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Studio Hébertot : Cendres sur les mains

      Cendres sur les mains est un texte de théâtre de Laurent Gaudé monté pour la première fois il y a tout juste vingt ans dans une mise en scène de Jean-Marc Bourg. Cette fois-ci, c’est Alexandre Tchobanoff qui s’en empare dans une nouvelle création vibrante, donnée au Studio Hébertot avec Arnaud Carbonnier, Olivier Hamel et Prisca Lona dans les trois rôles de la pièce (>).

      Alexandre Tchobanoff met en scène le texte d’un auteur vivant, ce qui représente sans doute toujours un acte de courage dans la mesure où tout auteur vivant peut exprimer des réserves sur la manière dont on manipule ses œuvres. C’est d’autant plus délicat quand cet auteur a lui-même pu contribuer à leur première création et influencer par-là leur interprétation scénique. Si c’est aujourd’hui naturellement le cas de toutes les pièces d’auteurs disparus depuis un certain temps, les questions esthétiques et dramaturgiques ne se posent pas de la même façon pour les pièces récentes. La reprise d’une œuvre plus ou moins ancienne conduit nécessairement à une actualisation susceptible de la faire résonner avec le présent et d’interpeller les spectateurs sur un ou plusieurs aspects saillants. Les pièces de Molière, par exemple, font parfois l’objet d’adaptations audacieuses poussées à un tel degré de manipulation que ces adaptations dénaturent le texte, ce qui paraît peu envisageable dans le cas d’un auteur vivant pour lequel les metteurs en scène semblent avoir plus de « respect ». Mais il n’est pas question pour eux de reproduire « par respect » les circonstances de la première création, ce qui n’aurait pas de sens parce que dans de telles conditions il suffirait de reprendre celle-ci telle quelle. Il s’agit au contraire d’aborder le texte sous un angle différent, propre à interroger sa signification et à éprouver sa vitalité aussi bien dramatique que polémique. Cendres sur les mains de Laurent Gaudé compte précisément parmi ces pièces contemporaines qui connaissent une rare fortune scénique, comme celles de Wajdi Mouawad ou de Yasmina Reza devenues en quelque sorte les « classiques » du vivant de leurs créateurs. Alexandre Tchobanoff s’inscrit ainsi dans la lignée de ces metteurs en scène qui ont « l’audace » de monter des textes récents pour interroger leur portée peu après leur apparition, ce qui n’est pas une entreprise facile au regard de la complexité de la pièce de Laurent Gaudé. Il s’en acquitte pourtant avec succès en lui donnant une nouvelle vie.

      Cendres sur les mains est un texte sans une « véritable » histoire épique. Son intrigue est fondée sur une confrontation singulière déroulée dans un locus horribilis situé dans un pays imaginaire ravagé par une guerre également imaginaire : dans un endroit sans nom, où deux fossoyeurs brûlent avec de l’essence les corps des morts qu’on ne cesse de leur amener, et où ils finissent par accueillir une rescapée repliée sur elle-même et enfermée dans un mutisme volontaire. Les fossoyeurs et la rescapée mènent ainsi, pendant un certain temps, deux existences parallèles sans jamais arriver à communiquer ou à nouer une relation amicale. La confrontation de leurs existences, l’une pleinement absurde et l’autre tant soit peu épique, constitue l’action dramatique proprement dite en la sous-tendant par des enjeux polémiques qu’il s’agit de porter à la scène. Alexandre Tchobanoff se montre, dans sa mise en scène, particulièrement sensible au traitement figuratif de cette coexistence étrange ainsi qu’aux tensions anthropologiques qui en ressortent.

      La scène représente un lieu conventionnel, hautement symbolique, sans aucune recherche particulière de réalisme. L’espace scénique est implicitement divisé en deux parties asymétriques : l’une, côté jardin, plus importante, semble réservée aux deux fossoyeurs, alors que l’autre, côté cour, plus restreinte, est occupée par la rescapée. D’un côté, plusieurs sacs entassés les uns sur les autres et qui font d’emblée penser à une tranchée forment une sorte de barrière derrière laquelle est installé un escabeau en bois. Un grand bol en acier, un arrosoir à essence et une pelle font partie de rares accessoires manipulés par les deux fossoyeurs. De l’autre côté, un grand réverbère trois bras, entouré d’un morceau de tissu, se dresse seul dans la pénombre : la rescapée semble se l’approprier sans laisser les deux fossoyeurs pénétrer dans sa zone. La scénographie reproduit ainsi symboliquement l’éloignement entre les trois personnages, lisible textuellement dans la distribution de la parole : tandis que le discours de la rescapée relève pleinement de passages monologués destinés aux seuls spectateurs, les fossoyeurs communiquent à travers des dialogues dramatiques « classiques ».

