Valentine ou la passion du théâtre est une création de la compagnie Toby Or Not présentée au Théâtre de l’Essaïon dans une mise en voix sensible de Philippe Catoire (>). Valentine, c’est la comédienne Valentine Tessier (1892-1981), et la passion du théâtre, c’est le récit de ses souvenirs tiré de son entretien télévisé du 20 octobre 1973. S’il s’agit d’un témoignage tout aussi entraînant sur le plan humain que précieux pour l’histoire du théâtre français, c’est qu’il nous plonge au cœur de toute une époque mythique qui est à l’origine de notre manière de pratiquer et penser le théâtre.
Retranscrire un entretien télévisé pour le mettre en voix dans un seul-en-scène est un parti pris dramaturgique bien particulier pour créer un spectacle de récit de vie. Si on s’efforce habituellement à déjouer le caractère narratif de ce type de spectacles et à les couler dans une forme dramatique hybride, Philippe Catoire transforme un entretien à deux voix en un monologue théâtral par excellence, explicitement adressé aux spectateurs. L’emboîtement de scènes dramatiques plus ou moins longues dans un récit épique ainsi entrecoupé est en effet non seulement une façon de rendre ces spectacles plus dynamiques, mais c’en est aussi une pour répondre aux attentes de ce genre post-moderne qui renverse le rapport poétique entre le dramatique et l’épique. Si Valentine ou la passion ne connaît pas cette tension interne entre mimésis et diégésis, elle la refonde dans un rapport vibrant entre la scène et la salle : séduire les spectateurs pour les intéresser à un témoignage à l’aide d’un dispositif scénique qui ne cherche pas d’emblée à provoquer l’illusion de la vérité. Celle-ci intervient spontanément au cours de la représentation dans son intimité bouleversante qui réunit le comédien et ses spectateurs dans une sorte de communion privilégiée autour de la figure de Valentine Tessier.
Si les propos de Valentine sont le fruit d’une expérience personnelle de sa pratique passionnée du théâtre, ils ne comprennent in fine que peu de détails tant soit peu poignants ou piquants sur sa vie intime ; et pourtant, son récit suscite un intérêt constant qui va crescendo. Elle passe rapidement sur son entrée malaisée dans le métier, en parlant de ses concours manqués au Conservatoire, pour raconter les anecdotes les plus séduisantes de son parcours alléchant de comédienne. Elle évoque sa découverte fébrile du songe d’Athalie qui lui inspire l’amour du beau texte et le désir de partager cet amour : c’est, selon ses mots, « le premier choc », celui d’une écolière, qu’elle appréhende comme « la naissance de la vocation ». C’est ainsi qu’elle nous entraîne au cœur d’une pratique avant-gardiste pour l’époque, pratique qui relève des recherches de Copeau installé au Vieux-Colombier et accompagné de Jouvet, Dullin et tant d’autres : un travail approfondi sur la création des personnages, contrairement à cette autre pratique, qualifiée de « superficielle », fondée sur l’étude rhétorique du texte. C’est ainsi qu’elle nous livre un récit à la fois riche et drôle, construit autour de la création de ses rôles les plus marquants sous la direction de Copeau et de Jouvet en particulier, mais aussi autour de son expérience tardive du grand écran.
Philippe Catoire s’empare, quant à lui, de la création de Valentine Tessier avec émotion pour nous communiquer sa propre passion pour cette période de Copeau-Jouvet qui fourmille de trouvailles et découvertes inscrites dans les us et coutumes de la pratique du théâtre au cours du XXe siècle. Dans l’exiguïté d’un espace scénique pittoresque — une petite salle voûtée en sous-sol, une ancienne cave —, il installe un simple fauteuil en osier dans lequel il s’assied en se couvrant les bras d’un châle à motif oriental. Si c’est paradoxalement un comédien homme qui incarne un personnage féminin, c’est sans conséquence sur la valeur universelle du témoignage de Valentine Tessier qui se prête aisément à un tel défi dramaturgique. Philippe Catoire crée un personnage pétillant en se laissant aller à un discret jeu de regards pour instaurer avec le public une complicité délicate. Son récit élégant et sensible est enfin relevé par plusieurs tirades choisies en fonction des rôles évoqués tout en donnant lieu à des imitations nuancées, sans excès et sans pathos.
Valentine ou la passion du théâtre est donc un de ces spectacles intimes qui séduisent tant par la simplicité gracieuse de leur esthétique que par la richesse des propos transposés sur scène avec une légèreté entraînante. C’est un joli moment de théâtre qui nous fait justement rêver du théâtre !