A l’affiche au Théâtre des Bouffes du Nord (>), Tartuffe théorème est une création de Macha Makeïeff présentée en septembre 2021 à la Criée Théâtre national de Marseille (>), partie en tournée à travers la France. La metteuse en scène revisite la pièce de Molière en proposant un spectacle truculent qui impressionne par l’audace du parti pris dramaturgique.
La création des pièces de Molière pose d’emblée la question de leur résonance avec notre présent historique, ce qui conduit les metteurs en scène à les actualiser pour interroger notre imaginaire et notre manière de penser le monde. La dévotion telle que pratiquée et détournée dans les années 1660 peut paraître largement dépassée, parce que liée aux réalités historiques de l’époque de Molière. Cette posture religieuse au sens large ne manque pas pour autant de trouver des échos dans nos conduites sociales. C’est d’autant plus apparent que Le Tartuffe s’en prend non pas tant à la bigoterie qu’à la fausse dévotion et à l’imposture appréhendées comme des contenances mondaines fondées sur un rapport intéressé à la foi.
Macha Makeïeff a pris le parti de situer l’action dans les années 1960 pour la rapprocher de notre époque sans en chercher un parallèle étroit forcé : se coulant dans la pensée originale de Pasolini exposée dans le roman Théorème (1968), adapté la même année au cinéma, la mise en scène tente de mettre en évidence le fonctionnement des pratiques religieuses qui n’auraient pas fondamentalement évolué depuis le règne de Louis XIV : les mêmes manipulations des croyances et la même résistance à l’orthodoxie ne cesseraient de faire leur retour dans certains milieux sociaux. Si la teneur du Tartuffe de Molière vise explicitement la bourgeoise catholique et les gens de la cour, celui de Macha Makeïeff s’en détache subrepticement pour infléchir cette visée univoque : les références au catholicisme finissent en effet par se confondre avec une sorte de magie noire établie sur des mécanismes de séduction similaires.
La scénographie et les costumes transportent les spectateurs dans le salon cosy d’une maison bourgeoise qui frappe par la variété des couleurs saturées sans pour autant donner l’impression de trop-plein. La scène comprend deux espaces séparés par un rideau blanc, mais qui communiquent ensemble : un second plateau surélevé situé au fond de la scène accueille en effet une action de second plan qui dévoile malicieusement certains sous-entendus du texte de Molière laissés généralement à l’appréciation des lecteurs. Ce second plateau, lorsqu’il est caché derrière le rideau transparent, permet de montrer ce qui n’est pas censé être vu, comme la cérémonie de la prière conduite par Tartuffe devant une assemblée de personnes habillées de coules noires ; ou il introduit un second regard, celui des personnages, sur l’action de premier plan déroulée dans le salon. Il comprend, entre autres, un portait de la première femme d’Orgon évoquée dans les propos de Mme Pernelle. Les hommes de Tartuffe y installent, au début du quatrième acte, des corneilles empaillées pour conférer à l’attitude dévote de leur maître une dimension démoniaque. Si Damis, Valère, Marianne, Dorine, Elmire et Cléante y dansent lascivement au lever du rideau, l’installation de ces oiseaux noirs traduit spectaculairement la prise de la maison par Tartuffe : le salon au premier plan semble dès lors laissé à l’ultime résolution des manigances de l’imposteur. Une dialectique subtile se met ainsi en place entre ce qui est apparent et des non-dits indiscrètement dévoilés.
Le salon en lui-même donne l’impression de bien-être : tout s’organise autour d’un canapé jaune placé au centre : une table basse en forme d’œuf aplati, un autre canapé et un fauteuil bleu gris, des tables à cour et à jardin, un meuble bar à droite. Une bibliothèque du même côté est en réalité une porte secrète qui s’ouvre à des moments précis, alors qu’un grand miroir accroché en face introduit un nouveau regard qui permet de voir de dos ce qui se passe sur scène. Plusieurs accessoires, comme des vinyles, des magazines, un téléphone à cadran rotatif ou des boissons, complètent cette scénographie colorée tant pour souligner l’aspect pittoresque de l’espace que pour occuper les personnages. Les costumes, quant à eux, traduisent avec ostentation non seulement cette aisance dans laquelle vit la famille d’Orgon, mais aussi la propension de ses membres à une gaieté désenchantée mêlée de persiflage et de nonchalance. Le sentiment de confort est pourtant perturbé par plusieurs entrées et le plateau du fond dans la mesure où ces ouvertures mettent à mal l’intimité : à tout moment, n’importe qui peut entrer, comme ce drôle de femme de ménage ou ces personnages fantômes, ombres de Tartuffe. La scénographie du salon bourgeois détonne de plus avec la salle délabrée du théâtre des Bouffes du Nord, comme si ce contraste cherchait à son tour à dénoncer la fausseté des apparences : certes, la dévotion et l’imposture, mais aussi ce train de vie bourgeois replié sur lui-même malgré son ouverture néfaste vers le monde.
