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Joël Pommerat : Contes et légendes

      La pièce Contes et légendes était une création très attendue de Joël Pommerat et de sa troupe Compagnie Louis Brouillard. Sa première a eu lieu le 5 novembre 2019 à La Coursive Scène Nationale de La Rochelle (>). La pièce est depuis jouée un peu partout en France.

      Avec Joël Pommerat et sa façon de faire du théâtre, on a pris l’habitude d’assister aux créations d’une grande qualité tant au niveau du traitement de l’histoire que sur le plan scénique. Avec Contes et légendes, le spectateur ne risque pas d’être déçu. L’univers créé par Pommerat l’emporte dans des situations étrangement réelles qui interrogent son rapport au monde, celui du futur marqué par l’exploitation sociale des robots humanoïdes mais présenté comme pleinement assumé par les personnages. On reconnaît dans cette nouvelle pièce la démarche créatrice adoptée déjà dans Cet enfant ou La Réunification des deux Corées : une action constituée de plusieurs fragments qui, par leur brièveté, font ressortir brutalement des tensions parmi les hommes absorbés dans leur vie quotidienne tout à fait banale. Cette banalité au premier abord rassurante est cependant une source de troubles renaissants : ce n’est pas que l’action se confonde avec la réalité, c’est qu’elle est envisagée avec une vraisemblance inquiétante.

      Les deux mots génériques du titre renvoient certes au registre merveilleux qui se caractérise, entre autres, par l’acceptation de la magie qui fait partie intégrante de la vie des personnages. Mais la présence de la magie dans Contes et légendes tient à l’insertion des êtres artificiels dans la société où ces « personnes » remplissent différentes fonctions pour suppléer aux manquements des hommes. Selon les mots de la présentatrice qui explique leur fonctionnement au début de l’action lors d’une émission télévisée jouée sur le plateau, les robots doivent avant tout accompagner les enfants dans leur scolarité. L’objectif de la robotisation semble avoir, à son origine, des enjeux pédagogiques et éducatifs, ce qui représente le leitmotiv de la majorité des scènes. L’action montre ainsi comment les hommes vivent avec ces robots intégrés à leur quotidien le plus ordinaire. Si, dans la Cendrillon de Pommerat, la Fée aide la jeune fille à s’émanciper, ce rôle dans Contes et légendes est alors imparti aux robots qui vont jusqu’à entraîner l’attachement affectif des personnages enfants. Certes, ceux-ci prennent en considération que les robots sont programmés pour répondre avec complaisance à leurs besoins affectifs, mais ils ont du mal à s’en séparer quand une telle nécessité se présente, d’où une expérience troublante pour le spectateur et ce, d’autant plus que de telles situations sont terriblement crédibles.

À quoi cette identité artificielle pouvait-elle me confronter et en quoi pouvait-elle éclairer le thème de l’enfance ? Il ne s’agissait pas de travailler sur les dérives de l’intelligence artificielle ou de mettre en scène une enième révolte des machines. Ces thèmes sont estimables mais je cherchais plutôt à faire l’expérience de cette possible coprésence entre une humanité dite « naturelle » et une autre « reconstruite » ou artificielle.
Joël Pommerat, Note d’intention de Contes et légendes, 2019
 

      Ce n’est pas que les robots humanoïdes se confondent, sur le plateau, avec les hommes même si un tel problème se pose dans la première scène pour le jeune homme qui harcèle une fille mais qui cherche d’abord à savoir si cette fille est une femme de chair humaine. On distingue sans ambiguïté les robots interprétés par les comédiens et ce, à travers un jeu légèrement saccadé, des mouvements prudents et comme calculés, des inflexions légèrement électriques de la voix, mais aussi à travers le maquillage et les costumes qui accentuent l’aspect artificiel. Le problème ne tient donc pas à une étrange symbiose sociale mais aux rapports affectifs que les robots suscitent chez les enfants et aux transformations supposées qu’ils produisent dans la société. Tous les éléments de la mise en scène concourent ainsi à perturber le spectateur dans ses convictions sur les possibles rapports à venir à l’intelligence artificielle.

Joël Pommerat, Contes et légendes, 2019.

