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Théâtre Lucernaire : Les Voyageurs du crime

      Les Voyageurs du crime de Julien Lefebvre se présentent comme une élégante comédie policière qui ménage plusieurs surprises tant dans le choix des personnages qu’à travers une action scénique pétillante : elle a été mise en scène par Jean-Laurent Silvi au Théâtre Lucernaire (>).

Les Voyageurs du crime      La comédie policière dans la veine des polars tels qu’on les connaît des livres ou du cinéma est un genre dramatique qui se fait rare sur scène, sans doute à cause de son caractère trop codé. Le jeu scénique représente un certain nombre de contraintes auxquelles une narration littéraire et le film ne sont pas confrontés de la même manière et qu’ils peuvent résoudre avec souplesse : il s’agit en particulier des déplacements et des rencontres nécessités par une enquête à mener sans changements de décors pesant sur la fluidité de l’action.

      L’idée ingénieuse qu’a eue Julien Lefebvre était de situer l’intrigue de sa pièce dans un train expédié de Turquie pour ne pas pouvoir s’arrêter en Bulgarie à cause d’une guerre civile en ébullition. Et ce n’est pas n’importe quel train, c’est l’Orient Express qui assure en 1908 une liaison ferroviaire entre Paris, Vienne et Istanbul. Dans celui de Julien Lefebvre se retrouvent en outre plusieurs écrivains connus rentrant en Angleterre : Arthur Conan Doyle, créateur de Sherlock Holmes, et le dramaturge George Bernard Shaw, mais aussi le père de Dracula Bram Stocker ou l’actrice américaine Miss Cartmoor. De telles circonstances romanesques ont ainsi de quoi nourrir une intrigue policière riche en rebondissements et en propos mordants pour tenir le spectateur en haleine.

Les Voyageurs du crime
Les Voyageurs du crime, Théâtre Lucernaire, 2021 © Stéphane Audran

      La scène représente un coupé salon dans l’Orient Express aménagé avec élégance en suggérant avec une touche réaliste le côté cossu de ce train réputé pour son luxe. Un canapé trois places installé côté cour face à la salle, un tabouret, une petite table en bois, puis un canapé deux places, un grand tapis déroulé sur le devant de la scène, sur un sol en bois éclatant, tout cet ensemble relevé par des tissus rouges dégage un certain faste d’antan. Une large fenêtre, garnie de rideaux également rouges, et munie d’un écran, permet de projeter des paysages variés pour introduire dans le déroulement de l’action une temporalité extrascénique qui contraste avec l’écoulement du temps dramatique pour produire un effet d’accélération attendu dans une comédie policière. Un couloir côté jardin et deux portes raccordent le coupé salon au reste du train en ménageant une entrée mystérieuse sur le lieu du crime situé dans le compartiment attenant. D’autres éléments réalistes complètent cette scénographie haute en couleurs pour lui donner un aspect pittoresque. Les costumes d’époque confectionnés avec goût, à leur tour, transportent les spectateurs dans l’univers rêvé de l’Orient Express. La multiplication de ces éléments réalistes déjoue amplement le caractère romanesque de l’action, ses rencontres improbables comme ses péripéties en cascade, pour nous plonger avec efficacité dans la fiction. C’est très réussi : on se laisse rapidement entraîner par cette fiction éblouissante en faisant abstraction de ses invraisemblances fascinantes.

      Après une entrée fracassante de G. B. Shaw, contrarié par un problème d’installation dans le train, mais aussi par sa rencontre surprenante avec Arthur Conan Doyle qu’il attribue aux manigances cocasses de Bram Stocker, le déroulement de l’action suit un rythme impétueux, sans aucun temps mort, et ce, dès lors qu’une certaine Agathe alarme tous les passagers en leur annonçant la disparition troublante de sa mère malade, Mme Miller, restée seule dans son coupé pour se reposer. Si G. B. Shaw, fin dramaturge anglais, se hasarde à dénoncer, non sans invraisemblance, au regard des pratiques matrimoniales d’époque, un coup monté par Agathe, le meurtre de Lucas poignardé dans des conditions qu’il va falloir éclairer pour démasquer le meurtrier met le feu aux poudres et relance opportunément l’action pour stimuler une ambiance inquiétante et mystérieuse qui règne dans ce dernier train parti de Turquie.