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Laurent Gaudé, Cendres sur les mains, mise en scène par Alexandre Tchobanoff, Studio Hébertot, 2021 © Marek Ocenas

      Ces choix scénographiques résonnent en même temps avec les idées véhiculées par le texte ainsi qu’avec la situation métaphysique des trois personnages. Les sacs disposés en forme de tranchée évoquent l’enlisement spatio-temporel des deux fossoyeurs dans un lieu innommable et dans un temps non historique : les deux hommes semblent condamnés à la répétition des mêmes gestes quotidiens liés à leur lugubre mission sans aucune promesse d’évoluer vers un meilleur avenir, si ce n’est l’allègement de leur travail au cas où on les autorise à couvrir les corps de chaux plutôt que de devoir les traîner et brûler. Ils mènent une existence stationnaire à la manière de ces personnages beckettiens qui attendent une « fin de partie » et qui s’interrogent sur le sens de leur présence ici et maintenant. Les deux fossoyeurs, habillés et parlant comme des clochards, se demandent eux aussi s’ils sont toujours vivants ou déjà morts : « On est vivant tant que ça démange », répond l’un des deux dans un clin d’œil explicite à la détresse existentielle de Hamm et Clov. Mais à la différence de ceux-ci, les deux fossoyeurs arriveront à mourir. Et ce n’est pas le hasard si c’est peu avant ce moment-là qui rompt radicalement avec la tradition beckettienne, que l’un des deux monte sur l’escabeau qui fait le pendant au réverbère de la rescapée et dont on ne comprenait pas jusqu’alors la signification : leur immobilisme « horizontal » se voit ainsi symboliquement transformé en une entrée dynamique dans une temporalité « verticale » qui est celle de la rescapée. Cette femme qui a échappé à la destruction de son village n’est ici que de passage, le temps de veiller sur ses morts et de réchapper à la non-vie des fossoyeurs, d’autant plus qu’elle porte en elle une mémoire et une histoire. Ce passage épique, tant soit peu angoissant, est symbolisé par un élément vertical qu’est le réverbère et dont l’étrange présence contraste fortement avec les sacs étalés à l’autre bout de la scène. C’est ainsi la rescapée qui fait entrer les deux fossoyeurs dans un temps historique, ce que la mise en scène d’Alexandre Tchobanoff suggère avec une grande finesse. C’est au reste elle qui ouvre et clôt l’action en chantant une complainte avec un cierge à la main et faisant un bref récit de sa vie pour donner le cadre à l’action.

      Tout oppose en fin de compte les fossoyeurs et la rescapée tant au niveau textuel que sur le plan scénique. Arnaud Carbonnier et Olivier Hamel créent des personnages pétillants qui ne manquent pas d’énergie et qui ne semblent pas, au premier abord, avoir renoncé à la vie. Leur présence physique se manifeste nettement à travers des mouvements et des gestes souples et assurés : ils ne cessent pas de bouger en parlant fort et avec un accent socialement prononcé, allant parfois jusqu’à susciter quelques rires amers des spectateurs. Prisca Lona, quant à elle, se saisit de son personnage en lui donnant l’image d’une martyre : ses mouvements et ses gestes sont raides, lents et hésitants, son regard semble vide, sa voix est posée et comme tamisée. Ses postures introduisent en outre dans l’existence misérable des fossoyeurs des éléments poétiques, dès lors qu’elle marche la main tendue vers le devant de la scène ou qu’elle s’accroche convulsivement à son réverbère. Les trois comédiens entrent avec aisance dans la peau de leur personnage pour en montrer une misère existentielle non sans un certain espoir d’y échapper.

      Cendres sur les mains dans la mise en scène d’Alexandre Tchobanoff est une création subtile qui plonge le spectateur avec justesse dans l’univers de Laurent Gaudé, univers jalonné de références culturelles qui le lui rendent étonnamment proche. C’est un bel exemple de reprise d’un texte récent abordé avec une grande sensibilité théâtrale.

Laurent Gaudé, Cendres sur les mains, mise en scène par Alexandre Tchonaboff, 2021.

Théâtre de Poche-Montparnasse : Montaigne, les Essais

      Montaigne, les Essais est une création originale conçue et interprétée par Hervé Briaux, donnée au Théâtre de Poche-Montparnasse depuis le 27 août (>). Cette création compte parmi plusieurs spectacles présentés avec succès à la rentrée théâtrale de 2021.