      L’espace scénique est très sobre, dépouillé de tout décor réaliste qui serait peu utile à l’action : le plateau sombre accueille quelques pièces d’un mobilier ordinaire qui changent d’une scène à l’autre pour suggérer plusieurs lieux propres aux fragments retenus, si ce ne sont pas les propos des personnages seuls qui en informent indirectement les spectateurs. Conformément aux termes génériques du titre, les lieux dramatiques sont ainsi suffisamment vagues pour être considérés comme universels afin de concentrer le regard du spectateur sur des problèmes d’ordre anthropologique. Les costumes, sans recherche particulière mais variés, contribuent à situer les différentes scènes plus ou moins longues dans l’univers reconnaissable par tout type de spectateur. Mais on décèle, dans certains costumes, quelque chose de démodé, en particulier dans ceux des robots humanoïdes : on se demande soudain si l’action aux accents futuristes n’est pas comme volontairement transposée dans un passé récent, celui des années quatre-vingt-dix par exemple, ce qui a pour conséquence de présenter le futur comme une époque déjà passée. Un tel effet sidérant est conforté à la fin par la reprise de la célèbre chanson de Dalida Mourir sur scène, chantée à l’occasion par un robot pour ses admirateurs enfants submergés par le profil attachant du chanteur. On tombe des nues !

      En deux mots, pour conclure, l’on peut qualifier les Contes et légendes d’absolument remarquables : aller avoir Pommerat est pour nous chaque fois un événement théâtral fort de la saison.

Théâtre Rive-Gauche : Adieu Monsieur Haffmann

      Adieu Monsieur Haffmann est une pièce de Jean-Philippe Daguerre : elle a été créée au festival d’Avignon en 2018 ; reprise au Théâtre Montparnasse (>), elle a obtenu la même année quatre Molières (Spectacle de théâtre privé, Auteur francophone vivant, Révélation féminine, Comédien second rôle). Elle est actuellement jouée au Théâtre Rive-Gauche (>).

     Si Adieu Monsieur Haffmann est une création contemporaine, l’histoire en est tout à fait classique : celle d’un bijoutier juif (Joseph Haffmann) et de son employé catholique (Pierre Vigneau) marié à Isabelle sous l’Occupation nazie. C’est cependant loin d’être une banalité que de « raconter » une histoire de manière « ordinaire », sans chercher à tout prix le renouvellement toujours suspect de l’écriture dramatique : le cadre et les codes connus rassurent le spectateur, perturbé par la rapidité des changements de la société actuelle. C’est un grand plaisir que de pouvoir assister à une représentation qui n’est pas une création scandaleuse et peu intelligible mais qui n’est pas non plus une énième platitude pondue dans le style d’une comédie de boulevard. Adieu Monsieur Haffmann tire l’attrait qu’il exerce sur le spectateur du talent de conteur de Jean-Philippe Daguerre : la pièce divertit avec retenue tout en donnant à voir une action entraînante et émouvante, construite avec finesse autour de situations surprenantes qui relancent sans relâche la curiosité pour la suite. Les situations dans lesquelles se retrouvent les trois personnages principaux ne sont pas toujours prévisibles : l’on ne peut deviner avec certitude le déroulement de l’action jusqu’à son dénouement, même si on se doute que la proposition de Pierre qui est stérile faite à Joseph de faire un enfant à sa femme sera une inévitable source de tension dans un huis-clos de plus en plus troublant. Cette porosité subtilement amenée entre ce qui est transparent et ce qui est contingent permet de garder le suspense jusqu’au dernier moment.

      Au lever du rideau, le spectateur découvre une scénographie sombre à dimension historicisante, ce qui met la représentation en harmonie avec l’ancrage historique de l’action. Rien d’étonnant compte tenu du choix de l’auteur de raconter une histoire fondée sur des faits vrais qui se déroulent pendant l’Occupation de la France en 1942. Tout évoque, sans ambiguïté, cette autre époque : la radio que l’on entend au tout début de l’action annoncer les mesures prises contre les juifs amène les réalités d’une époque douloureuse dans l’histoire de France. Quelques décors anciens et les costumes d’époque confirment l’impression d’avoir sous les yeux une histoire datée. L’espace scénique, quant à lui, est divisé en deux parties : d’un côté, la cave où se cache Monsieur Haffmann et où il va recevoir Isabelle et, de l’autre, la cuisine des époux. Les deux espaces communiquent de manière dynamique, sans que l’action s’enlise longuement dans l’un ou l’autre, au fur et à mesure que les scènes changent et ce, jusqu’au moment où Otto Abetz, ambassadeur d’Allemagne, et sa femme viennent dîner chez les Vigneau, dîner auquel voudra participer Joseph en personne : à ce moment-là, les deux espaces dramatiques se réunissent pour donner lieu à un formidable dîner de dupes.

