aux manches bouffantes ou d’un pourpoint, le tout généralement relevé d’un masque blanc aux joues rouges ou d’un masque singulier propre à tel personnage. On regrette toutefois la robe bariolée de Roxane qui est d’une folle laideur. On ne comprend pas l’effet recherché par ce contraste détonnant avec les autres costumes : on a du mal à imaginer comment cette Roxane mal accoutrée peut rendre amoureux à la fois Christian, Cyrano et De Guiche.
L’inventivité a conduit les créateurs de ce Cyrano revisité à trouver des solutions surprenantes pour interpréter une pièce à multiples personnages avec seulement trois comédiennes. Le problème se posait notamment pour les scènes où interviennent plusieurs personnages en même temps, par exemple celle du premier acte dans laquelle Cyrano dérange une représentation théâtrale donnée à l’Hôtel de Bourgogne. Si on y voit Cyrano tirer le rideau pour annoncer sa prochaine entrée en scène, la prestation grand-guignolesque de Montfleury qu’il chasse verse fâcheusement dans une parodie gratuite et ce, au son même de l’ouverture du Ballet de la Nuit de Lully. Il en va malheureusement de même pour un autre personnage tenu pour négatif, celui du duc de Guiche : son masque à visage de singe et un certain coassement étrange le rendent gratuitement ridicule, alors que sa rivalité avec Cyrano ou ses prétentions amoureuses qui forment un obstacle conventionnel à l’amour de Roxane pour Christian ne le sont pas. D’autres scènes paraissent en revanche savoureusement comiques comme l’ingénieuse interprétation de la tirade du nez de Cyrano « mise en scène » conjointement par les trois comédiennes, ou comme les parades de Ragueneau accueillant Cyrano dans sa boutique. D’autres qui sont empreintes de pathétique sont même très touchantes : l’acte IV réduit à la seule venue de Roxane sur le champ de bataille où Christian se laisse tuer, ou la lecture émouvante de la dernière lettre de Cyrano que Roxane, vêtue enfin avec élégance d’une robe noire, supposait de Christian ― les lampions légèrement baissés et les bougies allumées à la rampe créent une ambiance pittoresque relevée encore par une diction raffinée des alexandrins.
L’adaptation de Cyrano par Le Théâtre Les Pieds Nus ne manque ni de créativité dans l’invention du spectacle, ni de virtuosité quant au jeu virevoltant des trois comédiens. On regrette simplement ces quelques incohérences liées à l’exploitation de la parodie à la place de laquelle on apprécierait trouver le comique qui rehausse plus que le ridicule. Heureusement que ce ridicule se fait oublier dès le milieu de la représentation au profit des scènes plus touchantes.