      Hervé Briaux partage dans Montaigne, les Essais sa passion pour le célèbre penseur du XVIe siècle à travers plusieurs « articles » sélectionnés pour constituer un « récit-portrait ». Il s’agit d’un double travail d’adaptation dans la mesure où les Montaigne, les essais_ Poche Montparnassepassages arrêtés des Essais sont traduits en français contemporain pour rester accessibles aux spectateurs qui ne sont pas nécessairement rompus aux finesses de la langue du XVIe siècle. C’est sans doute une entreprise dramaturgique étonnante parce que l’œuvre de Montaigne se prête tant bien que mal à une adaptation théâtrale au regard de sa dimension réflexive conditionnée par son caractère polémique. Les Essais ne renferment en effet pas une histoire épique qui raconte la vie de Montaigne ancrée dans le présent historique de son époque. Ils dressent le portrait de l’auteur à travers une introspection vibrante déroulée en lien avec des sujets qui préoccupent un homme du XVIe siècle sur le plan existentiel, d’où la séduction intarissable qu’ils exercent sur des lecteurs d’époques variées. Ils interrogent dans le même temps le rapport de l’homme à lui-même et au monde tout en relativisant avec humilité sa prétention à se situer au sommet de la nature selon son point de vue orgueilleux. C’est à partir de cette tension existentielle que naît le « récit-portrait » qui condense la pensée de Montaigne dans le spectacle singulier d’Hervé Briaux.

Hervé Briaux dans Montaigne, les Essais, Théâtre de Poche-Montparnasse, 2021.

      Au lever du rideau, la mise en scène introduit pourtant un élément épique qui fait un clin d’œil à la situation historique de Montaigne et à celle des spectateurs présents précisément dans la salle du Théâtre de Poche-Montparnasse. Cet élément épique repose sur la lecture d’une lettre fictive de Montaigne adressée à ceux qui vont assister à la représentation, lettre lue par un ouvreur jovial habillé d’une tenue qui fait penser à celle de mime. Cette lettre sert de lien qui invite les spectateurs à se plonger dans l’univers historiquement daté de Montaigne et qui semble en même temps vouloir gommer la distance temporelle qui les sépare de lui. Cet enjeu esthétique est prolongé par le choix scénographique de transformer la scène en un lieu abstrait dépourvu de tout ancrage historique. La scène reste sombre tout au long de la représentation, ce qui permet d’utiliser les lumières led disposées pêle-mêle sur son fond pour évoquer un ciel étoilé, d’opposer par-là métaphoriquement la petitesse de l’homme à l’immensité de la nature et de réactiver en fin de compte tout un imaginaire philosophique propre à la manière de penser le monde au XVIe siècle par le biais des similitudes.

      Deux grands bols posés sur une sorte de table-bar installée côté cour introduisent dans cette scénographie dépouillée la réalité matérielle, d’autant plus que le premier contient de l’eau et que l’autre est rempli de fruits. Ces éléments concrets ainsi que le corps du comédien véhiculent l’idée que le « récit-portrait » donné à voir au spectateur relève de l’expérience d’un homme qui n’est pas le résultat d’une conceptualisation littéraire mais qui a réellement existé. À ces éléments matériels correspondent des gestes symboliques qui rendent son corps vivant. Le comédien, torse nu et couché sur la scène, finit rapidement par se lever, puis met une chemise noire. Un peu plus tard, il se lave le visage, puis mange un fruit et en jette le noyau par terre. L’âge avancé du comédien garantit par ailleurs l’authenticité des propos tout en donnant du poids aux questions existentielles soulevées. Le caractère non épique et la dimension réflexive de la parole proférée sont ainsi rattrapés par ces quelques éléments matériels qui rappellent au spectateur sa propre condition humaine. La scénographie tend donc à conférer aux passages choisis des Essais une valeur universelle qui leur est communément reconnue.

Je propose des idées informes et incertaines.
Non pour établir la vérité mais pour la chercher.
Nous sommes naturellement faits pour rechercher la vérité.
La posséder appartient à une plus grande puissance.
Le monde n’est qu’une école de recherche.
Et ce n’est pas à qui atteindra le but, mais à qui fera la plus belle course.
Extrait de Montaigne, les Essais, Théâtre de Poche-Montparnasse, 2021
 