Les Voyageurs du crime
Les Voyageurs du crime, Théâtre Lucernaire, 2021 © Stéphane Audran

      Si la première scène se démarque des autres par sa longueur, elle ne manque pas de sel, d’élan et de force : elle intrigue d’emblée les spectateurs à travers des rencontres curieuses, des entrées frappantes de personnages truculents et des incidents déconcertants qui s’enchaînent les uns après les autres à une vitesse fulgurante. Ceux-ci sont dans le même temps régulièrement ponctués par de brèves bandes sonores, très efficaces tant pour soutenir le rythme foudroyant de l’action que pour renforcer son caractère énigmatique. Les scènes qui suivent sont sensiblement plus courtes, se succèdent ainsi rapidement pour maintenir le rythme donné au début. Ce parti pris dramaturgique, fondé sur une subtile variation scénique mêlée aux rebondissements de l’intrigue, est amplement payant : l’action s’écoule pour ne s’arrêter qu’au moment où le créateur de Sherlock Homes arrive à identifier le meurtrier, mais aussi à démasquer des filouteries et des secrets d’autres personnages.

      Les comédiens, tous admirables dans les rôles qu’ils défendent avec bravoure, créent des personnages différents les uns des autres dans leur posture comme dans leur caractère. Chaque comédien imprime au sien un maintien typique qui l’individualise sur le plateau en plus du costume, et ça fonctionne très bien sans que l’action s’analyse dans une analyse psychologique pesante. Entre autres, Ludovic Laroche s’impose comme un charismatique Arthur Conan Doyle qui se positionne comme la figure centrale de l’histoire. Nicolas Saint-Goerges, quant à lui, s’empare du dramaturge G. B. Show en en faisant un personnage impulsif qui relève plusieurs scènes par des accès de colère et par des propos incisifs placés avec un grand sens de la repartie. D’autres comédiens (on ne donnera pas leur nom pour ne pas briser le suspens) sont amenés à nuancer leur jeu pour distinguer la double identité de leur personnage, ce qu’ils parviennent à faire avec souplesse sans en rien laisser paraître aux spectateurs. Ils se complètent tous avec aisance pour porter l’action, sans hésiter, du début à la fin.

      Les Voyageurs du crime de Julien Lefebvre enchantent ainsi les spectateurs du théâtre Lucernaire à travers une intrigue policière rondement pensée selon les besoins de la scène. La scénographie élégante de la mise en scène de Jean-Laurent Silvi et le jeu parfaitement synchronisé des comédiens relèvent pleinement le défi : c’est entraînant, épatant, adroit, le suspens est maintenu jusqu’au dernier moment.


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Théâtre La Croisée des Chemins : Célimène et le Cardinal

      Célimène et le Cardinal constitue le troisième volet de la trilogie Du Misanthrope au Cardinal mise en scène par Sylvain Martin au Théâtre La Croisée des Chemins, salle Belleville (>). Cette pièce de Jacques Rampal qui date de 1992 représente la suite du Misanthrope de Molière et de La Conversion d’Alceste de Courteline en ménageant une rencontre surprenante entre deux protagonistes de la comédie originelle, Alceste et Célimène, brillamment interprétés par Violette Erhart et Luc Franquine.

