Le Théâtre de la Porte-Saint-Martin a remis à l’affiche Des Fleurs pour Algernon (>) avec Gregory Gadebois, lauréat, en 2014, du Molière du Meilleur Comédien dans la catégorie « seul en scène » pour la création du rôle de Charlie. C’est Anne Kessler, sociétaire de la Comédie-Française, qui est à l’origine de cette mise en scène émouvante, présentée en 2012 au Studio des Champs-Élysées et reçue avec un grand succès.
Des Fleurs pour Algernon est un monologue tiré d’un roman éponyme de Daniel Keyes (1966), réécrit à partir d’une nouvelle du même titre et récompensé par le prix Nebula du meilleur roman. Le cheminement de ce roman de science-fiction vers la scène est favorisé par son écriture monologal aux confins de journal intime : le récit se déroule en effet sous forme de notations quotidiennes faites par un certain Charlie, sujet à une expérience scientifique fantaisiste. Souffrant de retard mental, Charlie accepte de subir une opération du cerveau, expérimentée sur une souris nommée Algernon et susceptible d’améliorer les capacités mentales. Si l’opération permet d’abord à Algernon, puis à Charlie de les augmenter considérablement, elle se solde, à long terme, par un échec à cause de la régression qui finit par les replonger dans l’état initial. Le récit de Charlie est ainsi celui d’une expérience passagère de l’intelligence, expérience doublement douloureuse dans la mesure où une intelligence démesurée le conduit à la solitude et où la perte de cette intelligence provoque en lui le sentiment de frustration. Le passage de ce récit à la scène tient essentiellement à l’invention d’un cadre scénique dans lequel le témoignage de Charlie affecte les spectateurs dans leur sensibilité.
Le pari dramaturgique d’Anne Kessler est tout à fait réussi parce que la metteuse en scène parvient non seulement à matérialiser symboliquement le sentiment d’enfermement de Charlie, mais aussi à amener Gregory Gadebois à créer un personnage émouvant sans excès de pathos. La scénographie représente vaguement une sorte de laboratoire qui frappe tant par sa froideur que par son caractère éclaté : des câbles et des lumières accrochés sur une charpente en métal enferment d’emblée Charlie dans un espace hostile et inhumain, plongé dans une semi-obscurité troublante. Le côté expérimental de l’action est souligné par deux écrans placés dans les angles hauts au fond de la charpente, écrans qui représentent une angoissante mise en abîme de l’action scénique filmée et retransmise en direct. Le regard voyeuriste des spectateurs présents dans la salle se voit ainsi redoublé par l’intrusion des caméras qui transforment spectaculairement Charlie en un objet d’étude, comme si la mise en récit de l’expérience manquée devait prolonger de manière malsaine l’observation clinique. Cette scénographie maintient donc les spectateurs dans un univers fantastique inquiétant, à cheval entre un effet de réalité qui provient de la mise en voix authentique du récit de Charlie et un sentiment d’étrangeté qui se dégage subrepticement du dispositif scénique déconcertant.
Le sentiment d’enfermement est d’autre part obtenu grâce à un fauteuil sur rail installé sur le devant de la scène : c’est dans cet étrange fauteuil que le comédien expose tout le récit de Charlie, comme si l’expérience manquée conditionnait également les forces physiques du personnage en plus de la corruption de son état mental. Charlie semble ainsi subir une double séquestration, celles de l’espace et du fauteuil dans lequel il reste cloué tout au long de la représentation. Si l’action scénique n’est pas pour autant statique, c’est parce que Gregory Gadebois se laisse aller à un menu jeu subtil qui occupe le regard des spectateurs à travers des gestes qui traduisent délicatement l’abandon de Charlie évoqué à la fin de son récit rétrospectif. Il manipule un carnet rouge, son journal intime, et un crayon, puis il finit par les ranger sous le fauteuil comme il range le cartable qu’il serre nerveusement contre les genoux. Parfois, il glisse le fauteuil sur le rail ou il se tourne pour être vu de profil. Les différentes séquences du récit se trouvent en même temps séparées par des flashs accompagnés d’un son tranchant, suivis de plus par des changements au niveau de la luminosité et de l’éclairage. Par moments, une intense lumière blanche ou bleutée contraste avec la pénombre pour mettre en exergue les situations les plus troublantes. L’enfermement spatial et toutes ces menues variations d’ambiance confèrent à l’action scénique une dynamique nuancée.
La représentation renferme quelque chose d’authentique dans la manière dont elle amène la mise en voix du récit de Charlie. A l’entrée des spectateurs dans la salle, tout est déjà en place, sans rideau qui cache la scène, ceux-ci ne font qu’attendre le comédien pour qu’il leur raconte l’histoire de Charlie. Tout repose sur des gestes simples qui font momentanément oublier que ce récit pourrait être fictif, à commencer par la posture de Gregory Gadebois vêtu de simples habits noirs. Le comédien arrive sur scène avec son cartable, comme si cette séance publique devait représenter une étape dans l’histoire de Charlie invité à partager son expérience. Rien n’est dit explicitement, tout est suggéré par un jeu sensible du comédien qui s’enfonce dans le fauteuil en se mettant à raconter d’une voix douce et hésitante, parfois saccadée ou entrecoupée par de légers bégaiements. C’est en transposant avec cette finesse le stress et un air de bonhomie de Charlie que Gregory Gadebois confère à son personnage une touche d’authenticité : sans aucune recherche de pathos, il rend palpable la douleur latente de Charlie qui se souvient sans amertume, parfois avec humour, d’avoir été pendant quelque temps un véritable génie. Ce faisant, Gregory Gadebois promène son regard empreint d’une ingénuité timide à travers la salle pour établir un contact visuel. C’est ainsi que les spectateurs affectés par son récit sensible finissent par confondre le comédien et le personnage.
Des Fleurs pour Algernon, dans la mise en scène d’Anne Kessler, est une indéniable réussite dramaturgique qui bouleverse par la subtilité avec laquelle la metteuse en scène transpose au théâtre un récit poignant. Tout en posant en demi-teinte la question de l’excès de confiance dans la science, elle attire l’attention des spectateurs sur l’expérience navrante d’un être humain qui en est une victime révoltante. Sans dénoncer explicitement cet abus, sa mise en scène fait ressortir le destin de Charlie avec une impressionnante authenticité.