      Dans ces conditions, Hervé Briaux prête bel et bien sa voix et son corps à Montaigne qu’il incarne avec délicatesse. À l’authenticité de l’expérience et à la valeur universelle correspond d’emblée une posture posée et pleinement maîtrisée, adoptée par le comédien avec aisance. Celui-ci ne reste pas pour autant immobile, il se déplace ou s’assoit sur un tabouret ou pénètre dans la salle pour rythmer son « récit-portrait » selon les sujets abordés (mort, vieillesse, animaux, dieu, etc.), mais il se garde de faire aussi bien un mouvement brusque qu’un changement de ton rapide. Sans jamais abandonner le sérieux, il imprime à ses mouvements et à sa voix un plus de légèreté lorsqu’il évoque des passages drôles des Essais ou même ceux qui ont l’air un peu scabreux, comme celui qui parle de la puissance et de l’impuissance sexuelles. La voix grave de baryton prédispose Hervé Briaux au rôle d’un « conteur » sûr de sa parole tout en lui permettant de susciter la confiance de son auditoire. Son corps vieillissant qui sert de support à cette voix et qui se détache sur le fond sombre de la scène transcende enfin l’expérience partagée. L’objectif poursuivi est de saisir, lors du spectacle d’une heure, différentes facettes de la condition humaine avec autant de sérieux que de souplesse pour capter l’attention des spectateurs et la maintenir : et cet objectif est pleinement atteint grâce à l’art et à la finesse du comédien.

      Montaigne, les Essais, présenté au Théâtre de Poche-Montparnasse dans une mise en scène d’Hervé Briaux, appartient à ces brillantes performances qui dépassent les codes traditionnels du théâtre dramatique : en l’occurrence, un « récit-portrait » empreint de considérations polémiques qui s’impose aux spectateurs avec autant de profondeur que d’humour pour montrer la pensée en mouvement d’un homme du XVIe siècle, humble et conscient de sa petitesse, en proie à plusieurs contradictions métaphysiques qui suscitent l’adhésion du public à travers leur dimension humaine.

Théâtre Lucernaire : Chaplin, 1939

      Chaplin, 1939 est une nouvelle pièce de Cliff Paillé, actuellement jouée au Théâtre Lucernaire (>) dans une mise en scène de l’auteur. On retrouve, dans le rôle-titre, le talentueux Romain Arnaud-Kneisky qui a incarné le peintre Émile Bernard dans Madame van Gogh de Cliff Paillé également.

      Chaplin, 1939 est ainsi la deuxième pièce dans laquelle Cliff Paillé fait revivre un personnage réel : après Van Gogh évoqué à travers une enquête menée par la femme du peintre, il met cette fois-ci en scène le célèbre créateur du personnage burlesque de Charlot. Selon ses propres mots recueillis lors d’un bref échange suivant la seconde représentation donnée au Lucernaire, Cliff Paillé choisit ses personnages « par passion ». Et il est vrai que leur histoire intime suscite un vif intérêt parce que leur vie personnelle n’est le plus souvent connue qu’à travers des anecdotes quelques peu réductrices. Porter sur scène un personnage historique n’est toutefois pas une entreprise aisée dans la mesure où elle construit une nouvelle image tout en déconstruisant des clichés qui circulent à son égard. Au théâtre, elle est d’autant plus délicate qu’elle relève d’une double interprétation, celle qui intervient d’abord au cours de l’écriture du texte proprement dit et qui se poursuit après lors de sa création scénique avec les comédiens. Si l’écriture du texte s’appuie avec évidence sur des recherches et des documents historiques, elle repose nécessairement sur des choix faits en raison de l’impossibilité d’embrasser la totalité d’une vie, mais aussi en raison des zones d’ombre qui persistent toujours et qui intriguent le plus souvent tant l’auteur que les spectateurs. Le passage à la scène est ensuite conditionné par des choix dramaturgiques et esthétiques faits selon l’intention du metteur scène et en fonction des capacités des comédiens. Le spectacle qui nous parvient est en fin de compte le fruit d’une double démarche herméneutique pleinement révélatrice de notre curiosité comme de notre rapport à l’histoire.

      Dans le cas de Chaplin, 1939, Cliff Paillé s’intéresse de plus près à la décision surprenante de Charlie Chaplin de se payer la tête de Hitler et de tourner le film connu aujourd’hui sous le nom du Dictateur (1940), où le créateur de Charlot se moque à cœur joie de Führer allemand en même temps que de Mussolini. Dans un texte puissant, empreint de discours polémiques sur le pouvoir et sur l’art, l’auteur-metteur en scène dresse un portrait contrasté d’un Charlie Chaplin en proie à des hésitations suscitées aussi bien par l’inquiétude de ses proches que par ses propres doutes. L’action est structurée en trois temps forts qui aboutissent, dans la dernière séquence, à une introspection bouleversante présentée sous forme de monologue. L’arrivée de Sidney, frère de Charlie, pose le cadre en contextualisant, sur le plan idéologique, les conditions dans lesquelles celui-ci compte se lancer dans un projet explosif qui peut avoir raison de sa carrière de cinéaste : il en émerge ainsi un débat virulent entre les deux frères, amplement révélateur des enjeux politiques et esthétiques du nouveau projet de film. Charlie se retrouve par la suite face à sa copine Paulette qui a joué dans son précédent film et qu’il néglige désormais à cause d’un travail acharné mené sur le Dictateur. Ce deuxième temps met l’accent sur les contradictions du personnage révélées à travers des reproches formulés par Paulette. Celle-ci, dans un accès de colère, accuse en effet Charlie de tyrannie en allant jusqu’à dénoncer la création de Charlot comme un double protecteur susceptible d’évacuer ses peurs. Ce faisant, elle lui indique brutalement des similitudes troublantes qu’elle croit percevoir entre le cinéaste-comédien et Hitler. C’est ainsi que, dans un troisième temps, Charlie se laisse aller à un récit de vie émouvant pour (faire) comprendre ce qui l’a conduit à créer Charlot et ce qui le pousse désormais à signer son arrêt de mort dans le nouveau film.