Célimène et le Cardinal      Si les suites des romans, des films ou des pièces célèbres déçoivent souvent, c’est tout le contraire de Célimène et le Cardinal : cette savoureuse pièce de Jacques Rampal se distingue d’emblée tant par la qualité de son écriture dramatique que par la conception des caractères. Ceux-ci sont des pendants tout à fait crédibles d’Alceste et de Célimène, certes vieillis de vingt ans, mais restés à maints égards fidèles à eux-mêmes. Au regard de leur rupture fracassante survenue à la fin de la pièce de Molière, confirmée par celle de Courteline, l’idée des retrouvailles entre les deux « amants » que tout opposait en réalité ne manque pas d’intriguer par un ton aigre-doux qu’elles pourraient prendre. Dans la pièce de Jacques Rampal, le coup de pouce vient de la part d’Alceste, alerté par un rêve inquiétant pour la perdition de Célimène : c’est comme ça qu’il s’introduit chez elle pour enquêter sur la nature de la vie qu’elle mène. Il le fait d’autant plus facilement qu’il peut désormais s’enorgueillir du titre de haut dignitaire de l’Église catholique et qu’il dispose d’un pouvoir dangereux. La coquetterie et le persiflage de Célimène provoquent la colère de l’ecclésiastique blessé dans son amour-propre pour se solder par un échange vif, pleinement révélateur d’anciens torts et de sentiments en veille.

      Par rapport aux deux premiers volets de la trilogie jouée désormais dans son intégralité, Célimène et le Cardinal rompt avec l’ambiance de fête en posant un cadre intime pour un affrontement émotionnel et idéologique féroce entre les deux protagonistes restés seuls en scène. L’espace scénique représente le salon bourgeois bien rangé dans lequel Célimène, mariée et mère de quatre enfants, reçoit un Alceste solitaire : deux fauteuils disposés autour d’une table basse recouverte d’une nappe blanche, une étagère basse placée au fond et remplie de livres et de photos, un banc installé dans le coin côté cour, un guéridon côté jardin. Si cette scénographie reste sobre et symbolique, elle contraste avec le désordre bien arrosé des deux premiers volets. Il en va de même pour les costumes des deux personnages, celui de Célimène en particulier : elle apparaît vêtue d’une élégante robe noire et maquillée d’une façon raffinée, ce qui traduit en apparence son changement de statut. Alceste, quant à lui, avec une paire de cheveux gris, venu en habits civils, semble davantage le même : seul un chapelet qu’il manipule frénétiquement signale son entrée dans les ordres de l’Église. Le choix d’une tenue civile se charge d’une malicieuse ambiguïté quant à la finalité suspecte de sa visite qui intrigue Célimène.

Célimène et le Cardinal

      Le jeu des deux comédiens, Violette Erhart et Luc Franquine, exploite avec autant d’adresse que de délicatesse des non-dits qui innervent les propos des personnages pour les plonger dans un délicieux embarras. Une gêne sensible, stimulée par un persiflage cocasse de Célimène, plane dans l’air dès sa première entrée sur scène, les mains jointes pour prier, au son d’une musique religieuse. Luc Franquine crée un Alceste sombre, grave, pieux, mais aussi colérique quand les impertinences de Célimène qu’il accuse de blasphème l’affectent dans sa foi et dans son statut de cardinal. Ces éclats de colère palpables dans un ton ferme et une contenance imperturbable impressionnent par leur efficacité parce qu’ils sont rares et réservés aux moments les plus tendus, quand par exemple Célimène conteste avec véhémence le bien-fondé du péché originel ou la réprobation de l’amour charnel, ou quand Alceste la force avec vigueur à se confesser tout en abusant de son pouvoir.

