Cœur ouvert est une pièce de théâtre de Claude Cohen mise en scène par Yvon Martin à l’occasion du Festival OFF d’Avignon, reprise en cet automne à Paris au Théâtre Essaïon (>).
L’action de Cœur ouvert se déroule sur fond d’événement historique marquant dans le domaine de la médecine, celui de la première transplantation du cœur réalisée par Christiaan Barnard en 1967 dans un hôpital du Cap en Afrique du Sud. La recherche et l’expérience ont peu à peu fait accepter cette pratique aux sociétés modernes, ce qui n’allait pas de soi il y a plus de soixante ans tant pour des raisons morales qu’au regard de certaines croyances profondément ancrées dans les consciences. Si de nombreuses découvertes de la médecine ont été assimilées depuis cette époque-là, la question d’éthique ou de foi n’est jamais résolue de façon définitive, d’autant plus qu’aucune science ne peut se prévaloir d’être omnipotente et que chacune doit au contraire accepter ses limites.
Claude Cohen se saisit ainsi de la première transplantation du cœur précisément pour instaurer un débat quasi métaphysique sur un rapport social entre la médecine et la foi si ce n’est celui sur la primauté de l’une sur l’autre. Il s’y attèle selon un procédé devenu traditionnel en inventant une action dramatique à partir d’un fait divers ou d’un événement historique : il s’appuie en l’occurrence sur une relation conflictuelle entre un fils médecin et un père pasteur. Si l’action est bien documentée, la soirée d’un grand orage pendant laquelle les deux personnages confrontent leur vision du monde reste fictive. Il importe peu qu’ils se soient dit ou non ce qu’elle représente : c’est leur confrontation à valeur universelle qui compte pour nous dans la mesure où elle nous renvoie aux questions éthiques de notre présent historique traversé par de nouveaux progrès scientifiques dont l’application peut s’avérer problématique.
Le théâtre a ce formidable pouvoir de soulever les problèmes philosophiques dans des situations concrètes susceptibles de toucher un public plus large que ne le fait un traité rigide écrit dans une langue ampoulée. Si ce n’est pas pour des raisons didactiques comme en rêvaient certains philosophes des Lumières, Cœur ouvert suscite chez les spectateurs des interrogations intimes selon leurs propres expériences et convictions, d’autant plus que la pièce de Claude Cohen et la mise en scène d’Yvon Martin touchent aux questions fondamentales de la foi, de la vie et de la mort. Elles ne font qu’interroger suivant une argumentation propre aux convictions de chacun des deux personnages tout en se gardant de trancher en faveur de l’un ou de l’autre. Le dénouement qui semble concilier le fils et le père reste ainsi ouvert comme le laisse entendre le titre pleinement polysémique : plus que de persuader de la vérité de l’un ou de l’autre, il suggère sans mièvrerie l’idée d’ouverture et de tolérance, ce qui permet aux personnages de retrouver le chemin l’un vers l’autre.
Le fils médecin intimement convaincu de la toute-puissance de la médecine se voit confronté à la mort de son patient survenue dix-huit jours après la transplantation mais aussi aux croyances de son père pasteur qui remet en cause sa foi imperturbable en la science et qui tente de lui inspirer une certaine humilité s’il n’espère plus le ramener dans le giron de l’Église. Mais la situation est beaucoup plus complexe qu’elle ne paraît au premier abord parce que les échanges parfois houleux révèlent progressivement non seulement les défauts de l’un et de l’autre, mais aussi des torts qui remontent dans leur passé et qui continuent à peser sur leur présent. Les deux personnages sont ainsi façonnés de manière à ce qu’aucun d’eux ne puisse se prévaloir de la pureté de son caractère ou de l’indéfectibilité de ses convictions. Avant d’être métaphysique, leur confrontation est tout d’abord amplement humaine, ce qui affecte le spectateur ainsi curieux de comprendre les fondements de leur pensée. Les deux comédiens qui incarnent le fils (Bruno Paviot) et le père (Marc Brunet) parviennent avec aisance à douer leurs personnages de cette humanité et à stimuler par-là notre curiosité intellectuelle.
L’action dramatique est située dans le cabinet d’hôpital de Christiaan Barnard, aménagé sans une recherche particulière de vérité historique. On pourrait le prendre pour un cabinet de travail dans la maison du célèbre chirurgien. Ce n’est qu’à la faveur de l’échange entre les deux personnages que le spectateur décrypte toute la symbolique de la scénographie moins limpide qu’elle ne paraît au premier abord. Un bureau en bois massif, installé côté jardin, représente le repère le plus emblématique dans cette scénographie figurée tout comme une sorte de séparation entre le fils médecin renfermé dans son univers et le père pasteur paradoxalement plus souple dans son esprit. C’est en effet le père qui recherche explicitement le chemin vers son fils qui se défend rigidement de toute tentative de retournement spirituel tout en se braquant derrière son bureau. Plusieurs piles de livres en cuir mélangés à d’anciens dossiers médicaux se trouvent placées sur scène, de part et d’autre, pour symboliser sans doute ce poids de la science qui pèse lourdement sur la vie du fils médecin entraîné par un travail acharné au mépris de relations plus humaines. Si deux chaises en cuir placées devant et derrière le bureau et un poste de téléphone à cadran rotatif situent rapidement l’action dans les années 1960, la peau de zèbre étalée au sol fait un clin d’œil à l’aire géographique de son déroulement. Les éléments constitutifs de la scénographie de Cœur ouvert sont ainsi doués d’une valeur métaphorique superposée à leur valeur matérielle transparente au lever du rideau, valeur métaphorique qui se dévoile peu à peu au cours de la représentation en fonction des propos et des gestes des comédiens.
Bruno Paviot et Marc Brunet créent deux personnages émouvants malgré des crispations intellectuelles ou spirituelles dont ceux-ci sont affectés. Le premier, dans le rôle du fils, paraît tout d’abord fier et sûr de lui face à un père qui se présente à lui avec une certaine humilité (stratégique ?), si bien que le comédien ne manque pas de se laisser aller à des sauts d’humeur et à des réactions colériques pour souligner l’embarras de son personnage troublé déjà par la mort fâcheuse du patient. Ce n’est que progressivement qu’il le fait évoluer sur le plan émotionnel pour rendre le rapprochement avec le père crédible. Le second, dans le rôle de ce même père, incarne son personnage en semant un doute tant dans l’esprit du fils que dans celui du spectateur quant à la « sincérité » de la démarche conciliatrice : le comédien se partage en effet entre le rôle de père et celui de pasteur grâce à une posture volontairement douce, ce qui « énerve » le fils parce qu’il ne sait jamais auxquels des deux il parle. Marc Brunet parvient ainsi à donner à son personnage une profondeur psychologique qui le rend extrêmement complexe et qui met dans le même temps en cause la position (faussement) supérieure du pasteur en raison du message humaniste qu’il semble porter. La conciliation finale, restée fragile pour ne pas décrédibiliser la véracité des sentiments, n’est en fin de compte possible que lorsque les deux personnages arrivent à faire chacun un mea culpa salutaire qu’on laisse le spectateur aller découvrir par lui-même.
Cœur ouvert de Claude Cohen, joué actuellement au Théâtre Essaïon, est une mise en scène réussie, fondée sur un jeu complexe et adroit de deux comédiens convaincants dans leurs rôles respectifs. Elle soulève, en outre, avec acuité des questions fondamentales sur le rapport à la vie et à la foi, mais aussi celles sur un rapport quasi œdipien entre un fils et un père.