Hilda est la première pièce de théâtre écrite par Marie NDiaye, publiée aux éditions de Minuit en 1999 et devenue depuis sa création un classique de la scène contemporaine. Reprise par Élisabeth Chailloux dans une nouvelle mise scène présentée au TNS début octobre 2021 (>), Hilda est désormais à l’affiche au Théâtre des Quartiers d’Ivry (>). C’est Natalie Dessay qui incarne, avec une noblesse d’enfer, l’intransigeante Mme Lemarchand.
Depuis la parution de son premier texte dramatique, Marie NDiaye s’est remarquablement inscrite dans le paysage théâtral français. La reconnaissance dont son œuvre fait aujourd’hui l’objet se manifeste par la reprise ou la création de ses pièces par les scènes nationales telles que l’Odéon, le Théâtre de la Ville ou le TNS : on a vu tout récemment Berlin mon garçon dans une mise en scène de Stanislas Nordey ou Royan – La professeure de français dans celle de Frédéric Bélier-Garcia. L’œuvre dramatique de Marie NDiaye nous affecte par la finesse avec laquelle cette étonnante femme dramaturge s’empare de sujets controversés pour renverser les idées reçues. Dans Hilda, elle a l’audace de s’en prendre aux représentations de cette bourgeoisie bienpensante qui se prévaut d’être de gauche pour s’octroyer la bonne conscience : le portrait poignant de Mme Lemarchand provoque le malaise à travers l’image que donne d’elle cette femme en proie tant à une insoutenable solitude qu’à une volonté de puissance dissimulée dans les ombres d’un angélisme sadique.
Par sa construction rigoureuse en six tableaux, Hilda de Marie NDiaye fait partie de ces pièces post-modernes qui nous rappellent insidieusement la tragédie classique, actualisée par des sujets et thèmes contemporains et revêtue d’une dramaturgie épurée. Resserrée autour de la figure de Mme Lemarchand, l’action évolue en suivant un déroulement inexorable pour conduire à l’épuisement spirituel et social, à une quasi mort, de celle qui fait l’objet des désirs des deux personnages de la pièce, mais qui n’apparaîtra jamais sur scène : cette jeune Hilda issue de quartiers populaires, embauchée de force par Mme Lemarchand à la recherche d’une femme de ménage susceptible non seulement de servir et s’occuper de ses enfants, mais aussi de nouer avec elle une relation de confiance, sinon une forme d’amitié rémunérée. Cette bourgeoise qui se dit de gauche semble vouloir nier l’esclavagisme moderne imposé à Hilda par cette impossible relation qu’elle ne parvient pas à lui faire accepter, contrairement à ce qu’il en est dans le cas des personnages de la tragédie classique pour lesquels cela va de soi. Élisabeth Chailloux se saisit de cette histoire troublante dans une mise en scène qui souligne avec une élégance effrayante le cheminement vers un dénouement tragique.
L’espace scénique se distingue au premier abord par une scénographie dépouillée constituée de quelques éléments de décor symboliques, peut-être à l’image de cette propreté recherchée par Mme Lemarchand dans les transformations qu’elle veut infliger à Hilda tant sur le plan physique qu’au niveau intellectuel et relationnel. L’espace de jeu est délimité par une estrade située au milieu du plateau, comme pour mettre à nu la théâtralité de cette bourgeoisie votant à gauche par conformisme. Cet espace, séparé du fond par des panneaux en verre opaque, représente le salon de Mme Lemarchand à travers un fauteuil en cuir, dans lequel se trouve assise Natalie Dessay dès l’entrée des spectateurs. Au fond, à jardin, on aperçoit un piano et un porte-manteau, à cour, une table et des chaises qui renvoient à l’appartement de Hilda et son mari Franck. Au début de chaque tableau, l’aménagement de l’estrade connaît quelques transformations pour représenter les différents lieux de l’action : une chaise et un panneau à cour tourné de côté pour suggérer l’appartement de Franck et Hilda, les panneaux tournés de côté pour donner sur le jardin des Lemarchand, le fauteuil en cuir pour faire revenir l’action dans le salon du début, enfin la chaise du deuxième tableau ramenée dans les deux derniers, où Mme Lemarchand se rend une fois de plus chez Franck. Cette scénographie parfaitement limpide renferme ainsi l’action scénique sur l’estrade du milieu pour mieux dénoncer une escroquerie sociale et humaine.
La limpidité et le caractère dépouillé de la scène sont très efficaces pour faire ressortir le jeu sur un fond symbolique qui stimule l’imagination des spectateurs sans la surcharger par des signes superflus. Dans ce cadre épuré, Natalie Dessay peut déployer d’autant plus aisément son talent de comédienne que le volume de son texte la renferme dans un faux dialogue avec Franck, auquel Mme Lemarchand impose tant bien que mal ses souhaits. Sans basculer dans l’excès, Natalie Dessay crée un personnage délicatement fébrile en en distinguant les états d’âme aussi bien quand elle passe d’un tableau à l’autre, que quand elle se laisse aller à des variations minutieuses au cours de chacun d’eux. Et c’est tout à fait convaincant dans la mesure où sa Mme Lemarchad est loin de se couler dans une plate monstruosité : Natalie Dessay a au contraire su lui donner un vibrant air de souffrance qui infléchit aussi bien son attitude mielleuse et avenante que son irritation mordante, dès lors que Franck et par-là Hilda ne veulent pas accéder à la prétendue générosité bienfaisante de la maîtresse. C’est ainsi qu’elle déclare sur un ton rêveur : « Je suis une maîtresse de gauche » ou « Je suis une ancienne révolutionnaire », pour considérer plus loin Franck avec un regard condescendant et sur un ton de mépris à peine dissimulé. On a l’impression que c’est presque par accident ou par la force des choses que Natalie Dessay laisse transparaître tant la solitude bouleversante que la cruauté dévoratrice de son personnage : et c’est cette impression — que Mme Lemarchand nous dévoile son insoutenable hypocrisie « par accident », sans l’assumer de fait — qui rend sublime la prestance sensible de Natalie Dessay. Son jeu est absolument épatant, relevé par ces moments fascinants où l’on se sent obligé de retenir le souffle, tant ses gestes expressifs et ses fiévreuses inflexions de voix semblent placés avec justesse.
Saluons aussi l’interprétation de Franck par Gauthier Baillot dont le rôle le réduit à des réponses courtes ainsi qu’à une écoute frustrante de « serviteur » : Gauthier Baillot a réussi à donner à son personnage une présence active et efficiente qui représente un précieux contrepoids pour la création de Mme Lemarchand par Natalie Dessay. Son silence et son immobilisme troublants comme ses réactions véhémentes font naître précisément cette impression que Mme Lemarchand est comme poussée à proférer des propos tant soit peu compromettants qui révèlent avec effroi toute la vanité scandaleuse de sa posture sociale de « maîtresse de gauche » et d’« ancienne révolutionnaire ». Lucile Jégou crée enfin une Corinne mordante et intraitable.
Hilda de Marie NDiaye dans la mise en scène d’Élisabeth Chailloux est une création parfaitement achevée et réussie : aussi déroutante et fracassante par la teneur de son intrigue subversive que fascinante par le jeu magnétisant de Natalie Dessay, accompagnée dans sa nouvelle aventure théâtrale par deux comédiens qui défendent leurs rôles avec aplomb.
Merci, Natalie Dessay, pour ce merveilleux moment de théâtre.