« De la souffrance, la misère, la peur, le sentiment de rejet, peuvent naître des montagnes de détermination. On appelle cela la résilience. Chez Chaplin, comme chez Hitler, cette force née des affres de la jeunesse existe. De là l’idée de sonder davantage leurs points communs, oser comparer le génie du rire à celui du mal, et découvrir que travailler sur l’un aura révolutionné la vie de l’autre. »
Cliff Paillé, DP de Chaplin, 1939, Note d’intention.
 

      L’action imaginée par Cliff Paillé se présente ainsi comme une plongée fantasmée dans le for intérieur de Chaplin pour mettre en évidence les tensions les plus intimes censées avoir sous-tendu la création audacieuse du Dictateur. Dans ces conditions, Chaplin, 1939 n’est pas un simple épisode épique tiré de la vie de Charlie Chaplin et raconté comme tel de façon linéaire. La pièce est essentiellement théâtrale, constituée de trois séquences dramatiques (trois scènes-actes) qui condensent dans une action amplement dramatique trois temps forts précédemment évoqués pour dresser le portrait de Charlie Chaplin sur le plan humain et ce, à un moment charnière de sa carrière. Ce faisant, Cliff Paillé confronte ce personnage historique à des questions existentielles en résonance avec notre époque et avec notre propre sensibilité tout en renouvelant son image, trop souvent associée au burlesque Charlot, dans une mise en scène à la fois élégante et touchante.

Chaplin, 1939, Lucernaire 2021
Chaplin, 1939, mise de Cliff Paillé, Théâtre Lucernaire, 2021.

      La scène représente un salon imaginaire de Charlie Chaplin. Une machine à écrire placée sur une table en bois noir se trouve installée sur le devant de la scène côté jardin. Derrière, tout au fond, se dressent deux parois blanches qui servent à quelques projections faites au cours de la représentation. À l’autre bout, un fauteuil en cuir noir est flanqué d’un vidéoprojecteur historique qui n’émettra de la lumière que de manière symbolique lorsque Charlie voudra montrer à son frère Sidney la gestuelle et le maintien apprêtés de Hitler. Quelques accessoires épars complètent enfin l’espace scénique constitué sans prétendre à une reconstitution fidèle des lieux historiques. De même, les costumes des personnages ne répondent que symboliquement à l’idée générale que l’on se fait de la mode à la période évoquée sans que leur confection soit poussée à une fidélité historique absolue. Charlie est par exemple habillé d’un pantalon noir, assez large, d’une chemise blanche, les manches retroussées, et d’un gilet noir mis par-dessus. Sans porter la petite moustache artificielle qui appartient en réalité au personnage de Charlot, Charlie se trouve ainsi chez lui dans un cadre intime et protecteur qui le dispense de toute représentation sociale. L’aspect assez sombre de la scène accentue enfin l’impression d’une plongée faite dans la vie mouvementée de Chaplin : les décors et les comédiens semblent par moments se détacher du fond noir de l’espace scénique, comme s’ils revenaient à notre esprit sous forme d’une puissante réminiscence. Cette impression bat son plein à plusieurs reprises, dès lors qu’on se trouve absorbé par l’action déroulée à tel point qu’on finit par oublier qu’on est au théâtre.