      Malgré le cadre politique oppressant de la guerre aux conséquences néfastes pour les juifs et ceux qui les aident, les spectateurs ne manquent pas de rire à la proposition bouffonne de Pierre ainsi qu’aux parades de Joseph et Isabelle extrêmement gênés à l’idée de coucher ensemble : « Sans lumières ; dans votre bureau ; c’est bien mieux ; en silence ; rapidement, vite fait, bien fait, » dit gravement Isabelle, alors que Joseph répète ces propos pour les ponctuer avec un « Je ferai de mon mieux. » La même gêne qui amuse le spectateur curieux se reproduit lors des dîners quotidiens entre les trois personnages ou lors des entrevues séparées de Pierre avec Joseph et Isabelle qui refusent de lui donner des détails sur l’acte : « Il a éjaculé dans mon vagin, » dit Isabelle troublée par les questions de Pierre. La même verve comique revient lors de la dernière longue scène du dîner, qui tient le spectateur en haleine jusqu’à la dernière réplique. Si les éclats de rire retentissent dans la salle, le rire entraîné par Adieu Monsieur Haffmann n’est cependant pas un rire facile : il devient grinçant parce que le spectateur reste conscient de la gravité de la situation et du danger omniprésent qui peut être fatal au couple et à leur hôte.

      Mais la pièce Adieu Monsieur Haffmann ne fait pas que rire, elle émeut, inquiète et atteint le spectateur au plus profond de lui-même. Les situations rendent les personnages sympathiques, même si cette sympathie peut être troublée, pendant un certain temps, par l’attitude louche de Pierre lié avec les nazis qui achètent ses colliers et qui assurent la prospérité de la bijouterie. La virtuosité des comédiens parvient à sensibiliser les spectateurs à des agissements discutables. Si Pierre est au début persuadé de la justesse du service demandé à Joseph, il devient jaloux au point de sembler vouloir se venger de lui en rendant pénible sa vie dans la cave. L’accueil des officiers nazis dans la bijouterie complique les relations déjà tendues entre les trois personnages. Alors qu’Isabelle et Joseph jettent un regard suspicieux sur les véritables intentions de Pierre, celui-ci se défend en mettant en avant la prospérité du commerce : « L’argent n’a pas d’odeur, » dit-il, tout en acceptant la protection de l’ambassadeur d’Allemagne. C’est peut-être là que le spectateur s’inquiète le plus de perdre le regard initial plutôt bienveillant porté sur Pierre, alors qu’il est en proie à son déséquilibre émotionnel.

      Quel plaisir que celui d’aller voir Adieu Monsieur Haffmann ! si on a besoin de telles histoires qui façonnent et interrogent notre rapport aux autres, le rire et l’émotion sont salutaires, stimulés par le jeu convaincant de tous les comédiens. En sortant du théâtre pour aller boire un verre dans un petit bar rue de la Gaîté, on se dit que les quatre Molières sont bel et bien mérités.

Odéon : Nous pour un moment

      Nous pour un moment est une pièce d’un auteur norvégien, Arne Lygre, mise en scène par Stéphane Braunschweig à Odéon-Théâtre de l’Europe (>).

     Cette rencontre sur scène entre les deux hommes de théâtre est un moment exquis, passé dans l’intimité des comédiens qui laissent entrevoir aux spectateurs le dessous paradoxal des relations humaines et ce, dans une mise en scène sobre mais plastique. Cette sobriété se lit d’emblée dans la création de l’espace scénique qui évolue au cours de l’action grâce à un plateau tournant permettant de varier quelques morceaux de mobilier. Ainsi, deux parois blanches, disposées en angle droit, resserrent l’espace de jeu dans un triangle ouvert vers la salle, ce qui met les personnages dans un tête-à-tête troublant face aux spectateurs. Dans un premier temps, le mobilier minimaliste se réduit à cinq chaises en métal, qui font penser à une salle d’attente. Le sol noir, contrastant avec la blancheur des parois et du mobilier, est recouvert d’une couche d’eau de quelques centimètres dans laquelle vont patauger les comédiens tout au long de l’action. La blancheur, se changeant parfois en bleu vert, l’aspect sombre de la surface aquatique et la nudité froide du mobilier suggèrent le milieu médical, sinon la morgue, où les comédiens vont disséquer ce qui reste habituellement à fleur de notre conscience, ce que nous pensons ou sentons souvent sans le révéler aux autres. La froideur déroutante que suscite le sentiment d’une étrange pureté et qu’exhale ainsi l’espace de jeu, éveille néanmoins la curiosité voyeuriste du spectateur, intrigué dès la première scène par les tensions qui ressortent des révélations absurdes. Cette froideur qui renferme quelque chose de fascinant neutralise de manière efficace l’impossible illusion théâtrale : le spectateur sait avec certitude qu’il assiste au dévoilement de ce qui lui échappe habituellement dans le moment où il se trouve confronté à autrui ― la pensée de l’autre sur lui-même.