      Violette Erhart, quant à elle, illumine sa Célimène vieillie d’un délicieux air de fraîcheur et de coquetterie qu’elle fait valoir à merveille dans son double jeu extrêmement subtil. Même si Célimène révèle ses véritables sentiments dans de brefs monologues ou dans certains propos explicitement maladroits, les postures ambiguës de Violette Erhart laissent toujours planer un doute épatant sur la sincérité de la belle infidèle : certes, ses regards farouches, ses moues sensuelles, ses sourires forcés et ses gestes hésitants très habiles sont intrigants, mais ils ne permettent pas de savoir à quels moments Célimène cesse de jouer Alceste pour se sentir véritablement embarrassée par sa prestance. Violette Erhart parvient ainsi avec bravoure à entrer dans une confiance ambiguë comme dans une provocation faussement naïve pour essayer de se rattraper à travers une apparence rangée. Elle crée par-là une Célimène très humaine, sensible et séductrice, agile et légère, narquoise et inquiète, animée par une volonté de sauver sa peau sans pour autant déplaire à Alceste.

      Ce volet de la trilogie conçue et réalisée par Sylvain Martin, Célimène et le Cardinal, constitue ainsi une suite mordante par la teneur des propos rendus avec une ironie feutrée, dosée avec une remarquable justesse obtenue. C’est entraînant, palpitant, drôle à certains moments burlesques, mais aussi émouvant au regard de l’amour ressenti par les deux personnages qui n’arrêtent pas de se chercher pour en savoir plus sur leurs sentiments.

 

Studio Hébertot : Albert Einstein, un enfant à part

      Albert Einstein, un enfant à part est une création originale, adaptée du roman de Brigitte Kernel Le monde selon Albert Einstein paru aux éditions Flammarion Jeunesse. La pièce ainsi tirée d’une œuvre romanesque est jouée au Studio Hébertot dans une mise en scène pittoresque de Victoire Berger-Perrin avec Sylvia Roux, directrice artistique, dans le rôle-titre (>).

Albert Einstein, un enfant à part      Comme le laisse entendre son titre éloquent, Albert Einstein, un enfant à part est un récit d’enfance tiré d’une histoire vraie qui a pour thème une différence douloureusement vécue par un homme mondialement reconnu pour ses travaux scientifiques. Se raconter à travers l’histoire d’un autre n’est par ailleurs plus aujourd’hui un simple effet de mode, c’est un parti pris dramaturgique pleinement assumé par les auteurs contemporains et riche en ce que l’Histoire peut nous apprendre sur nous-mêmes ou sur notre présent. La projection dans un autre moi souffrant à cause de la différence relève sans doute de cet enjeu esthétique fondé sur le sentiment consolateur de ne pas se sentir seul, mais la mise en récit d’une expérience exemplaire permet dans le même temps de déconstruire les stéréotypes sur la primauté de la pensée unique propice à exorciser tout écart observé par rapport à la norme ou à la règle. Même sur un mode biographique romancé, l’exemple poignant d’un des plus grands génies a de quoi interroger notre rapport à l’altérité.

      Sylvia Roux, déguisée en un adolescent truculent, livre un témoignage émouvant sur le parcours d’Albert Einstein, solitaire et mal à l’aise dans ses rapports avec les autres à cause de de son bégaiement et sa dyslexie, mais aussi en raison de son prétendu autisme, jamais avéré. Ce témoignage se présente au premier abord sous forme d’un récit-monologue : la comédienne s’adresse explicitement aux spectateurs en allant parfois les prendre de court à l’aide d’une équation mathématique complexe qu’elle leur demande de résoudre tout en tirant malicieusement la langue. Mais ce récit d’enfance se transforme rapidement en un jeu subtil grâce à l’introduction des saynètes hautes en couleur qui l’entrecoupent pour illustrer les situations évoquées. Les parents, les grands-parents, des camarades de classe, des professeurs, un médecin allemand, tout un monde intervient de manière épisodique tant pour donner du relief à la souffrance d’Einstein que pour dédramatiser les évènements les plus douloureux grâce à une touche d’humour ou à travers des moments empreints de poésie. Une dynamique pétillante s’instaure ainsi entre le récit linéaire et ces interventions efficaces par leur brièveté pour embarquer les spectateurs dans le « monde » d’Albert, qui ne trouve un répit salutaire qu’une fois plongé dans la géométrie et les mathématiques.

