Pour la réouverture du 19 mai, le Théâtre de la Ville a reprogrammé la reprise d’une ancienne création, celle de Six personnages en quête d’auteur de Pirandello mise en scène par Emmanuel Demarcy-Mota en 2001, et jouée depuis en France ainsi qu’à travers le monde avec un succès retentissant (>).
La remise à l’affiche de Six personnages de Pirandello a avant tout l’air symbolique au regard de la crise traversée par le monde du spectacle vivant empêché d’accéder à la vie dans ses conditions matérielles habituelles. On perçoit d’emblée une analogie entre la situation du directeur accaparé par six Personnages qui cherchent à porter leur drame sur scène et la situation des théâtres français qui, pendant six mois, ont continué à répéter sans pouvoir montrer au public le fruit de leurs travaux. Pour les six Personnages de Pirandello arrivés à la conscience du directeur, comme pour les metteurs en scène et les comédiens coincés par la fermeture des salles, il s’agit de parvenir à la scène et aux spectateurs : sans cela, les uns comme les autres sont voués au néant ontologique. Si les premiers ont échoué, les seconds ont réussi la réouverture attendue pour le plus grand bonheur des spectateurs.
Dans la pièce de Pirandello, les répétitions sont interrompues par le surgissement inattendu de six Personnages déterminés à persuader le directeur de se saisir de leur histoire présentée comme véritable et d’en proposer une représentation théâtrale qui en serait en quelque sorte une copie authentique. Une longue lutte se met ainsi en place entre les créateurs, directeur et sa troupe qui donnent habituellement une forme scénique à une œuvre écrite achevée, et ceux qui tiennent ici, métaphoriquement, entre leurs mains, la matière dramatique à façonner. Car une fois que les Personnages ont raconté et expliqué leur histoire, il faut décider comment cette histoire pourrait être représentée. C’est à ce propos qu’ils s’en prennent au directeur et aux comédiens obligés de faire des choix scéniques pour transformer une histoire vraie en une œuvre dramatique conçue chaque fois comme un compromis dramaturgique entre les limites matérielles de la mise en scène et les enjeux narratifs du drame vécu. Le rôle du directeur est ici de canaliser les effusions des Personnages trop enthousiastes pour ne rien perdre de leur authenticité. Métathéâtrale par excellence, la pièce de Pirandello semble matérialiser les affres de la création ressenties par tout auteur contraint de brider son imagination pour trouver un équilibre entre une histoire et une œuvre d’art. Les metteurs en scène et les comédiens d’aujourd’hui, eux aussi, ont livré un combat semblable à celui des six Personnages de Pirandello non seulement pour donner vie à leurs créations non représentées, mais aussi pour tenter de réaffirmer l’importance de la culture au sein de la société fragilisée par la pandémie du coronavirus. Le « compromis » trouvé dans une diffusion distanciée à travers les écrans s’est avéré frustrant, tant pour les créateurs que pour les spectateurs, tout en se soldant par une attente angoissante.
Si la pièce de Pirandello représente l’exposition, sans doute la plus complexe, du phénomène théâtral à travers une mise en abîme audacieuse qui avait provoqué un scandale lors de sa première création donnée en 1921 à Rome, elle court toutefois le même risque de ne toucher que quelques spectateurs passionnés de théâtre : l’action qui repose sur un débat esthétique peut en effet basculer dans l’ennui d’autant plus facilement que l’histoire introduite par les Personnages tient à quelques données mélodramatiques rapidement ébauchées et que ceux-ci passent le reste du temps à débattre sur sa mise en scène. C’est là tout le problème de Six personnages de Pirandello : comment rendre l’action intéressante en éveillant et en stimulant la curiosité du spectateur pour le débat sur une création théâtrale ? Emmanuel Demarcy-Mota, pour ce faire, a parié sur la mise en avant du jeu situé dans une tonalité à la fois fantastique et angoissante. Le jeu des comédiens et une tonalité singulière l’emportent ainsi au premier abord sur les interrogations esthétiques suscitées par le sujet. Le spectateur se voit naturellement entraîné par le déroulement dynamique de l’action qui met spectaculairement aux prises les Personnages entre eux autant qu’ils s’opposent aux Comédiens. Tout le débat d’idées semble ainsi relégué au second plan, alors qu’il continue à alimenter l’action tout en la faisant avancer. Le spectateur, pendant ce temps, est essentiellement intrigué par les réactions et les partis pris des personnages, Comédiens et Personnages confondus, comme s’il s’agissait d’une énigme à résoudre.