Scénographie de Nous pour un moment, Odéon, 2019.

      Quelle est l’action de Nous pour un moment ? Ce n’est pas une histoire cohérente organisée autour du parcours linéaire d’un héros. Si linéarité il y a, elle se lit dans la succession de plusieurs histoires qui s’enchaînent les unes à la suite des autres, à la faveur de rencontres parfois inopinées : une rencontre amoureuse d’une femme qui finit par se noyer parce que laissée sans secours de son amant qui s’en va énervé. Ces enchaînements libres sont par endroits gênants dans la mesure où un personnage peut devenir un autre au cours d’une même scène, comme la femme noyée qui se transforme après sa mort en son mari endeuillé, sans aucun autre indice matériel que le discours tenu par la comédienne. Le mari rappelle un ami qui rencontre un homme inconnu et ainsi de suite. La rencontre, quelle qu’elle soit, est l’élément qui structure l’action.

Dans cette pièce, quand un acteur devient sous nos yeux un autre personnage, il n’y a pas seulement un effet de bascule dans une autre identité, mais l’obligation qui nous est faite, à nous spectateurs, de nous déprendre du personnage précédent, qui est porté par le même corps que nous avons encore sous les yeux. C’est comme si l’écriture créait un dispositif de séparation, comme si cette séparation ou cette déprise étaient inscrites dans la structure de la pièce. Nous pour un moment, c’est aussi nous spectateurs, pour un moment seulement, avec le personnage.
Stéphane Braunschweig, Nous pour un moment, Odéon, 2019.
 

      Ce qui peut le plus troubler le spectateur, c’est à la fois la mise en récit et la mise en jeu des histoires successives par rapport auxquelles les personnages prennent de la distance avec une lucidité perverse. Les personnages font en effet comme s’ils évoquaient, dans un entre-deux-temps, leur passé sans le juger mais en l’enrichissant par un regard a posteriori : l’artificialité de telles situations dramatiques est soulignée par les répliques régulièrement ponctuées par « ai-je dit » comme dans une écriture romanesque. Les personnages sont alors les premiers spectateurs des séquences choisies de leur vie qui se construit à la surface des rapports aux autres, rendus absurdement transparents. C’est parce qu’ils rapportent non seulement ce qu’ils ont dit dans une telle situation, mais aussi ce qu’ils sont censés avoir pensé de celui ou celle qu’ils ont en face. Cette démarche, à la fois narrative et dramatique ― tout se passe sur un plateau où les dialogues sont théâtralisés ―, se trouve mise en place de manière comique dans la première scène, où deux femmes se racontent leur première rencontre : si l’une dit qu’elle était jalouse de l’autre, celle-ci déclare à la première qu’elle la croyait bête. Mais ce rire spontané s’entrave peu à peu jusqu’à s’effacer, au fur et à mesure que les relations entre les personnages deviennent plus tendues et plus conflictuelles, révélant la profonde solitude dans laquelle ils sont désespérément enfermés. La dernière scène, celle d’une femme qui se transforme en son propre agresseur, qui marche péniblement dans l’eau en criant son effroi, en est un exemple sidérant et sublimé par une scène dépouillée de tout décor.

Quand j’ai commencé à travailler sur Nous pour un moment, […], j’ai eu cette idée d’un voyage à travers beaucoup de personnages différents, avec des noms de personnages tels que “Une personne”, “Un.e ami.e”, “Une connaissance”, “Un.e inconnu.e”, “Un ennemi.e”, où ils ont tous, les uns avec les autres, le niveau relationnel spécifique qui est impliqué par leur nom. Qu’est-ce qu’un.e ami.e, ou un.e inconnu.e, ou un.e ennemi.e ? Et qui pourrait correspondre à cette description à tel moment donné ? J’ai donc choisi d’utiliser les personnages d’une manière qui est essentielle pour la structure de la pièce ou pour certains éléments formels qu’elle contient.
Arne Lygre, Programme de Nous pour un moment, Odéon, 2019.
 

