Marie-Antoinette, La Dernière étreinte est une pièce originale d’Isabelle Toris-Duthillier créée en 2018 dans une mise en scène émouvante de l’auteur au Théâtre de l’Île Saint-Louis Paul-Rey (>). Après la création du Caprice de Sade 1772, cette femme de théâtre exceptionnelle, passionnée par le XVIIIe siècle, s’intéresse aux derniers moments de la vie de la dernière Reine de France, moments que celle-ci passa à la Conciergerie lors de son scandaleux procès monté sans aucune pièce à conviction avant son départ pour l’échafaud, où elle fut guillotinée dans la précipitation le 16 octobre 1793.
Le destin de la dernière Reine de France a inspiré des auteurs de théâtre dès sa mort dans les premiers mois de la terreur révolutionnaire : les premières pièces, des tragédies coulées dans les codes dramatiques de l’époque, apparaissent ainsi dès la fin du XVIIIe siècle. Marie-Antoinette a par ailleurs fait l’objet d’admiration de l’impératrice Eugénie qui a remis à la mode le style Marie-Antoinette à l’époque du Second-Empire, en parallèle avec la vogue du XVIIIe siècle auprès de collectionneurs d’objets d’art. Mais il fallait attendre la célèbre biographie de Stefan Zweig (1932) pour que Marie-Antoinette soit reconnue dans la plénitude de son destin de femme et a fortiori dans ses rôles d’épouse et de mère. Au regard de toute la propagande antiroyaliste ordurière, alimentée par une abondante littérature pamphlétaire résolument diffamatoire — et selon laquelle Marie-Antoinette est regardée comme une femme lubrique livrée avec désinvolture à tout type de plaisirs sexuels —, la tâche menée par les historiens pour séparer la diffamation d’avec la vérité historique n’était pas aisée. Depuis la parution de l’ouvrage de Zweig conçu suivant une démarche psychanalytique sans doute discutable, les biographies historiques ne cessent de pulluler tout en provoquant un nouvel engouement pour le destin de Marie-Antoinette. Isabelle Toris-Duthillier, quant à elle, s’inscrit avec sa pièce de théâtre dans une veine dramatique qui appréhende la vie de Marie-Antoinette comme celle d’une femme brisée sur laquelle l’autrice porte un regard sensible mais lucide, sans aucune volonté d’idéalisation romantique.
La pièce d’Isabelle Toris-Duthillier est tout d’abord une pièce intime dont l’action se déroule majoritairement dans la cellule de Marie-Antoinette incarcérée à la Conciergerie, où elle est accompagnée d’une certaine Rosalie devenue sensible à la condition de cette Reine martyre, à qui elle s’attacha rapidement en essayant de rendre ses derniers jours plus supportables. Sans se présenter comme une grande fresque historique, l’action de la pièce est constituée de plusieurs scènes bien documentées, pensées certes à l’appui de documents historiques attestées, mais elle ne bascule pas dans une simple reconstitution scrupuleusement véridique. Une part belle est en effet laissée à la réinvention du personnage de Marie-Antoinette inspiré de ses propos retranscrits et de ses correspondances privées conservées, à la réinvention de ses états d’âme animant ses derniers moments compte tenu du déroulement de son procès dont l’issue était jouée d’avance comme au regard de son état de santé qui se dégradait au jour le jour. L’action de la pièce se présente dès lors comme un compromis judicieux fait entre la vérité historique et l’invention romanesque : en plus de Rosalie et de Louis-François de Busne dont le rôle de gardien révolutionnaire s’impose comme un contrepoint discret à toute affection excessive, on retrouve la figure capitale intervenue lors du procès, celle de Claude-François Chauveau-Lagarde qui défendit Marie-Antoinette et qui fut l’un des derniers hommes à l’avoir fréquentée. L’écriture d’Isabelle Toris-Duthillier nous séduit ainsi tant par son caractère sensible que par une tension dialectique entraînée par la mise en vie fictive de faits historiques.