Albert Einstein, un enfant à part
Albert Einstein, un enfant à part, mise en scène par Victoire Berger-Perrin, Studio Hébertot, 2021.

      La scénographie n’offre au premier abord qu’un lieu scénique assez austère : une paroi arrondie à laquelle sont accrochés deux manteaux clairs et qui servira plus tard de tableau à craie, deux bancs en bois disposés de part et d’autre de la scène, un tabouret et une pile de livres placés tout devant. Si cette scénographie quasi géométrique semble faire un clin d’œil implicite à la grande passion du petit Albert pour les mathématiques, elle est pleinement fonctionnelle dans la mesure où elle favorise les entrées souples des personnages épisodiques et par-là l’évocation symbolique des lieux dramatiques. Elle permet surtout d’embrasser un jeu théâtral entraînant, riche en rebondissements pétulants et en tableaux pittoresques obtenus grâce à l’éclairage et des projections de fond tamisées. Certaines saynètes, très courtes, produisent un effet d’accélération, comme celles où les parents grondent Albert à cause de la nourriture ou ses excès de colère. D’autres, plus longues, marquent un arrêt à la fois pédagogique et poétique, comme celle où l’oncle Jacob, toujours à l’écoute de son neveu, arrive à le faire parler sans bégayer, ou cette belle scène déroulée sur le fond d’un ciel étoilé, quand le grand-père donne à Albert une leçon sur l’humilité pour finir par lui offrir une boussole.

      Dans le rôle d’Einstein, Sylvia Roux crée un personnage vif, jovial, espiègle, d’un esprit alerte, mais aussi colérique et souffrant. Elle se laisse aisément aller au jeu en assurant avec souplesse le va-et-vient entre un Einstein qui se raconte et un Einstein qui s’incarne dans le rôle d’enfant. Elle parvient admirablement à maintenir un rythme effréné pour intéresser les spectateurs tant au récit de vie relevé par un contact oculaire complice et des gestes expressifs qu’aux saynètes dans lesquelles elle prolonge avec agilité les hauts et les bas de la vie de son personnage. Si son Einstein suscite le rire dans certaines scènes drôles et légères, il étonne en émouvant dans d’autres quand il cherche désespérément sa voie, ou séduit encore par sa curiosité pour les sciences. Dans ce parcours scénique virevoltant, Tadrina Hocking et Thomas Lempire prêtent leur corps à dix-sept personnages épisodiques tout en impressionnant par l’adresse avec laquelle ils changent de posture pour relever un tel défi.

Albert Einstein, un enfant à part
Albert Einstein, un enfant à part, mise en scène par Victoire Berger-Perrin, Studio Hébertot, 2021.

      Albert Einstein, un enfant à part, joué le samedi à 17h au Studio Hébertot, est un spectacle qui séduit certes un public jeune par la magie théâtrale que les comédiens savent produire grâce à leur talent, mais qui subjugue tout autant les adultes par le dévoilement enlevant du destin peu connu d’un homme hors du commun. C’est un beau moment de théâtre quand cette magie théâtrale opère pour réunir tant de spectateurs variés par la richesse et la qualité dramatiques d’une création originale.

Le théâtre Les Déchargeurs : Pédagogies de l’échec

      Le théâtre Les Déchargeurs remet à l’affiche Pédagogies de l’échec de Pierre Notte dans une mise en scène de l’auteur (>). C’est la première création de cette pièce qui revient à Pierre Notte depuis sa mise en voix, en 2014, par Catherine Hiegel et Brice Hillairet au Festival NAVA et la mise en scène d’Alain Timár donnée, en 2015, en coproduction, par le théâtre des Halles (Avignon) et Les Déchargeurs (>). Cette toute première création de Pédagogie de l’échec a conduit à la publication du texte aux éditions de l’Avant-scène théâtre (>).