La scène représente une salle de répétition quelque peu étrange. Une citation d’Antonin Artaud inscrite sur le rideau en bois noir ― « Par glissements successifs, la réalité et l’esprit se pénètrent si bien que nous ne savons plus, où l’un commence et où l’autre finit. » ― alerte d’emblée le spectateur sur la mise en abîme de la fiction à venir. Mais cette inscription n’en est pas le seul indice. Avant le lever du rideau, on remarque sur scène une sorte de plateau amovible recouvert d’une housse et qui servira de scène miniaturisée pour les essais de l’histoire des Personnages, mais aussi un prolongement carré qui dépasse la rampe et où s’installera le Directeur pour diriger sa troupe. Au lever du rideau, celui-ci, son Assistant et les Comédiens entrent ensemble avec les Techniciens dont certains portent le masque chirurgical en référence à l’actualité du spectateur et, sans doute, dans le souci de poser un cadre réaliste propice à embrasser le phénomène fantastique entraîné par l’apparition surprenante des Personnages. Le fond de la scène, quant à lui, constitue une curieuse séparation construite de planches sombres qui ressemblent à trois énormes sommiers juxtaposés : les ouvertures entres les composants figurent peut-être cette frontière poreuse entre la réalité et l’esprit annoncée dans la citation d’Artaud. Car c’est de cet endroit intrigant et empreint de mystère que les Personnages feront leur entrée à l’étonnement du Directeur et des Comédiens qui se laisseront peu à peu prendre au jeu. La scène plongée dans une semi-obscurité le restera tout au long de la représentation. Tous ces éléments, relevés çà et là par une bande sonore donnant le rythme au déroulement de l’action, dégagent conjointement une atmosphère inquiétante dès le début de la répétition qui tourne plutôt mal au grand dam du Directeur de plus en plus outré par les manquements de sa troupe. Rien de que de plus normal au premier abord, d’autant plus que la troupe qui s’active faute de mieux ressemble à une troupe contemporaine malgré certains costumes un peu datés. Le doute qui persiste sur le statut des Personnages jusqu’au dénouement parvient cependant à maintenir le spectateur en haleine, même si celui-ci tend de plus en plus à considérer les Personnages comme une simple famille malheureuse gagnée par le besoin de se raconter afin d’arriver à faire son deuil. Les choix dramaturgiques d’Emanuel Demarcy-Mota prolongent ce doute à travers des ombres projetées çà et là sur des toiles de fond baissées ou à travers des éléments de décor factices, volontairement détournés, tels ces arbres suspendus à l’envers ou ces vapeurs qui s’échappent de la rivière avant la noyade la Petite Fille et le suicide de l’Adolescent. Il reste que les deux morts sont revenus, au début de l’action, avec les autres membres de la famille, ce qui conforte le sentiment d’étrangeté attisé tout au long de l’action.
Le Théâtre de la Ville a réussi sa réouverture avec Six personnages en quête d’auteur, non seulement parce qu’il s’agit d’une mise en scène éprouvée et initialement programmée en avril pour les cent ans de la création de la pièce à Rome et les vingt ans de celle de Demarcy-Mota mais aussi parce que cette mise en scène renferme d’indéniables qualités quant au traitement délicat du rapport de la fiction à la réalité (ou de la réalité à la fiction ?). Les comédiens, tous brillants et mûris dans leur rôle, ont à juste titre décroché plusieurs récompenses d’autant plus qu’ils s’en acquittent avec éclat et sans sentiment d’usure et qu’à la différence des Personnages, ils s’imposent sans hésiter aux spectateurs fascinés par leur jeu.