Comme l’écriture, la scénographie tient à un compromis astucieux, considéré moins comme tel dès lors que les choix de mise en scène confèrent à l’action un puissant effet d’émotion. Deux simples tabourets en bois et un petit guéridon décoré d’une sculpture portative de Jésus-Christ — élément symbolique qui évoque aussi bien l’attachement de la Reine à ses devoirs religieux mentionnés dans sa dernière lettre (en rupture flagrante avec les idées révolutionnaires) que le martyre qu’elle s’apprête à subir elle-même —, ces quatre éléments constituent les seuls objets de décor, ce qui semble un choix d’autant plus expressif et perspicace que la Reine ne disposait dans sa cellule aux murs jaunis que d’un strict nécessaire. Contrairement à cette heureuse scénographie dépouillée, de beaux costumes d’époque, conçus par le styliste costumier Benjamin Warlop, introduisent dans l’action un côté historique pittoresque propre à transposer les spectateurs dans ces temps anciens qui ont durablement marqué les esprits. S’ils permettent sans doute d’identifier les quatre personnages et captiver agréablement l’œil des spectateurs, ils produisent dans le même temps ce curieux effet de réel et de vérité historique qui contraste avec le caractère artificiel de l’espace théâtral : l’attention des spectateurs se concentre dès lors d’autant plus efficacement sur ces figures historiques ranimés comme par magie par les corps des quatre comédiens avec un soin particulier prêté aux inflexions de voix et aux moindres gestes projetés dans l’intimité de la petite salle en boiseries peintes du théâtre de l’Île Saint-Louis.
L’action proprement dite est ouverte par un récit rétrospectif du gardien hanté par le souvenir de la Reine disparue depuis longtemps, situation dramatique qui tend un miroir tant soit peu déformant aux spectateurs présents dans la salle. Ce n’est qu’après ce bref récit que la Reine, malade et épuisée, entre sur scène accompagnée de Chauveau-Lagarde pour faire le point sur certains faits abordés lors de la première audience : ses lettres, la fuite à Varennes, sa prétendue liaison avec Fersen ou l’affaire du collier qui aurait le plus nuit à sa réputation. Au cours des entretiens avec son défenseur, mais aussi avec sa servante Rosalie, Marie Antoinette a l’occasion de revenir sur plusieurs moments emblématiques de sa vie et évoquer par-là sa condition de reine de France, à commencer par son enfance heureuse à Schönbrunn, son arrivée douloureuse en France, les premières années de son mariage infructueux avec Louis XVI ou la mauvaise foi des filles de Louis XV, mais aussi ces périodes heureuses passées avec ses enfants et leur père, périodes qui la transformèrent en une mère tendre et une épouse aimante. L’action, déroulée comme une suite de tableaux, ménage ainsi aux spectateurs des moments privilégiés qui les laissent pénétrer dans l’intimité secrète de la Reine, pour s’achever sur ce tableau déchirant où elle confond Rosalie qu’elle prend dans les bras avec sa propre fille surnommée Mousseline. Cette action intègre dans le même temps la plaidoirie véhémente prononcée par Chauveau-Lagarde devant le tribunal révolutionnaire ou la mise en récit émouvante de la dernière lettre, ce qui entraîne, au regard de l’authenticité de ces deux discours, un bouleversant effet de réel.
C’est Isabelle Toris-Duthillier qui s’empare de la création de Marie-Antoinette en lui prêtant une posture empreinte de fierté et de noblesse : suivant des témoignages d’époque, la comédienne donne ainsi à son personnage cet air de dignité (sans mépris) propre à la condition de reine. Mais elle incarne avant tout une Marie-Antoinette éprouvée par une maladie mortelle, une série de deuils déchirants et un emprisonnement fatal : une Marie-Antoinette qu’on sent malgré tout intérieurement lutter pour préserver et défendre son statut de Reine et de Mère au-delà de la chute de la monarchie. Patrice Faucheux, dans le rôle de Chauveau-Lagarde, incarne un homme pragmatique et sûr de lui, mais aussi empathique et tendre quand il s’agit de réconforter et soutenir la Reine affaiblie. Tandis que Guillaume Chabaud crée le soldat gardien qui intervient à quelques occasions pour brider l’attachement de Rosalie pour Marie-Antoinette, Maddy Dubois incarne cette servante dévouée, toujours à l’écoute, avec une retenue inquiète qui traduit délicatement les sentiments qu’elle n’ose pas exprimer par pudeur.
Marie-Antoinette, La Dernière Étreinte est une pièce historique qui revient sur le destin de la dernière Reine de France suivant une approche à la fois sensible et lucide : il s’agit, pour Isabelle Toris-Duthillier, de réinventer avec vraisemblance les états d’âme de Marie-Antoinette Reine et Mère à ce moment éprouvant que celle-ci savait fatal. La mise en scène et le jeu des comédiens nous séduisent précisément par ce côté intime qui nous fait pénétrer dans la cellule où la Reine martyre passa les moments les plus douloureux de sa vie.