Pédagogies de l'échec Pierre Notte

      Pédagogies de l’échec est une drôle de pièce aux confins du théâtre absurde, écrite avec verve dans une partition mixte pour deux rôles. Une cheffe et un assistant de direction se retrouvent dans un face-à-face burlesque qui dénonce de manière ubuesque un jeu de pouvoir usé, comme si les deux personnages laissaient tout d’un coup agir leurs pensées ou leur inconscient à un lieu professionnel qui les réunit tout en leur étant familier. Pierre Notte souligne en effet, en le développant démesurément, tout ce qui se passe en dehors du travail proprement dit : de petits incidents qui instaurent implicitement des rapports de force stéréotypés mais qui prennent ici des proportions considérables. Si l’action autorise un tel grossissement cocasse, c’est que les deux personnages sont campés dans un monde éclaté, dépeuplé et en ruines, pleinement imaginaire, présenté dans un « aparté commun » sous le sceau d’un fantasme fantaisiste : à la suite d’une catastrophe, peu importe sa nature, deux individus veulent continuer à travailler comme si de rien n’était ― à ceci près que cette bonne volonté les conduit curieusement à se laisser aller à un jeu cruel qui libère une tension palpitante.

      Pierre Notte imagine pour la mise en scène de sa pièce un univers géométrique, abstrait, épuré de et affranchi de toute pesanteur décorative superflue. Ce qui compte, c’est la puissance de la parole et du geste capables de suggérer avec adresse les méandres d’un lieu suspendu entre une réalité altérée et la fiction la plus déjantée. Si la scène n’est pas entièrement vide, elle ne comprend pour autant que deux objets de décor : une chaise, installée sur le devant de la scène et considérée par les deux personnages comme un fauteuil, et une commode basse deux tiroirs placée au fond. Des bandes rouges collées au sol et un éclairage spécifique délimitent un chemin dessiné autour de la scène avec un enfoncement diagonal coupé au milieu du carré ; les passages latéraux sont prolongés vers la salle de telle sorte qu’un rectangle sépare les comédiens installés autour de la chaise dès l’entrée des spectateurs. C’est dans cet espace étrange que la supérieure et l’assistant de direction se livrent à un harcèlement grotesque avec un air sérieux qui détone au regard de la vacuité des propos et des efforts fournis. Le vide relatif et sa géométrisation explicite traduisent matériellement cette vacuité pour dénoncer la vanité théâtrale de certaines catégories socio-professionnelles dominées par une volonté de puissance étriquée parce que fondée sur une position hiérarchique artificielle.

      Seuls les costumes servent de repères spatio-temporels à un spectateur déboussolé par cette scénographie poussée à une abstraction maximale. Ces costumes, de facture classique, les plongent amplement dans l’univers professionnel des cadres bourgeois tout en traduisant symboliquement leur appartenance sociale. La supérieure est vêtue, de manière élégante, d’un pantalon noir et d’un chemisier blanc avec une veste de tailleur foncée mise par-dessus, alors que l’assistant porte un costume à carreaux gris clair et une chemise blanche, sans ceinture et sans cravate. Si la tenue de la première dégage une forte impression d’austérité, celle du second a l’air plus détendue. Mais ce n’est qu’un leurre parce que les rapports de force ont rapidement raison de telles apparences : la position hiérarchique plus élevée donne à la cheffe plus d’aisance dans ses agissements, alors que l’assistant fait preuve d’une constante gêne stimulée en plus par un besoin d’uriner empêché. Les costumes et la mise en place des clichés sur la domination féminine resituent ainsi l’action dans un monde plus concret tout en lui conférant en sourdine un étrange effet de réel.