      S’ils changent de costumes, sept comédiens réapparaissent alors sur scène pour endosser de nouveaux rôles : les personnages ne se définissent que par les relations qu’ils entretiennent avec les autres et par leur vécu tiré de la vie quotidienne. Elles sont explicitement signifiées par leur projection sur une des parois à chaque entrée du comédien : un ami, un ennemi, une inconnue, une connaissance, etc. Si les personnages accèdent à une certaine identité superficielle, c’est essentiellement une identité scénique éphémère parce qu’elle se matérialise par la teneur du discours, le costume et la stature du comédien. La recherche de la neutralité, malgré des connotations possibles, semble donc évidente. Cette neutralité, liée à la mise à distance, doit sans doute permettre au spectateur de se projeter dans les relations épurées au maximum pour interroger de façon troublante son propre moi.

      Fidèle à sa pratique d’une esthétique de sobriété, Stéphane Braunschweig réussit à créer, avec Nous pour un moment, aux Ateliers Berthier au théâtre de l’Odéon, une mise en scène remarquable avec des comédiens qui défendent brillamment leurs rôles. L’expérience théâtrale atteint ici la part cachée de l’intimité du spectateur en lui mettant sous les yeux les révélations absurdes mais en même temps si vraies de son moi, qu’il sort de la salle quelque peu étourdi.

Odéon : Les Mille et Une Nuits

      Les Mille et Une Nuits sont une adaptation des célèbres contes de Shéhérazade par Guillaume Vincent : la pièce est donnée à Odéon-Théâtre de l’Europe (>).

      Guillaume Vincent a créé une mise en scène étonnante aux choix dramaturgiques discutables fondés sur une esthétique de contraste. Dès l’entrée dans la salle dorée aux fauteuils rouges, et ce jusqu’à la fin de la représentation, le spectateur ne sait en réalité à quoi s’attendre : il découvre les décors aux couleurs froides, partiellement recouverts de paillettes bigarrées, collées aux cordes accrochées aux murs d’un palais, murs qui représentent les intérieurs très hétérogènes de plusieurs pièces probablement. Et dans ces décors mêmes trônent déjà quatre mariées, vêtues de robes blanches, aux regards hallucinés, qui vont sortir à tour de rôle par les portes du milieu à deux battants qui s’ouvrent et se referment violemment, alors que d’autres mariées leur succèdent au fur et à mesure pour se remplacer les unes les autres. On comprend rapidement que ce défilé angoissant et interminable doit représenter les victimes du sultan Shahryar qui les déflore durant la nuit pour les tuer à l’aube : le sang déversé sur l’escalier de la porte du milieu confirme cette hypothèse d’horreur. Ce n’est qu’après un long doute tant soit peu gênant sur la nature du spectacle que ce défilé étrange s’arrête enfin pour céder la place à des dialogues et à un jeu plus traditionnels. Si l’on a l’impression d’aller assister à un spectacle, plastique et sans parole, plongé dans une ambiance oppressante propre à un thriller, on en est rapidement détrompé parce que les comédiens représentent ensuite l’histoire cadre de l’infidélité de l’épouse de Shahryar qui conduit celui-ci à la barbarie mentionnée. Quand c’est son tour de passer par les chambres du sultan, Shéhérazade fait le pari de mettre fin à ce carnage, pari bien connu qui tient à la narration des histoires dont le sel et le piquant lui sauvent la vie parce que Shahryar séduit par son talent la laisse lui en conter des nouvelles. Dans la création des Mille et Une Nuits de Guillaume Vincent, plusieurs histoires s’imbriquent pour former ainsi un spectacle composite.

Les Mille et Une Nuits par Guillaume Vincent, Odéon-Théâtre de l’Europe

      Ce qui peut surprendre le spectateur jusqu’à le mettre mal à l’aise, c’est un mélange plastique de registres différents. Chaque histoire montrée ou racontée renferme une tonalité particulière, relative à son origine spatio-temporelle, ses personnages, sa teneur et le but recherché. Les Mille et Une Nuits de Guillaume Vincent ballotent les spectateurs à travers des univers disparates qui s’enchaînent ou s’imbriquent les uns dans les autres par le biais du fil conducteur qui tient à l’art de conter de Shéhérazade déterminée à guérir le sultan. Ces univers sont aussi éloignés que le conte merveilleux, parfois grivois, et l’époque contemporaine évoquant la France de nos jours. Certaines transpositions scéniques sont clairement imaginaires et amusent le spectateur par leur côté entièrement déjanté ; d’autres semblent au contraire parfaitement réalistes et vont jusqu’à l’émouvoir. Il ne semble pas qu’une règle quelconque préexiste pour organiser ce brassage de cultures et de registres si ce n’est le libre cours donné à l’imagination débordante du metteur scène.