      Toute l’action porte sur la performance de Romain Arnaud-Kneisky présent sur scène du début à la fin. Il montre toutes les facettes de son personnage réputé colérique et manipulateur. Le comédien restitue avec bravoure son caractère dans une dynamique infernale qui semble inépuisable au regard de sa force d’aller jusqu’au plus profond point névralgique de Charlie Chaplin. Il passe avec aisance d’une angoisse (feinte) devant Sydney à une assurance imperturbable qui laisse entrevoir la détermination étayée par des convictions politiques fermes. Le spectateur perçoit en même temps l’enthousiasme de l’artiste doué d’une énergie débordante. Romain Arnaud-Kneisky dresse ainsi le portrait d’un Charlie dominant et sûr de lui-même face aux autres tout en laissant adroitement entrevoir sa fragilité toute humaine explicitée dans le monologue final. Charlie de Romain Arnaud-Kneisky ne manque pas non plus de sens de la repartie et même d’humour lorsqu’il se retrouve avec Paulette frustrée par sa volonté de la fuir. Le comédien parvient à le rendre intéressant et touchant malgré un côté un peu sombre révélé à travers des actes égoïstes ou des propos méprisants. Dans cette création remarquable, dépourvue d’innocence, Romain Arnaud-Kneisky est parfaitement secondé par deux comédiens qui paraissent sur scène de façon épisodique : Alexandre Cattez dans le rôle de Sidney Chaplin et Swan Starosta dans celui de Paulette Goddard.

      La création de Chaplin, 1939, donnée au Théâtre Lucernaire, est un véritable coup de cœur de cette nouvelle saison théâtrale : on en sort enchanté autant par une écriture vibrante de Cliff Paillé que par une interprétation scénique tout à fait convaincante. Les spectateurs vraiment enthousiastes peuvent en plus rentrer en se procurant le texte à la petite librairie située dans les locaux.

https://www.youtube.com/watch?v=Ixmjwew10dQ
Chaplin, 1939, mise en scène de Cliff Paillé, 2021.

Théâtre de la Huchette : Exit

      Exit est une comédie musicale de Stéphane Laporte et Gaëtan Borg, mise en scène par Patrick Alluin au Théâtre de la Huchette (>). C’est une comédie musicale, pas comme les autres, intime et moderne, déroulée entre trois personnages dans une petite salle de théâtre. L’effet obtenu est prodigieux.

      Pour un amateur occasionnel de comédies musicales, Exit a de quoi surprendre à travers un sujet polémique et des moyens scéniques limités, déployés avec justesse. Le thème principal tourne autour de la création des jeux vidéo, sur fond de relations franco-britanniques en lien avec la campagne récente pour le Brexit. L’action, quant à elle, retrace le parcours déchirant d’une jeune créatrice de 29 ans, Sybille, partagée entre un projet de dérision, mis en œuvre avec son copain Antoine pendant leurs années d’études, et les ambitions intellectuelles d’un graphiste anglais, Mark. Le principe du projet d’origine, celui d’Anachronia, est de confronter des personnages historiques à des réalités relevant d’événements postérieurs à leur époque ou d’actes décalés par rapport à leur état social. C’est ainsi que l’action s’ouvre sur une chanson cocasse interprétée par Antoine déguisé de manière symbolique en Marie-Antoinette bergère partie pour chasser des moutons, et qu’elle se poursuit sur une deuxième chanson avec le même Antoine métamorphosé cette fois-ci en Marie-Curie, toute verte, à la poursuite de Hitler à l’aide de bombes à radium. Il s’agit de deux propositions soumises au graphiste anglais avec lequel Sybille souhaite collaborer. S’il accepte, c’est que Mark tentera d’amener celle-ci sur une piste plus cohérente, fondée sur la reconstitution rationnelle de la psychologie du personnage arrêté pour le nouveau jeu : en l’occurrence, Aliénor d’Aquitaine, partagée elle aussi, comme par hasard, entre le roi de France Louis VII et le roi Henri II d’Angleterre, successivement mariée à l’un et à l’autre. Un parallèle assumé se dessine alors entre la situation de Sybille entraînée et attirée par l’élégance et l’assurance par Mark, de plus en plus mal en point avec le côté subversif et puéril d’Antoine, s’identifiant au dernier ressort à l’héroïne historique de son choix. En même temps, cette disposition romanesque de l’action transformée en fin de compte en une histoire d’amours manqués engendre un débat implicite sur le rapport à l’histoire et son utilisation dans les jeux vidéo. D’une part, Antoine veut rendre ses jeux accessibles à tous et amuser à la manière de « l’histoire pour les nuls » ― à ceci près que la parodie ne peut fonctionner que si le public ciblé connaît suffisamment le sujet parodié (NdE). D’autre part, la dérive d’une transposition trop érudite fondée sur de véritables recherches menées dans des archives risque, selon l’avis d’Antoine contrarié face à Mark, d’ennuyer les joueurs, de toute façon intéressés à autre chose qu’à l’exactitude des données historiques exploitées. Exit ne tranchera pas vraiment, si ce n’est par la légèreté burlesque avec laquelle les auteurs et le metteur en scène s’emparent du sujet : l’objectif n’est pas de donner une leçon ou de dire ce qui est juste, c’est d’amuser les spectateurs à travers des situations décalées qui suscitent le plus souvent le rire.

