Pour faire revenir sur scène l’histoire d’Hamlet, Guy-Pierre Couleau n’opte pas pour la version classique de Shakespeare, mais pour son adaptation réalisée par Peter Brook en 2002 en collaboration avec Jean-Claude Carrière et Marie-Hélène Estienne. Il recrée cette version modernisée connue sous le titre de La tragédie d’Hamlet dans une mise en scène dépouillée présentée en février 2022 au Théâtre 13 – Glacière (>).
L’adaptation de Peter Brook resserre l’action de la pièce originelle autour de ses personnages essentiels pour confronter l’individu à son destin avec une plus grande intensité. Et il est vrai que son déroulement, sans division en actes et recentré sur la figure d’Hamlet, gagne autant en efficacité dramatique qu’en amplitude tragique : tous les personnages tournent les yeux vers Hamlet qui ouvre l’action tant pour méditer sur la vanité du monde que pour évoquer la mort douloureuse de son père disparu depuis deux mois et s’indigner du remariage précipité de sa mère avec son oncle. Cet Hamlet, sans longueurs et sans temps morts, va ainsi droit au cœur de la célèbre tragédie de vengeance par une marche inexorable vers l’accomplissement de son destin.
Malgré une sensible tension tragique amenée par l’expérience de la folie et de la mort, il n’y a aucune place pour un dieu caché qui poursuive les coupables : si une bande sonore inspirée de musique religieuse retentit au début et à la fin de l’action pour lui conférer une résonance mystique, les hommes seuls semblent être les maîtres de leur destin qui les confronte les uns aux autres à travers des actes horribles. Le seul élément mystique ou mystérieux présent dans l’adaptation de Peter Brook relève de ces apparitions troublantes du spectre du roi assassiné, visible uniquement à son fils Hamlet appelé à sa vengeance. Malgré des discours empreints de poésie baroque, La tragédie d’Hamlet telle que conçue par Peter Brook et reprise par Guy-Pierre Couleau se transforme dès lors en un drame humain dont la violence passionnelle nous touche vivement. La réappropriation de ce drame humain se prête aisément à une actualisation dépouillée qui situe vaguement l’action dans un huis-clos haletant ainsi que dans une époque qui nous rappelle avec prégnance la nôtre.
En plus des costumes contemporains et des dimensions quasi intimes de la salle du Théâtre 13 – Glacière, la mise en scène de Guy-Pierre Couleau nous affecte d’autant plus intensément que certains choix brisent le quatrième mur de façon très ambiguë, à commencer par ces sorties des comédiens par l’une des deux ruelles montantes au milieu des spectateurs, ou par ces adresses implicites faites par Hamlet au public, comme par inadvertance, à travers des contacts oculaires, dès lors que le comédien évoque ses états d’âmes aux confins de folie dans des monologues poignants. Dès l’entrée des comédiens, on a l’impression que l’action renfermée sur le plateau déborde celui-ci pour investir peu à peu tout l’espace théâtral. Si les comédiens sont d’abord assis sur des chaises disposées des deux côtés du fond de la scène et qu’ils attendent en quelque sorte leur tour, l’action finit par s’étendre dans l’espace pour se rétracter çà et là sur le plateau selon l’intensité de ses oscillations tragiques. C’est à la fois subtil et étonnant dans la mesure où les accroches entre la situation des spectateurs et l’ambiguïté spatio-temporelle de l’action engendrent une tension dialectique qui renforce fortement le lien entre les comédiens et la salle pour les plonger dans une communion insolite autour de la tragédie d’Hamlet.
La mise en scène de Guy-Pierre Couleau se distingue tant par l’économie de ses moyens matériels que par la sobriété du jeu scénique. De simples chaises disposées autour du plateau, redisposées en rangs de spectateurs à l’occasion du spectacle offert par Hamlet au roi et à la reine, et des panneaux noirs avec des images iconiques constituent les seuls éléments de décor. Quelques accessoires, tels que les coupes et les épées amenées à la fin du drame, soulignent symboliquement son aboutissement tragique marqué par la mort forcée de trois protagonistes. Pas de place, dans ce cadre dépouillé, à la déclamation ou à la grandiloquence, ni aux gestes emphatiques, sans que les comédiens ne manquent pour autant de prestance scénique : on sent leurs personnages comme tétanisés par la conduite tant soit peu imprévisible d’Hamlet. Cette modération renferme paradoxalement quelque chose d’énigmatique et inquiétant qui rend leurs attitudes ambiguës : aucun ne semble foncièrement mauvais, même pas le roi et la reine qui paraissent plus en proie à une certaine angoisse existentielle plutôt qu’animés par une volonté de puissance démesurée.
Benjamin Jungers crée un Hamlet époustouflant en trouvant un équilibre frappant qui nous plonge dans le doute quant à la prétendue folie de son personnage : s’il fait remarquablement sentir la douleur d’Hamlet bouleversé par l’apparition du spectre et par la découverte de la vérité horrible et ce, à travers des gestes mesurés et une voix doucement vibrant de souffrance, le comédien s’empare de l’interprétation de la folie avec une telle contenance maîtrisée qu’on finit par ne plus savoir si son Hamlet joue toujours pour piéger le roi et la reine ou s’il a sombré dans le délire : on remarque dans sa posture quelque chose de spasmodique ou nerveux qui demeure à fleur de peau sans verser dans l’excès. Cet équilibre saisissant rend son Hamlet particulièrement humain. La prestance élégante de Benjamin Jungers est d’autant plus efficace que ses regards furtifs dirigés vers la salle donnent l’impression que son Hamlet se livre aux spectateurs pour établir une relation de confiance : proférée sans emphase, sa tirade Être ou nous pas être semble leur être destinée tant pour déjouer subtilement la suspicion portée sur le monologue théâtral que pour remuer leur sensibilité. D’autres comédiens qui l’accompagnent dans son aventure tragique se plient à une réserve semblable qui confère à leurs personnages une profondeur tout aussi humaine, ce qui est d’autant plus sensible dans le cas d’Ophélie interprétée avec retenue par Sandra Sadhardheen ou dans celui de la reine incarnée par Anne Le Guernec. L’ensemble est parfaitement cohérent, entraînant et intense.
C’est la création d’Hamlet la plus convaincante que j’aie jamais vue : précisément en raison de sa théâtralité contenue, portée aux pieds des spectateurs métamorphosés en témoins privilégiés grâce à des incursions aussi ambiguës que discrètes dans la salle. Les comédiens incarnent les personnages avec sobriété tout en rendant palpitante leur angoisse existentielle. Benjamin Jungers crée pour moi un Hamlet mémorable par sa prestance sublime obtenue grâce à l’équilibre de son jeu aussi nerveux qu’élégant.