Est-ce que les contes retenus ont un point commun ?
Guillaume Vincent. — Commun, je ne sais pas. Une fois encore, je n’ai pas attaqué le chantier en essayant de remplir un programme. C’est comme pour les Métamorphoses : un matériau vaste et riche, devant lequel on sent intuitivement qu’on aura de quoi faire, qu’on trouvera son bonheur. On dialogue avec ce matériau, et peu à peu les idées se précisent, les lignes se dessinent. Il ne s’agissait pas de se conformer à une thématique. Ce qui m’a guidé dans mes choix, c’est plutôt le potentiel théâtral. D’autres contes étaient évidemment magnifiques, mais trop complexes à adapter.
Programme de Mille et Une Nuits (Guillaume Vincent),
Odéon-Théâtre de l’Europe, 2019, p. 6-7.
 

      La plus emblématique parmi les histoires orientales retenues est sans doute celle du portefaix et de ses trois hôtesses qui réserve au spectateur des moments on ne peut plus sensuels, dès lors que les trois hôtesses se déshabillent entièrement, l’une après l’autre, en demandant au portefaix désarçonné de deviner les noms de leurs sexes respectifs. Il est cependant dommage que le jogging bleu du portefaix et les décors fades transforment cette scène érotico-galante en une farce sensuelle assez vile : le plaisir du corps féminin et de la virtuosité verbale se trouve compromis par un décalage spatio-temporel ; en plus, l’arrivée de trois hommes habillés de costumes modernes et les kalachnikovs avec lesquelles les trois dames veulent se défendre produisent un effet de contraste fâcheux. Guillaume Vincent a néanmoins eu l’excellente idée d’enchâsser dans l’histoire du portefaix les trois hommes liés par le malheur qui, à leur tour, doivent raconter leur propre histoire aux trois hôtesses pour sauver leur vie. On devine aisément l’effet de miroir par rapport à la situation cadre de Shéhérazade. Dès lors que la jonction entre deux histoires repose sur une accroche thématique, le spectacle peut ainsi aisément continuer à en enchâsser de nouvelles.

      Tout contrastif qu’il est dans son ensemble, cet enchâssement de récits, d’univers, d’époques et de tonalités ― que le spectateur doit se résigner à accepter ― conduit peut-être de manière plus naturelle, bien que toujours forcée, à leur profusion aléatoire. On pense en particulier à l’introduction de l’histoire d’Aziz et Aziza transposée en France de nos jours dans une tonalité extrêmement pathétique. La réutilisation des mêmes comédiens sème, d’autre part, un doute sur la rupture ou la continuité du même conte. Le seul élément rassurant qui sert de repère tient ainsi à la convergence des histoires disparates vers Shéhérazade qui réapparaît çà et là pour rappeler aux spectateurs la situation cadre de la représentation et la mise en abîme de son montage narratif, convergence structurelle dont le point d’aboutissement est un dénouement heureux. Comme le rappelle Guillaume Vincent, la fiction est « capable d’arrêter la barbarie », ce qui est précisément le cas de Shéhérazade qui finit par obtenir sa grâce.

SCHÉHÉRAZADE. — Console-toi, arrête de pleurer, (elle se tourne vers sa sœur) il en sera comme je l’ai décidé. (Dunyâzad monte sur scène à jardin, elles se rejoignent au centre) Dunyâzad, ma sœur, viens, écoute : lors de ma nuit de noces, je pleurerai après toi et demanderai à te faire mes adieux. Tu arriveras, le roi me prendra, et quand il aura fini la chose, tu me demanderas : « Ma sœur, raconte-moi une histoire merveilleuse qui nous fasse passer la nuit agréablement. » Alors moi je te raconterai des contes qui seront la cause de notre salut et délivreront notre pays du tyran.
Les Mille et Une Nuits, trad. J.-C. Mardrus
 