      L’espace scénique est aménagé avec simplicité, représentant un lieu vague aisément transformable selon les besoins d’un va-et-vient incessant entre Paris et Londres, entre l’appartement d’Antoine et Sybille et le bureau de Mark. Des parois blanches, jalonnées de rectangles élancés et formant des séparations courbées, donnent du relief à la scène tout en ménageant une entrée dissimulée dans la diagonale qui mène du fond côté cour vers le milieu du plateau. Une longue bande blanche, suspendue en haut des décors, sert occasionnellement à des projections qui illustrent notamment certains projets de jeu, comme cette drôle de chasse aux moutons chapeautée par Marie-Antoinette. Une table et plusieurs chaises, pour le mobilier, circulent entre l’appartement parisien et le bureau anglais pour suggérer schématiquement les deux espaces principaux sans prétendre à quelconque illusion. La mise en scène joue, habilement et sans artifices fallacieux, avec les ressorts matériels du théâtre tout en visant l’efficacité et la souplesse du geste. Si certains changements se font lors de scènes chantées, d’autres passages d’un espace à l’autre sont marqués par des voyages en Eurostar qui réservent à Sybille des moments propices à exprimer son enthousiasme ou son trouble : pour ce faire, la jeune femme descend dans la salle et s’assoit sur un banc garni d’un coussin bleu, placé entre le mur côté cour et la ruelle pour l’entrée des spectateurs. C’est là qu’elle passe parfois un appel ou qu’elle fait semblant d’échanger avec des voyageurs en s’adressant à un ou deux spectateurs assis près d’elle sans toutefois solliciter de réponse verbale. Cette démarche est en même temps la source d’une complicité quasi familiale tissée par les comédiens avec le public. Les costumes des personnages, enfin, sont ceux de la vie de tous les jours : une robe longue noire et un gilet rouge à fleur pour Sibylle, un costume cravate gris pour Mark et des habits d’étudiant légers pour Antoine. Sans effets spéciaux et sans spectaculaire connus de grandes scènes consacrées à la comédie musicale à grands moyens, la mise en scène d’Exit parie ainsi sur la proximité avec ses spectateurs serrés dans la petite salle du théâtre de la Huchette. Elle ne les transporte pas inconsidérément dans un univers fictif clinquant, strictement fermé à toute intrusion de la salle, ni ne les emporte par des émotions trop exaltées ou des situations mélodramatiques poussées à l’excès : si elle emprunte, sans surprise, certains procédés au dispositif dramaturgique de la comédie musicale traditionnelle, c’est pour les nuancer avec finesse dans un cadre limité à l’intimité d’un triangle à la fois professionnel et amoureux. Elle parvient ainsi, à travers des procédés de la comédie musicale employés avec économie, à divertir les spectateurs, mais aussi à les intéresser, en particulier, au sort de Sybille douée de sentiments propres à les toucher sur le plan humain.

      Ce sont au premier abord les chansons qui confèrent à l’action un certain aspect burlesque : souvent des reprises de tubes connues, actualisées à l’occasion et adaptées à l’histoire, comme celle d’ABBA (Money, Money, Money) qui exprime en l’occurrence le désarroi de Sybille face au choix qu’elle est amenée à faire entre la fidélité au projet initial et la volonté d’évoluer, entre Antoine et Mark. Une perruque lilas et des paniers de robe que met Antoine pour représenter Marie-Antoinette au début de l’action imposent d’emblée le ton. Ce ton est maintenu à l’aide du même genre de déguisements symboliques à caractère parodique et à l’aide des chorégraphies virevoltantes qui animent avec humour les parties chantées, comme dans ce numéro décalé où Sybille/Aliénor se trouve partagée entre un troubadour (Antoine) et un sultan byzantin (Mark), les deux coiffés de perruques colorées et équipés d’épées fantoches. Mais le burlesque n’investit pas l’action qu’à travers la chanson et le costume : il la sous-tend de l’intérieur en mettant régulièrement en avant des actualités sur le vote des Britanniques pour le Brexit et par-là des rivalités ancestrales avec la France : la rencontre, à Londres, entre Mark et Antoine représente à cet égard l’acmé de cette rivalité dérisoire tournée en l’occurrence en ridicule dans une joute verbale fondée sur les clichés les plus banals. La réussite de la mise en scène d’Exit relève, en fin de compte, de la virtuosité des trois comédiens qui la portent sur scène : Marina Pangos dans le rôle de Sybille, Simon Heulle et Harold Savary respectivement dans ceux d’Antoine et Mark. Les trois comédiens créent avec talent des personnages individualisés qui sont loin d’être de pures marionnettes : si chacun accentue un ou deux traits de caractère saillants, le jeu tend à douer les trois personnages d’une certaine profondeur psychologique susceptible de rendre les spectateurs sensibles à leur sort. Le côté burlesque amplement développé se voit ainsi constamment infléchi par la dimension plus humaine de l’action, ce qui donne à la mise en scène un équilibre très subtile.

