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Comédie-Française : Le Tartuffe ou l’Hypocrite

      Pour inaugurer la saison Molière mise en œuvre à l’occasion du 400e anniversaire de la naissance de cette incontournable figure de théâtre français, l’administrateur de la Comédie-Française Éric Ruf a fait appel à Ivo van Hove pour l’inviter à créer Le Tartuffe dans sa version de 1664 en trois actes (>). Le metteur en scène belge, pour lequel c’est la troisième création présentée à la Comédie-Française, après Les Damnés et Electre/Oreste, séduit à nouveau les spectateurs par la précision et la finesse avec lesquelles il remodèle les personnages bien connus de la grande comédie en cinq actes. Grâce à une distribution brillantissime, il retourne l’histoire de la famille d’Orgon tout en explorant les non-dits passionnels et pulsionnels d’un texte comique tempéré à cet égard suivant les bienséances classiques.

      Le texte de la prétendue version de 1664 est en réalité le fruit des travaux de recherche menés par Georges Forestier, qui a tenté de la reconstituer en s’appuyant à la fois sur des témoignages d’époque et sur la méthode de la génétique théâtrale, exposée autrefois dans son ouvrage Essai de génétique théâtrale : Corneille à l’œuvre (1996). Il s’agit en effet d’isoler les étapes dans l’invention de l’action dramatique à partir d’un dénouement souhaité, ce que représente, dans le cas de la tragédie, le sujet de la pièce, le plus souvent exprimé par le biais d’une phrase extraite d’un ouvrage antique (« Titus renvoya Bérénice », Suétone). Cette démarche permet de comprendre ce qui relève de l’amplification ou de l’enrichissement de l’action dramatique pour une pièce déroulée en cinq actes. Il paraît, suivant cette démarche et les témoignages d’époque, que Molière aurait repris Le Tartuffe ou l’Hypocrite en trois actes, interdit en 1664 après seulement trois représentations données à l’occasion des festivités de L’Île enchantée, pour le transformer, vers 1667, en une grande comédie en cinq actes : pour ce faire, il aurait introduit, dans l’intrigue initiale d’une farce type de « trompeur trompé », une intrigue amoureuse fondée sur le procédé traditionnel d’un amour contrarié par les intérêts d’un père. De la version reconstituée de 1664, présentée à la Comédie-Française, l’intrigue amoureuse entre Marianne et Valère ainsi que les deux personnages qui la portent ont précisément été retirés : au lieu de s’achever sur une promesse de mariage, ce Tartuffe débouche sur la seule révélation de l’hypocrisie du personnage faussement dévot.

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Le Tartuffe ou l’Hypocrite, mise en scène par Ivo van Hove, Comédie-Française 2022 © Jan Versveyweld

      Quoi qu’il en soit de la méthode génétique et de l’exactitude du texte de 1664, Ivo van Hove ne fait pas partie de ces metteurs en scène dont les recherches consistent en des reconstitutions historiques ou historicisées : sans surprise, il situe l’action de sa version du Tartuffe à une époque contemporaine qui nous rappelle insidieusement le cadre temporel de ces pièces où Yasmina Reza expose la violence des conflits interpersonnels, comme elle le fait par exemple dans Le Dieu du carnage. Les comédiens sont ainsi habillés d’élégants costumes bourgeois d’aujourd’hui en fonction de leur âge et de leur statut social tenu dans la maison d’Orgon. Si les personnages masculins portent des costumes cravates classiques, la confection de l’habillement des personnages féminins est plus nuancée, amplement révélatrice du rôle de leur féminité dans l’action, comme si le costumier An d’Huys voulait faire un clin d’œil aux propos subversifs de Dorine sur la fausse prude évoquée lors de la joute verbale avec Mme Pernelle : un tailleur sombre pour Dominique Blanc dans le rôle de la servante, un ensemble pantalon et haut pour Claude Mathieu dans celui de Mme Pernelle, et une robe courte, fermée par un simple ruban-ceinture, pour Marina Hands qui incarne une séduisante Elmire. Ivo van Hove entame par-là un précieux travail d’interprétation dramaturgique tout en rompant clairement avec la tradition de ces Tartuffes pensés à cheval entre deux époques : le sien s’inscrit résolument dans une intemporalité moderne qui dépoussière l’historicité du texte pour en révéler des tensions passionnelles à valeur universelle.

