Jouée actuellement au Théâtre de la Reine-Blanche (>), Liza et moi, Histoires de mères et de filles est une pièce de théâtre contemporaine, imaginée par Sandrine Delsaux et Sophie Thebault, qui souhaitait créer un spectacle à dimension sociale sur les femmes, plus précisément sur les relations entre mères et filles. Leur collaboration fructueuse pour la compagnie Les Tournesols a ainsi donné lieu à une création puissante sans parti pris idéologique, si ce n’est celui d’interroger avec acuité nos représentations stéréotypées sur ce que c’est qu’être fille et mère.
Les récits ou les pièces de théâtre qui abordent la question des femmes et de leur place au sein de la société moderne n’évitent pas toujours l’écueil de verser dans un féminisme politique ou dans un anecdotique burlesque susceptibles de les rendre caducs quelques années après. S’ils frappent par un militantisme assumé qui dénonce non sans perspicacité plusieurs dérives, ils s’imposent pour la postérité davantage comme des témoignages orientés sur l’état de la société à un moment historique. On salue généralement le courage, voire l’audace de leurs auteurs ou autrices pour avoir réintroduit dans le théâtre une polémique régénératrice qui aille au-delà de l’agréable et du plaisant. Il est en revanche délicat de monter une pièce à valeur universelle qui dépasse des débats que l’on sent d’emblée datés, comme ceux compris dans ces pièces du XVIIIe siècle qui prennent pour cible les philosophes ou leurs adversaires, injouables aujourd’hui à cause des références historiques et des points abordés qui n’intéressent plus que des chercheurs renfermés dans un orgueilleux entre-soi. C’est en prenant en compte ces enjeux esthétiques et idéologiques que l’on mesure l’ingéniosité de Liza et moi. Sandrine Delsaux a réussi à produire un texte étonnamment limpide grâce à un dialogisme explicite qui, en donnant la parole à six comédiennes, laisse entendre des milliers d’autres femmes.
Ce faisant, Sandrine Delsaux s’empare d’un sujet sensible, quasi intouchable, rarement traité au théâtre avec une telle franchise en raison d’un réflexe de pudeur qui se déclenche dès lors qu’on évoque publiquement la relation sociale la plus intime qui soit : relation entre mères et filles, construite et reconstruite depuis le XVIIIe siècle sur des liens sentimentaux et ce, au détriment du rapport mercantile qui la réglait dans l’organisation des sociétés anciennes. Le cliché propre aux représentations conventionnelles de la famille bourgeoise veut, depuis le XIXe siècle, que cette relation soit fondée sur la tendresse, la confiance et la transmission qui imposent à la mère le rôle d’une sorte de doyenne des valeurs bourgeoises à préserver et à perpétuer, un peu à la manière de l’image que l’on se fait de Mme de Sévigné abondamment citée par la grand-mère de Marcel dans La Recherche, puis par la mère après la disparition de la première. On se souvient par ailleurs du scandale entraîné par la parution du Deuxième sexe et des positions tranchées de Simone de Beauvoir à l’égard de la relation mère-enfant considérée comme socialement construite et non pas comme allant de soi. Et on a toujours du mal à accepter que cette relation, en particulier celle qui lie mères et filles, puisse être problématique, douloureusement vécue, voire impossible, et de ce fait, problématisée, discutée, remise en question. C’est ce qu’entreprend Sandrine Delsaux avec sensibilité et finesse dans Liza et moi, Histoires de mères et de filles.
