1494 jours est une pièce de Pierre-Henri Gayte, donnée entre autres au Théâtre Darius Milhaud (>) dans une mise en scène collective préparée par les comédiens de La Troupe en Chantiers (>). C’est une création contemporaine fondée sur une écriture en puzzle tout à fait réussie. Elle tient en haleine les spectateurs séduits par une histoire d’amour singulière.
Des histoires d’amour, au théâtre comme au cinéma, il y en a déjà eu beaucoup et il y en aura toujours autant. L’amour est incontestablement un sujet inépuisable dont on ne se lasse jamais, quand il est abordé avec une certaine adresse, que ce soit dans une pièce comique ou tragique. Jamais seul, toujours en rapport avec une foule d’enjeux dramatiques qui conditionnent tant son éclosion que son accomplissement, voire son échec. C’est un sentiment dont l’intérêt est inépuisable précisément parce qu’il nous tend un miroir sensible pour nous parler aussi bien de nous-mêmes que de notre rapport à l’être aimé, pour nous faire rire ou rêver, pour nous soulager dans notre douleur, pour nous émouvoir. La pièce de Pierre-Henri Gayte renferme curieusement tout cela dans une action entraînante tout en dépassant la question du genre qui n’a plus vraiment cours de nos jours : indéfinissable et inclassable, elle mêle avec virtuosité plusieurs registres — comique, burlesque, absurde, mais aussi pathétique et tragique — pour nous raconter avec fougue une drôle d’histoire d’amour émouvante déroulée en 1494 jours.
L’histoire de 1494 jours est tout d’abord celle d’une rencontre fortuite, à la fois romanesque et cocasse : celle de Charles et Diana, avec un amusant clin d’œil souligné aux noms princiers de la cour britannique, faite dans un TGV ordinaire vers Strasbourg, où les deux jeunes gens différents de caractère font une fâcheuse connaissance sans se douter que leurs destins vont s’entrelacer inextricablement. Leur aventure amoureuse est d’autant plus rocambolesque que Charles est drôlement étourdi et malhabile et que Diana déborde d’un humour cinglant pénétrant. Leur attirance mutuelle engendre dès lors des situations hautement comiques, relevées à l’occasion par le père franchement conciliant de Charles et la mère cruellement possessive de Diana qui n’arrangent pas les choses pour aider les deux amoureux à surmonter les obstacles. Ce qui rend captivante cette histoire d’amour en apparence assez banale tient précisément au déroulement de l’action par à-coup : avec des anticipations et des retours en arrière emmêlés avec d’étonnantes frictions, de telle sorte que l’action n’évolue de façon linéaire qu’en mettant ingénieusement en miroir des tensions désopilantes et des moments de complicité touchants. Pierre-Henri Gayte instaure ainsi un curieux rapport dialectique entre le rire et l’émotion qui est en fin de compte à l’image du couple et qui fonctionne irrésistiblement.
La scène, quant à elle, représente un nombre impressionnant de lieux qui correspondent à plusieurs endroits de l’action divisée en tableaux sectionnés et mêlés les uns aux autres comme des cartons de puzzle. Deux sièges côte à côte, installés au milieu de la scène, nous rappellent certes le lieu de la rencontre quasi fatale entre Charles et Diana et ce, d’autant plus astucieusement que l’action nous y ramène à plusieurs reprises à travers de brefs retours en arrière, mais ils constituent également le point de convergence entre deux appartements disposés symétriquement, celui de Charles à jardin et celui de Diana à cour ; ils servent enfin opportunément de décor à d’autres moments. L’aménagement des deux appartements semble ainsi d’autant plus symbolique — des tables avec des chaises sur le devant de la scène et des étagères au fond — que les lieux de l’action ne cessent de défiler à un rythme effréné, qu’il s’agisse d’un guichet de gare, d’une rame de TGV, d’une salle de mariage à Strasbourg, d’une salle de cinéma, d’une chambre d’hôtel à New-York ou de celle d’hôpital. Cette scénographie adroite favorise amplement des changements rapides convoqués parallèlement par une écriture fondée sur le mélange de registres tout en nous promenant ainsi avec une frénésie époustouflante d’un endroit à l’autre. Un grand écran en arrière-plan, en projetant quelques dessins symboliques et en indiquant les jours donnés dans le déroulement de l’histoire, aide certes le spectateur à se repérer dans cet amas de situations aussi hilarantes pour certaines que pittoresques pour d’autres, mais il entraîne et relance tout aussi habilement le suspens. Tout s’imbrique paradoxalement dans une harmonie détonante, les fils se rejoignent sans se relâcher en convergeant vers cette électrisante vie du couple qui est d’un piquant attrayant.
Ce qui est jubilatoire dans le déroulement de l’action, c’est que l’on croit en fin de compte, que l’on y adhère pleinement, à l’étrange complicité vécue entre Charles et Diana, et que l’on compatit sincèrement avec eux lorsqu’ils doivent faire face tant à l’inénarrable belle-mère qu’à d’autres accidents de vie qui mettent douloureusement à l’épreuve leur couple. Certaines situations semblent sans doute volontairement forcées en frôlant le pastiche, le cliché et la caricature, comme la scène de séduction initiale aux confins de l’absurde ou les interventions grotesques de la belle-mère. Mais il y a quelque chose de magnétisant dans l’histoire d’amour fatale de Charles et Diana, quelque chose d’indicible qui transcende curieusement ce comique burlesque pour remuer fortement les spectateurs dans leur sensibilité. C’est enfin le jeu des comédiens qui opère en les entraînant dans un tourbillon d’événements singulièrement entrelacés. Pierre-Henri Gayte s’empare de la création du charismatique et sensible Charles en se glissant dans la peau de son personnage avec un naturel tout à fait convaincant quant à l’expression des sentiments : la véracité avec laquelle il l’incarne, à côté de l’excellente Marion Philippet, nous intéresse intimement au parcours de Charles du début à la fin. Marion Philippet, tout aussi convaincante, crée une Diana séduisante et attachante malgré l’humour et le sens de repartie déroutants propres à son personnage. Michel Charpentier et Nancy Jankowiak, quant à eux, incarnent avec assurance, en plus du père de Charles et de la mère de Diana, plusieurs personnages épisodiques.
1494 jours de Pierre-Henri Gayte, présentée dans une mise en scène collective, est une création bien réussie qui amuse les spectateurs en les émouvant. J’ai eu un vrai plaisir à suivre l’histoire de Charles et Diana qui m’a séduit en me faisant rire de bon cœur. Quelle savoureuse découverte !