      La scénographie ne prétend à aucune reconstitution mimétique du salon de la maison d’Orgon : l’espace scénique reste éminemment théâtral pour camper les personnages dans une sorte d’arène passionnelle. Au lever du rideau, des figurants aménagent sans ambages le plateau dont on voit le fond noir et des constructions métalliques rangées en file, pendant qu’Orgon et Dorine lavent un Tartuffe barbouillé et mal vêtu, tout juste récupéré sous un tas de couvertures par son protecteur inconditionnel. Le temps de ce bain salutaire, éclairé par une série de torches qui réactivent sans détour des fantasmes scabreux, amplement stimulés par la nudité de Christophe Montenez entièrement déshabillé, les figurants disposent ainsi plusieurs praticables au fond de la scène pour construire une plate-forme métallique, dont on descend sur le devant de la scène par un large escalier. De façon symbolique, ils collent sur le plateau un grand carré de papier blanc, entouré peu après par six lustres suspendus qui changent à chacun des trois actes : c’est au milieu de ce carré que Mme Pernelle grondera avec une aigreur prononcée sa bru, son petit-fils, Cléante et Dorine, c’est à ce même endroit qu’on verra çà et là deux chaises ou une table ronde. Sans aucune recherche d’illusion théâtrale, cette scénographie décalée se plaît ainsi à circonscrire un espace de jeu pour mettre en évidence sa théâtralité fondamentale propice à un effervescent combat de passions. Celle-ci se trouve par ailleurs relevée par un éclairage tamisé qui souligne que l’action déroulée nous laisse entrer dans un sous-texte méconnu de lectures scolaires.

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Le Tartuffe ou l’Hypocrite, mise en scène par Ivo van Hove, Comédie-Française 2022 © Jan Versveyweld

      L’action scénique mise en œuvre par Ivo van Hove redynamise le texte fondé avant tout sur des échanges verbaux, sur ces joutes oratoires qui opposent le plus souvent les personnages à travers des tirades ciselées selon les règles de la rhétorique classique. Il y parvient brillamment en maniant adroitement toute une palette de tonalités qui infléchit la teneur des propos et la posture des personnages, en mêlant en sourdine une certaine forme de bestialité pulsionnelle à une sensualité parfois débridée. Tout l’art d’Ivo van Hove et des comédiens qu’il dirige tient à cet équilibre frappant qui maintient les deux extrêmes dans une tension permanente qui explose à des moments bien choisis, à la suite de ces passages empreints d’une sérénité troublante. Le spectateur n’est pas dupe de certaines postures quasi angéliques, celles de Tartuffe ou d’Orgon, pour sentir sourdre en eux une passion refoulée qui ne manque pas de s’exprimer avec une intensité saisissante dans un accès de violence étrangement maîtrisé, aux confins d’une sourde cruauté. Il le perçoit par exemple dans l’interprétation du personnage de Cléante réputé pour sa nature conciliante : si Loïc Corbery l’incarne avec un sang-froid suspect, il sait placer avec justesse ces moments de colère où Cléante s’emporte brusquement pour dénoncer avec éclat les absurdités les plus patentes, que ce soit face à Orgon à la fin du premier acte ou face à Tartuffe au début du troisième. Les deux scènes qui réunissent Tartuffe et Elmire sont d’autre part marquées par un jeu de séduction délirant dont les à-coups traduisent superbement les pulsions des deux personnages attirés instinctivement l’un vers l’autre.

      Chaque comédien crée un personnage contrasté en proie à une volonté de puissance plus ou moins prononcée qui trahit ses désirs ou aspirations frustrés : le but semble ici de mettre en évidence cet inconscient bouillonnant, inconnu de l’âge classique, pensé ainsi en terme de passions. Claude Mathieu crée une Madame Pernelle infernale qui terrorise d’emblée la famille sans aucun sentiment de pitié. Denis Podalydès, dans le rôle d’Orgon, paraît en revanche animé par des émotions plus douces, notamment dans les scènes avec Tartuffe qu’il chérit avec un angélisme parfois déconcertant, même s’il ne manque pas, lui aussi, de montrer sa colère contre son fils Damis, incarné par Julien Frison avec une impulsivité éclatante qui le conduit à une rixe ouverte avec le faux dévot. Si Cléante de Loïc Corbery frappe par une certaine froideur qui confère à ses convictions mondaines mesurées une résonance étonnante, Dominique Blanc donne à sa Dorine une attitude assurée et un ton mordant qui attestent de sa lucidité narquoise, mais aussi de sa position privilégiée occupée dans la maison d’Orgon. Marina Hands, dans le rôle d’Elmire, paraît submergée par une passion dévorante qui la pousse, malgré quelques protestations de façade, dans les bras de Tartuffe : elle crée un personnage amplement sensuel en soulignant brillamment son instabilité sentimentale qui la conduit des pleurs à un abandon à peine voilé. Christophe Montenez, enfin, dans le rôle de Tartuffe, s’empare de son personnage en mêlant subtilement des moments de maîtrise de soi à une certaine forme de folie palpable autant dans ses regards détournés que dans sa voix volontairement dérangée : son Tartuffe semble tourmenté par une passion refoulée au point de trahir par moments sa bestialité mal dissimulée, dès lors que cette passion se trouve tant soit peu stimulée par des frissons charnels d’une Elmire sensible à son charme.