L’action se déroule sous forme de tableaux reliés par un thème commun ainsi que par le retour de certains personnages. Au départ, une femme enceinte, à qui on apprend qu’elle aura une fille, s’interroge anxieusement sur l’éducation à lui donner et sur la manière de la préserver de tous les dangers qui l’attendent au regard de sa condition de « être fille » et non pas « être garçon ». Cette jeune femme qui pose ainsi les jalons quasi métaphysiques de l’action à venir, on la retrouve dans plusieurs tableaux. Ceux-ci sont censés répondre à son questionnement initial en dévoilant des points poignants dans la relation mère-fille à travers des situations tirées de la vie de tous les jours, certaines légèrement burlesques comme la scène d’émission radio. Compte tenu de ces enjeux dramaturgiques, la scénographie ne cherche pas à camper l’action scénique dans un espace mimétique concret : elle s’en tient à exposer les situations retenues sur un plateau presque vide pour obtenir un effet de dépouillement maximal. Les costumes ne manquent certes pas de trahir tant soi peu une appartenance sociale, mais leur simplicité n’est pas moins révélatrice du fait que toutes les femmes peuvent s’y reconnaître. Deux porte-vêtement installés au fond des deux côtés de la scène et plusieurs chaises sont les seuls éléments de décor. Le plateau ainsi dégagé refonde le rapport des spectateurs à l’action représentée pour les affecter avec efficacité.
D’un certain point de vue, Liza et moi, Histoires de mères et de filles est un spectacle curieux par la juxtaposition de ces histoires qui n’entretiennent parfois entre elles qu’un lien thématique, comme c’est le cas dans certaines pièces de Joël Pommerat. On ne connaît généralement pas les noms des personnages ni leur identité sociale ; certains n’apparaissent qu’une seule fois ou se confondent avec un autre personnage, d’autres reviennent pour montrer une relation ébauchée avec une distance temporelle ; plusieurs tableaux ne sont que des transitions chantées avec émotion ou des scènes collectives qui soulèvent un problème. Si l’action scénique composite se trouve ainsi constituée de différents types de scène, son but est tout d’abord de donner la parole aux femmes, à toutes les femmes en général, pour crier leur mal-être dans une relation inextricable qui les subjugue tout en les empêchant de s’accomplir librement et pleinement dans leur vie. La question posée par la femme enceinte au début de l’action n’est pas anodine dans la mesure où l’éducation procurée à sa fille l’engagera durablement dans un rapport intime difficile à construire. D’une part, les filles dénoncent la présence envahissante d’une mère dévoratrice déterminée à aider et par-là à tout contrôler ; d’autre part, dans un second temps, la voix des mères reléguées à vie à un rôle à tenir se fait également entendre pour réclamer le droit d’être « autre chose qu’une mère », celui d’« être moi ». Comment faut-il donc élever une fille, sans l’étouffer par une présence oppressante, et sans exister uniquement comme mère ?
La pièce de Sandrine Delsaux ne répond pas tout à fait à cette question, si ce n’est en montrant et en disant ce qui est problématique à travers une voix plurielle. Comme le laisse entendre la seconde partie du titre « Histoires de mères et de filles », Liza et moi ne relève pas de l’exposition d’une seule histoire, fictive ou réelle, elle s’écrit et se joue au pluriel : et la portée polémique de cette pièce est par-là d’autant plus efficace que les situations dépeintes restent suffisamment ouvertes quant à l’identité des personnages pour qu’elles nous invitent à nous projeter dans plusieurs d’entre elles. La force du spectacle repose précisément sur le fait de dire l’impossible, ce que certaines (et certains sans doute aussi) vivent au quotidien sans oser l’exprimer à la manière des filles et mères qui défilent dans Liza et moi. Il y a comme un effet cathartique dans le fait d’entendre cette parole impossible et de voir que, malgré l’artificialité explicite du spectacle, elle est moins fictive qu’elle ne surgit de manière authentique des entrailles de tout un chacun. Liza et moi, Histoires de mères et de filles peut à juste titre être considérée comme une création bouleversante, sans que cet adjectif prolifique soit ici un signe d’exagération.
Liza et moi, Histoires de mères et de filles de Sandrine Delsaux, mise en scène par Sophie Thebault, est donc une de ces rares pièces qui remuent les sensibilités des spectateurs avec intensité. C’est un spectacle puissant qui les affecte tous. Saluons enfin le jeu et le courage des comédiennes de la compagnie Les Tournesols, sans doute mères et/ou filles elles aussi, qui s’emparent de la création de leurs personnages avec virtuosité.