      Les deux rôles sont défendus avec élégance par Caroline Marchetti et Franck Duarte. Malgré le caractère absurde de l’action, les comédiens adoptent des postures sérieuses comme pour sauver les apparences, ce qui contraste avec l’importance qu’ils accordent à certains faits insignifiants comme une tache jaune sur la chemise de l’assistant. Même quand ils se trouvent tous les deux sans pantalon, la supérieure en collants sexy et l’assistant en slip rouge, ou quand le ton monte au sujet d’un stylo ou d’un pot de figue, leurs mouvements et leurs gestes restent drôlement maîtrisés : certes, ils crient, mais en faisant attention à bien articuler les mots et à ne pas perdre le contrôle de soi. Ce jeu sur les apparences se manifeste de manière générale à travers des postures tendues et des mouvements légèrement affectés qui dénoncent théâtralement le côté artificiel du rapport professionnel et de l’existence personnelle réduite au travail dans le bureau. Caroline Marchetti et Franck Duarte déploient avec conviction leur talent dans cette création subversive de deux êtres humains enfermés dans un univers délétère.

      Pédagogies de l’échec présentée au théâtre Les Déchargeurs, conçue et mise en scène par Pierre Notte, séduit autant par son écriture incisive que par un jeu théâtral mordant auquel elle invite superbement les deux comédiens engagés dans les rôles de la supérieure et de l’assistant. C’est une création d’une grande qualité dramaturgique qui tient les spectateurs en haleine tout au long de la représentation grâce à une excellente performance de Caroline Marchetti et Franck Duarte parfaitement synchronisés.

Pédagogies de l’échec de Pierre Notte dans une mise en scène de l’auteur, Les Déchargeurs, 2021.

Pour accéder au dossier sur Pédagogies de l’échec présenté sur le site du théâtre Les Déchargeurs, suivre ce lien.

Théâtre de la Contrescarpe : A La Recherche du Temps Perdu

      Créée il y a presque vingt ans au Festival d’Avignon (2002), À La Recherche du Temps Perdu conçue par Virgil Tanase, romancier et dramaturge entre autres, est toujours à l’affiche au théâtre de la Contrescarpe (>). C’est un spectacle intime tiré de l’œuvre fleuve de Proust, un seul-en-scène fait comme sur mesure pour David Legras qui interprète avec élégance le personnage de narrateur Marcel.

A La Recherche du Temps perdu_ affiche      L’œuvre de Proust ne cesse de fasciner autant ses nombreux lecteurs que ses admirateurs inconditionnels amenés jusqu’à vouloir la faire vivre sur scène. S’il est inimaginable de la représenter dans sa totalité, chaque parti pris dramatique n’en propose pas moins une approche singulière qui exprime un rapport personnel à son immense richesse littéraire. Une transposition purement narrative de l’histoire paraîtrait réductrice, d’autant que cette histoire est révélatrice des processus de remémoration et par-là de la construction d’une temporalité subjective propre à chaque individu. La conception de l’intrigue par Virgil Tanase s’inscrit précisément dans cette perspective du travail de la mémoire sur le souvenir : mettre en évidence ce travail théorisé par Proust dans des passages de La Recherche en s’appuyant sur un certain nombre de réminiscences épiques évoquées par Marcel dans son récit.

      L’effet produit est doublement proustien : le narrateur-personnage réactive des souvenirs de lecture non seulement à travers les extraits empruntés à l’œuvre, mais aussi grâce aux accessoires utilisés sur scène : le travail de remémoration provoqué par le spectacle remodèle dans le même temps ces mêmes souvenirs en les recontextualisant dans une pratique scénique tout aussi évanescente que la lecture et en suscitant de nouvelles émotions dans une intimité étroite de chaque spectateur avec lui-même. Les émotions ainsi renouvelées affectent celui-ci dans son rapport sensible à l’œuvre de Proust en allant parfois jusqu’à remuer subrepticement les sensations et sentiments de son propre vécu  conceptualisés dans le récit porté par David Legras.