       Comme le recueil de contes orientaux que tout le monde connaît de la traduction édulcorée d’Antoine Galland, Les Mille et Une Nuits font d’emblée penser aux sérails, aux califes, aux eunuques, aux tapis volants, bref, à cet Orient merveilleux inextricablement lié à la galanterie érotique. Or, Guillaume Vincent, dans sa réécriture personnelle faite d’après la traduction plus fidèle de Mardrus, bannit de sa mise en scène tout pittoresque oriental : le spectateur n’y retrouve que des schémas d’une dizaine de contes plus ou moins connus qui mêlent étrangement les époques et les registres. Si cette mise en scène peut gagner les faveurs du public, ce sera sans doute grâce à l’excellent jeu de tous les comédiens.

Théâtre Montparnasse : Madame Zola

      Créée à la petite salle du Théâtre Montparnasse, Madame Zola est une pièce d’Annick Le Goff, mise en scène par Anouche Setbon, avec Catherine Arditi dans le rôle d’Alexandrine Zola et Pierre Forest dans celui de l’apothicaire Fleury.

      L’action de Madame Zola représente une rencontre fictive entre la femme du célèbre écrivain et un apothicaire de quartier. Cette rencontre singulière donne lieu à plusieurs entrevues entre les deux personnages, entrevues qui structurent l’intrigue de la pièce et qui créent des tensions pour motiver les confidences de plus en plus intimes. Mais c’est le transfert des cendres d’Émile Zola au Panthéon en 1908 qui sert de point de départ à l’action. Comme le dit l’autrice elle-même, il s’agit d’un « bouleversement émotionnel » qui se produit à la suite du « second enterrement », bouleversement propice au besoin de parler, de se confier, de revenir sur le passé et de mettre de l’ordre dans les idées. Peu importe que le cadre soit fictif s’il permet de montrer l’histoire peu connue de cette femme hors du commun qu’était Alexandrine Zola et ce, à travers un texte écrit avec finesse et dans une langue très soignée. Alexandrine Zola aurait vécu à l’ombre de son mari pour le soutenir jusqu’au dernier moment. Mais comme leur mariage était plus grinçant qu’une histoire harmonieuse d’un couple heureux et uni, elle devra se libérer d’un passé pesant pour repenser son rapport à la mémoire d’Émile Zola.


« Après avoir lu, par hasard, la belle biographie d’Evelyne Bloch-Dano sur Alexandrine Zola, j’ai parlé à Catherine Arditi de cette femme injustement méconnue qui, selon moi, méritait de ne pas rester dans l’ombre de son mari et de passer à la lumière. Son caractère généreux et excessif pouvait lui correspondre. Devant son intérêt, je me suis mise au travail… » (Annick Le Goff)


     La démarche esthétique qui conduit Annick Le Goff à transposer l’histoire d’un personnage historique à la scène ne tient pas à un simple enjeu documentaire sur une époque et ses mœurs. Il s’agira toujours d’une transposition partiale transcendée par le point de vue subjectif du dramaturge qui en fait nécessairement une relecture personnelle à l’aune de sa propre culture et selon l’évolution des mentalités. Il ne se contentera pas de réécrire des propos interceptés dans les correspondances ou dans la presse et, si tel était le cas, il sera toujours obligé d’opérer des choix et de resserrer les faits retenus dans une intrigue qui puisse intéresser les spectateurs contemporains. C’est d’autant plus délicat quand il a affaire à un écrivain mondialement connu dont le destin et l’œuvre sont devenus une légende, laquelle relève du patrimoine littéraire intouchable. Cet enjeu mémoriel est suggéré dans la pièce d’Annick Le Goff par le récit de la « panthéonisation » et par les scrupules de Madame Zola de ne révéler rien qui puisse compromettre la mémoire de son mari. Être confronté à l’histoire intime d’un personnage historique, c’est chaque fois frôler le risque de faire des révélations scandaleuses. C’est également contribuer à sa légende parce que l’histoire intime humanise en quelque sorte un héros montré à travers ses défauts. Mais il est ici question de Madame Zola et de sa vie aux côtés d’un homme célèbre, de ses espoirs et de ses sacrifices, du destin d’une femme ayant vécu au sein de la société bourgeoise de la seconde moitié du XIXe siècle. Un compris subtile s’impose donc pour porter à la scène l’histoire d’Alexandrine Zola avec noblesse. Le théâtre la redonne aux spectateurs dans une interprétation à la fois classique et pittoresque de deux comédiens que l’on a le plaisir de voir s’emparer de leurs rôles.