Macha Makeïeff met en place une action scénique qui confère à la pièce de Molière une tonalité plutôt sombre, mais régulièrement subvertie par les apparitions de la femme de ménage qui, sans jamais prendre la parole, divertit par ses mouvements légers et ses gestes comiques, qu’elle passe pour apporter un objet ou pour ranger. C’est sans doute un clin d’œil de la metteuse en scène à la dimension farcesque de plusieurs scènes du Tartuffe qui, malgré tout, relève d’une écriture comique. Le ton grinçant est pourtant donné dès la première scène, détournée par les personnages remontés contre Mme Pernelle incapable de les convaincre par ses réprimandes : la vielle dame vêtue d’une robe élégante et d’un paletot orange est ouvertement moquée par l’insolent Damis qui pouffe de rire en entraînant rapidement les autres. Après le retrait fracassant de Mme Pernelle, on se sert à boire ou on se pose nonchalamment sur un canapé pour se relever de telle sorte qu’il n’y ait jamais de temps mort où les personnages ne soient en train de parler en mouvement. Tout en dialoguant avec Cléante, Orgon range par exemple ses vinyles, quand Laurent passe soudain chercher un livre dans la bibliothèque en les écoutant avec indiscrétion pour se retirer lors de la tirade sur l’hypocrisie : la posture affectée de Cléante finit par faire rire Orgon outré qui cesse de l’écouter. La timide Marianne, lors de l’entretien avec son père au sujet du mariage avec Tartuffe, promène voluptueusement une paire de ciseaux sur son bras gauche, comme si elle voulait attirer l’attention sur ses pulsions suicidaires. L’action scénique pleinement dynamique se double ainsi d’une seconde signification qui plonge Tartuffe théorème dans une ambiance troublante empreinte de sarcasme et d’amertume.
Ce qui surprend sans doute le plus, c’est le changement de statut de Dorine, suivante de Marianne, élevée au rang d’amie : c’est Irina Solano qui s’empare de la création de ce personnage truculent dans la comédie de Molière pour lui donner un air sérieux et distingué. Si la Dorine de Macha Makeïeff paraît sûre d’elle-même, c’est alors avec assurance et sans aucune marque de déférence qu’elle gronde Orgon et qu’elle réconcilie Marianne et Valère. Orgon, quant à lui, joué en alternance par Arthur Igual et Vincent Winterhalter, s’impose, par un aspect autoritaire et colérique, comme un véritable chef de famille, malgré ses défaillances et malgré les bravades essuyées de la part de Damis qu’il maîtrise par des gestes secs et des regards assurés. Elmire, dans le couple avec Orgon, paraît comme une épouse respectueuse qui domine ses émotions : Hélène Bressiant lui donne une contenance hautement noble et élégante, si bien que son goût de coquetterie ne transparaît qu’à travers des costumes et des accessoires. Tartuffe, brillamment incarné par Xavier Gallais, s’inscrit dans cette configuration d’allures contrastées par une apparence jeune que lui impriment des longs cheveux brun foncé et ce, contrairement aux représentations traditionnelles de ce personnage maléfique associé à la vieillesse : sans être repoussant, le Tartuffe de Xavier Gallais n’est pas séduisant, il effraie par une attitude dévote imposante teintée d’une fourberie lisible dans ses grimaces et ses gestes. Les « jeunes » qui complètent la maison d’Orgon se distinguent avec conviction par des caractères individualisés : Loïc Mobihan est un Damis effronté, Nacima Bekhtaoui une Marianne rêveuse, douée d’une allure infantile, Jean-Baptiste Le Vaillant un Valère indolent.
Macha Makeïeff crée ainsi un Tartuffe décalé en mettant l’accent sur l’enfermement des personnages dans un espace ouvert et en exacerbant certains rapports : son Tartuffe théorème bouleverse par des tensions mises en lumière tout en tenant en haleine les spectateurs curieux de savoir comment vont être jouées les scènes à venir. C’est un spectacle entraînant et saisissant qui étonne par ses choix audacieux.