« Un spectacle où les images du souvenir, « arbitraires », pour reprendre le mot de Marcel Proust, se réunissent selon la logique d’un puzzle merveilleux. Elles composent une atmosphère et s’emploient à expliciter une démarche, celle qui consiste à obtenir, par le mécanisme de la mémoire, un peu de “temps à l’état pur” ».
Virgil Tanase, Note d’intention
 

      Le discours sur les processus de remémoration se mêlent comme par accident à des épisodes épiques tirés de La Recherche, à commencer par le séjour de Combray chez la grand-mère en passant par Paris, Balbec ou Venise. Ce faisant, le Marcel de David Legras évoque plusieurs personnages significatifs dont on espère entendre parler : la mère, la tante Léonie, Gilberte ou Albertine, la duchesse de Guermantes et son époux Bazin, Robert de Saint-Loup, Bergotte, mais aussi et surtout la grand-mère dont la disparation sensible est relatée dans Sodome et Gomorrhe. Les mouvements lents, parfois hésitants, de David Legras, ses regards tournés comme dans le vide, sa voix posée, sa posture songeuse d’un voyageur dans le temps, nous transposent dans leur intimité romanesque avec un profond sentiment de nostalgie.

A La Recherche du Temps Perdu, Théâtre de la Contrescarpe
© Fabienne Rappeneau

      Une scénographie sobre, contrairement à l’abondance inépuisable des images fleuries et de menus détails fournis par l’œuvre de Proust dans l’élaboration conceptuelle de son univers romanesque, est amplement mise au service du parcours retenu de Marcel. David Legras pénètre, au lever du rideau, dans une pièce plongée dans la pénombre, les meubles recouverts de tissus blancs pour être protégés contre l’usure du temps. C’est ainsi qu’il introduit le spectateur dans la fameuse chambre du début du Côté de chez Swann où Marcel se met à parler de ses insomnies, chambre que décrit en l’occurrence le Marcel de David Legras avec une voix feutrée avant d’en dévoiler les décors qui lui rappellent certains moments de son passé. Cette trouvaille repose sur une démarche symbolique fondée aussi bien sur la métaphore du temps sur fond d’un récit rétrospectif que sur celle des fouilles dans les replis de la mémoire ranimée par la présence de certains objets à la manière de la célèbre madeleine : un bouquet de fleurs, un téléphone à cadran, un miroir ou un phonographe, tous ces objets sont porteurs d’un passé révolu qui ne cesse d’irradier nostalgiquement le présent de Marcel.

      Un bagage à la main comme pour mettre l’accent sur son pèlerinage dans le temps et dans l’œuvre de Proust, David Legras paraît sur scène en habits blancs confectionnés avec une élégance d’antan, en harmonie avec nos représentations suaves de la Belle-Époque sublimée dans des images empreintes d’une joliesse raffinée. Tel un dandy sorti du salon de la duchesse de Guermantes, il condense dans son apparence éblouissante tous ces clichés gracieux sur le beau monde exposés dans Le Côté de Guermantes. Son costume contraste ainsi délicatement avec la sobriété expressive de la scénographie tout en s’inscrivant dans l’époque que celle-ci symbolique à travers le mobilier et les accessoires choisis. Il construit par-là une image scénique très forte en concurrence avec notre propre représentation mentale du personnage-narrateur parvenu à l’âge mûr, celui de la naissance de l’écrivain du Temps retrouvé, identifiable à l’auteur lui-même. La finesse avec laquelle David Legras revêt le costume de Marcel suscite cependant l’adhésion complète d’un spectateur séduit par sa prestance distinguée.

      À La Recherche du Temps Perdu montée par Virgil Tanase se joue ainsi par intermittence depuis vingt ans avec le même succès qu’à sa création et ce, dans l’intimité chaleureuse de la salle du théâtre de la Contrescarpe. Cette chaleur naît en l’occurrence dans le frottement produit par une interaction envoûtante entre une mise en scène raffinée et une attente savoureusement satisfaite.