      Une drôle de comédie musicale que celle d’Exit présentée au Théâtre de la Huchette début juillet 2021 ! C’était un vrai de plaisir de la découvrir dans une mise en scène raffinée de Patrick Alluin.

Théâtre de la Huchette, bande-annonce d’Exit, mise en scène par Patrick Alluin, 2021.

Comédie Bastille : Et Pendant Ce Temps Simone Veille

      Sur un sujet similaire à celui de Hors la loi, dans une tonalité différente, Et Pendant Ce Temps Simone Veille retrace l’histoire des droits de la femme de 1950 à 2010 à travers quatre générations de femmes. C’est une pièce de théâtre créée par Trinidad, Bonbon, Hélène Serres, Vanina Sicurani, mise en scène en 2015 par Gil Galliot, toujours à l’affiche à la Comédie Bastille (>).

      Et Pendant Ce Temps Simone Veille se présente comme une comédie sur un sujet qui reste pourtant sérieux, celui de l’histoire du féminisme moderne. C’est une de ces comédies contemporaines qui nous plongent au cœur d’une problématique sociale abordée avec humour pour montrer les limites de la cause défendue. Présentatrice, une certaine Simone accompagne les spectateurs tout au long de l’action pour rappeler en particulier les dates les plus importantes dans la lutte pour les droits des femmes mais elle apporte également des éclairages sur certains termes ou réalités tombés dans l’oubli depuis leur apparition. Cette Simone veille ainsi sur le bon déroulement du spectacle tout en s’autorisant à faire des jeux de mots, des lapsus comiques ou des commentaires burlesques. Si elle ne représente pas Simone Veil, elle cautionne la justesse des revendications et des droits obtenus grâce à l’engagement de la célèbre femme politique. Le clin d’œil fait à sa personnalité dans le titre va dans le sens mordant de la pièce. Comme sur un plateau de télé, installée sur le devant de la scène côté cour, derrière un pupitre, Simone porte autant un regard averti et jubilatoire sur les événements évoqués qu’elle s’ingère dans les sketchs qui les illustrent sur les vies de trois femmes ordinaires issues chacune d’un milieu différent (ouvrier, moyen et aisé).

      Et Pendant Ce Temps Simone Veille est un spectacle hilarant composé d’éléments divers : autant de parties jouées que de chansons qui sont des remakes faits sur des clichés liés aux représentations sclérosées de la femme, comme cette première reprise d’une publicité pour le premier robot électro-ménager Moulinex. La scène ressemble ainsi au plateau d’une émission de variété : devant un double écran sont posés quatre grands chiffres à hauteur de genoux qui changent selon les époques évoquées : 1950 ― 1970 ― 1990 ― 2010. Tous les vingt ans, on change de protagonistes qui chaque fois sont les descendantes de la génération précédente et qui chaque fois changent de vêtements selon les nouvelles tendances. L’évolution des mentalités suit ainsi de près, et allègrement, sur le plan matériel, celle de l’apparence et de l’attitude. La robe blanche à fleurs, par exemple, cèdera la place à un tailleur pantalon. Ce choix schématique permet de montrer sur un ton grotesque l’émancipation tant désirée par les unes que crainte par d’autres. C’est que la liberté progressivement acquise semble conduire les deux dernières générations à une impasse existentielle : autonomes et indépendantes, les femmes ne parviennent pas à vivre plus heureuses au sein d’un couple et à avoir des enfants. Si la femme issue de la bourgeoisie aisée a dû se faire avorter à l’étranger, la fille de sa petite fille cherche, dans les années 2010, à se faire inséminer en Espagne. Les valeurs familiales établies sur le modèle étriqué de la société bourgeoise ont certes été renversées, mais l’émancipation a engendré plus d’angoisse que de joie de vivre. Telle semble être la conclusion désillusionnée de cette histoire tourbillonnante des droits de la femme portée à la scène avec énergie grâce au jeu virevoltant de quatre comédiennes.

      L’auto-dérision est ainsi à l’ordre du jour dans Et Pendant Ce Temps Simone Veille. Si les clichés et les clins d’œil faits aux deux premières périodes suscitent un rire franc, ce rire devient plus grinçant au cours des deux dernières périodes. Ce n’est pas une comédie de boulevard comme les autres : elle « instruit » le spectateur tout en portant un regard critique sur les faits représentés.