Portrait Avedon-Baldwin : entretiens imaginaires est une création originale conçue par Kevin Keiss et Élise Vigier, présentée dans une mise en scène captivante en juin 2019 à la Comédie de Caen et reprise fin mars 2022 au Théâtre du Rond-Point (>). Cette création s’inscrit dans la série de portraits lancée par Marcial di Fonzo Bo à son arrivée à la direction de la Comédie de Caen. Si le titre affiche sans ambages le caractère fictif des dialogues mis en œuvre, le texte se trouve cependant librement inspiré d’essais et interviews existants. Deux brillants comédiens, Jean-Christophe Folly et Marcial di Fonzo Bo, s’emparent avec aisance de la mise en vie des deux protagonistes, un écrivain noir et un photographe juif.
Portrait Avedon-Baldwin est un double récit de vie orchestré par Élise Vigier à travers des dialogues imaginaires entre deux artistes qui étaient à l’origine des amis de lycée : le photographe Richard Avedon (1923-2004) et l’écrivain James Baldwin (1924-1987). Si c’est Richard qui semble d’abord interroger James, une simple interview se confond rapidement avec un échange intime qui conduit les deux hommes éprouvés par des tensions socio-raciales à se souvenir de leur passé avec autant de légèreté que d’émotion. Mais plutôt que d’un récit épique discontinu relevé d’« épisodes marquants joués », il s’agit ici d’une mosaïque de fragments de récit et d’anecdotes enchevêtrés les uns dans les autres pour forger en sourdine une subtile fresque sociale sur l’émancipation et le fait d’être noir et juif aux États-Unis au cours du XXe siècle. L’intrigue est pensée comme un spectacle dans lequel Richard Avedon et James Baldwin s’invitent mutuellement à revenir sur leur collaboration fructueuse sur un ouvrage commun évoqué à plusieurs reprises : Nothing Personal (1964), qui, selon les mots d’Élise Vigier, prend pour objet d’étude l’homme dans sa diversité sociale. Le spectacle constitué d’éléments biographiques attestés confère en fin de comptes à la rencontre fictive un effet de réel.
Portrait Avedon-Baldwin infléchit le « traditionnel » récit de vie dramatique qui met généralement en scène la vie de tout type d’artistes issus de milieux peu favorisés pour parvenir à percer dans le monde de la culture soumis au règne du profit et au réseaux de connaissances. C’est précisément par son caractère théâtral propre à un spectacle de gala qui questionne généralement une personne connue sur le parcours de vie à la manière de ces talk-show américains très prisés, à ceci près que la mise en scène d’Élise Vigier atténue fortement le côté spectaculaire et sensationnel pour souligner avec finesse ce qu’il y a de l’humain dans les deux parcours d’artistes. Pas de canapé placé devant un grandiose écran de paysage urbain, pas de volonté de faire un grand show parsemé de blagues à susciter des rires rapides, mais un plateau plongé dans une semi-obscurité intime et quelques accessoires tant soit peu personnels montrés çà et là aux spectateurs à l’aide de gestes explicites. Le grand écran du fond diffuse par ailleurs quelques photos d’Avedon ou des séquences vidéos soigneusement choisies tant pour illustrer certains propos ou anecdotes que pour amener une discrète ambiance de nostalgie. Ce qui séduit dans ce spectacle, c’est son équilibre étonnant : les deux comédiens provoquent aussi bien quelques rires spontanés qu’ils remuent les sensibilités à travers des témoignages poignants. C’est impressionnant !
La scène représente un plateau sans décors, avec plusieurs accessoires symboliques disposés sur les planches pour faire des clins d’œil délicats à la carrière des deux artistes : une caisse de cinéma, à jardin, avec un ordinateur portable pour gérer la projection des séquences vidéos, et des photos de famille en particulier, quelques livres grand et petit formats posés au milieu, une ou deux chaises et un grand réflecteur à cour. La scénographie insiste par-là sur la dimension très personnelle du spectacle qui semble inviter les spectateurs à pénétrer dans l’univers éminemment intime des deux artistes, univers pourtant mis à la portée du public dans leurs œuvres respectifs. Elle se refuse à le figer dans un cadre spatio-temporel historiquement marqué pour obtenir une ouverture maximale et souligner l’intemporalité des témoignages. Ces choix scénographiques sont d’autant plus prégnants qu’à plusieurs reprises les comédiens font des intrusions dans leur vie privée comme par inadvertance en confondant les personnages créés avec leurs propres destins : Marcial évoque ainsi son enfance en montrant une photo de famille à Jean-Christophe, comme Jean-Christophe montrera les siennes à Marcial en parlant du « problème » des noirs en France et en se laissant aller à un récit de vie « épisodique » bouleversant. La scénographie et le déroulement de l’action tissent par-là des liens raffinés entre les États-Unis et la France pour raccorder les problématiques évoquées à l’expérience socio-historique des spectateurs français.
L’action scénique, quant à elle, déjoue le caractère narratif des anecdotes racontées en faisant succéder des séquences composées d’autant d’interview et échanges que d’éléments chantés ou dansés et adresses faites aux spectateurs. Jean-Christophe Folly et Marcial di Fonzo Bo entretiennent avec eux un curieux lien non seulement pour rendre ambigu le rapport entre la fiction et la réalité, mais aussi et surtout pour les affecter avec une plus grande efficacité. Et ils réussissent merveilleusement en créant d’emblée des personnages aussi singuliers qu’étonnamment authentiques. Ils ne s’empêchent pas d’adopter un léger accent pittoresque pour donner à leurs postures maîtrisées ce je ne sais quoi qui nous attache vite à eux. S’il n’est pas évident de jouer un spectacle dans un spectacle, les deux comédiens parviennent avec assurance à donner à leurs personnages une prestance équilibrée, sans excès de pathos, sans forcer leur jeu, mais avec une légère touche de spontanéité. Les deux personnages d’artistes bouleversés et bouleversants s’imposent ainsi à nous avant tout comme deux êtres humains. A l’instar de Baldwin déclarant dans un message fort que « le problème des noirs n’existe pas » et qu’« il existe seul un garçon en péril », les spectateurs peuvent dès lors apprécier la mise en vie des deux personnages à travers un prisme essentiellement humain. Cette position quasi politique suggérée par Baldwin semble d’autant plus convaincante que la question soulevée par ce que représente une photographie affecte tout un chacun : James Avedon, quant à lui, pose ainsi le problème de la fabrication de la photo de famille et par-là celui de la démarche de légitimation de ceux qui cherchent désespérément à s’inscrire dans la norme imposée par la bourgeoisie traditionnelle. Jean-Christophe Folly et Marcial di Fonzo Bo portent ainsi sur scène deux personnages saisissants tant par la force de leur caractère que par leur profonde humanité qui dépasse largement des questions communautaires pour placer au centre d’intérêt l’homme en tant qu’être humain.
Portrait Avedon-Baldwin : entretiens imaginaires fait donc partie de ces spectacles qui nous marquent durablement à travers des idées humanistes véhiculées sans prétention. Ce spectacle est une indéniable réussite non seulement au regard des propos et du message qu’il renferme, mais aussi grâce à la manière dont Jean-Christophe Folly et Marcial di Fonzo Bo parviennent à mettre en vie les deux artistes disparus.