      Quelques décors et accessoires situent l’action dramatique à l’époque où elle eût pu réellement avoir lieu : d’un côté, le bureau derrière lequel Madame Zola s’assoit pour relire ou rédiger une lettre ou appeler son apothicaire avec un appareil d’époque, de l’autre, un canapé marron capitonné sur lequel elle se pose en le recevant et en se faisant soigner avec des potions miracles, qui n’escompteront pas l’effet souhaité. Les costumes correspondent à cette ambiance surannée, que cherchait sans doute à susciter la metteuse en scène avec sa scénographe Oria Puppo. Madame Zola porte une jupe noire brodée et un chemisier blanc aux volants de dentelle, une broche attachée au cou. Si elle représente ce qu’elle devient grâce au mariage avec Zola, l’apparence semble quelque peu trompeuse dans la mesure où le spectateur découvre derrière ce masque conventionnel d’une bourgeoise rigide une femme émancipée dont les origines sont extrêmement modestes : celles d’une orpheline dès l’âge de sept ans et d’une blanchisseuse qu’elle était jusqu’à l’ascension sociale grâce à la liaison que l’écrivain impose à sa famille coûte que coûte. L’apothicaire Fleury, quant à lui, est vêtu d’un pantalon et un gilet foncés à rayures et d’une chemise vert clair, mettant çà et là une veste grise et une écharpe. La scénographie tout à fait classique amène ainsi le spectateur dans un salon bourgeois du début du XXe siècle, éclairé d’une lumière tamisée tirant vers le brun et le rouge, ce qui accentue l’aspect chaleureux de l’appartement, une condition pour se laisser aisément aller aux confidences plus intimes. 

      Au début de l’action dramatique, Madame Zola se retrouve seule dans son appartement pour faire part à son mari défunt de la cérémonie au Panthéon, de ses émotions, de son admiration : elle mène avec lui un dialogue imaginaire propre à constituer une sorte de scène d’exposition qui pose d’emblée le cadre intimiste et la tonalité pathétique sans verser pour autant dans le sentimentalisme. Certains propos relevés par le jeu raffiné de Catherine Arditi suscitent même le rire complice des spectateurs. Et c’est dans le même esprit qu’elle reçoit l’apothicaire dont elle fait petit à petit connaissance et qu’elle est parfois gênée de rappeler pour se procurer des soins. Une certaine raideur mêlée à l’humeur d’une femme vieillissante ne paraît pas sans humour. Comme l’apothicaire ne rentre pas toujours dans les caprices de Madame Zola, leurs désaccords risquent de provoquer une rupture. Mais puisque son besoin de parler est plus fort, Madame Zola finit toujours par le solliciter pour les soins. Elle a ainsi l’occasion de lui parler de son mari écrivain que l’apothicaire connaît vaguement. Elle va jusqu’à lui imposer la lecture des passages de l’œuvre de Zola, ceux qui sont en réalité inspirés de leur propre vie sans que l’apothicaire et le spectateur s’en doutent.

      L’apothicaire, quant à lui, n’est pas un personnage anodin, tel un confident de tragédie classique, parce qu’il renferme sa propre histoire qu’il est amené à révéler, malgré lui, à l’instigation des remarques, parfois peu délicates, de Madame Zola persuadée qu’il trompe sa femme. C’est qu’elle a été elle-même trompée, alors que c’est l’inverse dans le cas de l’apothicaire. Les ennuis conjugaux évoqués par Fleury conduisent Madame Zola à lui faire peu à peu part de ceux qu’elle a eus elle-même et qui sont restés soigneusement cachés au public à cause du scandale que craignait l’écrivain malgré ses mœurs réputées assez libres. Elle apprend à l’apothicaire qu’elle a fini par adopter l’enfant qu’Émile Zola avait eu d’une autre femme. Si elle ne l’a pas quitté, c’était pour le soutenir à des moments charnières de sa carrière politique et littéraire, l’affaire Dreyfus comprise. Elle peut ainsi se demander si, sans elle, il y aurait vraiment eu Émile Zola…

       Malgré un aspect quelque peu démodé de la mise en scène, dont on est  loin de se plaindre après avoir vu la pièce, l’ensemble est parfaitement cohérent et réserve au spectateur une agréable surprise tant par la découverte du personnage historique méconnu que par le jeu subtile des deux comédiens.