      Le travail d’Ivo van Hove sur Le Tartuffe ou l’Hypocrite est absolument remarquable par ses partis pris dramaturgiques qui dévoilent des passions latentes des personnages dont le paraître est d’ordinaire soumis au respect des bienséances classiques. Sa mise en scène ne bascule cependant pas dans une perversité gratuite ni dans un sadisme déplaisant : Ivo van Hove a su la concevoir avec une retenue aussi raffinée que fragile à tout instant, tout en poussant les limites de la violence passionnelle à une élégance déroutante qui bouleverse les lectures et représentations traditionnelles de cette pièce de Molière.

Théâtre des Bouffes du Nord : Tartuffe théorème

      A l’affiche au Théâtre des Bouffes du Nord (>), Tartuffe théorème est une création de Macha Makeïeff présentée en septembre 2021 à la Criée Théâtre national de Marseille (>), partie en tournée à travers la France. La metteuse en scène revisite la pièce de Molière en proposant un spectacle truculent qui impressionne par l’audace du parti pris dramaturgique.

      La création des pièces de Molière pose d’emblée la question de leur résonance avec notre présent historique, ce qui conduit les metteurs en scène à les actualiser pour interroger notre imaginaire et notre manière de penser le monde. La dévotion telle que pratiquée et détournée dans les années 1660 peut paraître largement dépassée, parce que liée aux réalités historiques de l’époque de Molière. Cette posture religieuse au sens large ne manque pas pour autant de trouver des échos dans nos conduites sociales. C’est d’autant plus apparent que Le Tartuffe s’en prend non pas tant à la bigoterie qu’à la fausse dévotion et à l’imposture appréhendées comme des contenances mondaines fondées sur un rapport intéressé à la foi.

      Macha Makeïeff a pris le parti de situer l’action dans les années 1960 pour la rapprocher de notre époque sans en chercher un parallèle étroit forcé : se coulant dans la pensée originale de Pasolini exposée dans le roman Théorème (1968), adapté la même année au cinéma, la mise en scène tente de mettre en évidence le fonctionnement des pratiques religieuses qui n’auraient pas fondamentalement évolué depuis le règne de Louis XIV : les mêmes manipulations des croyances et la même résistance à l’orthodoxie ne cesseraient de faire leur retour dans certains milieux sociaux. Si la teneur du Tartuffe de Molière vise explicitement la bourgeoise catholique et les gens de la cour, celui de Macha Makeïeff s’en détache subrepticement pour infléchir cette visée univoque : les références au catholicisme finissent en effet par se confondre avec une sorte de magie noire établie sur des mécanismes de séduction similaires.

Macha Makeïeff, Tartuffe Théorème, Théâtre des Bouffes du Nord, 2021 © Pascal Gely

      La scénographie et les costumes transportent les spectateurs dans le salon cosy d’une maison bourgeoise qui frappe par la variété des couleurs saturées sans pour autant donner l’impression de trop-plein. La scène comprend deux espaces séparés par un rideau blanc, mais qui communiquent ensemble : un second plateau surélevé situé au fond de la scène accueille en effet une action de second plan qui dévoile malicieusement certains sous-entendus du texte de Molière laissés généralement à l’appréciation des lecteurs. Ce second plateau, lorsqu’il est caché derrière le rideau transparent, permet de montrer ce qui n’est pas censé être vu, comme la cérémonie de la prière conduite par Tartuffe devant une assemblée de personnes habillées de coules noires ; ou il introduit un second regard, celui des personnages, sur l’action de premier plan déroulée dans le salon. Il comprend, entre autres, un portait de la première femme d’Orgon évoquée dans les propos de Mme Pernelle. Les hommes de Tartuffe y installent, au début du quatrième acte, des corneilles empaillées pour conférer à l’attitude dévote de leur maître une dimension démoniaque. Si Damis, Valère, Marianne, Dorine, Elmire et Cléante y dansent lascivement au lever du rideau, l’installation de ces oiseaux noirs traduit spectaculairement la prise de la maison par Tartuffe : le salon au premier plan semble dès lors laissé à l’ultime résolution des manigances de l’imposteur. Une dialectique subtile se met ainsi en place entre ce qui est apparent et des non-dits indiscrètement dévoilés.

      Le salon en lui-même donne l’impression de bien-être : tout s’organise autour d’un canapé jaune placé au centre : une table basse en forme d’œuf aplati, un autre canapé et un fauteuil bleu gris, des tables à cour et à jardin, un meuble bar à droite. Une bibliothèque du même côté est en réalité une porte secrète qui s’ouvre à des moments précis, alors qu’un grand miroir accroché en face introduit un nouveau regard qui permet de voir de dos ce qui se passe sur scène. Plusieurs accessoires, comme des vinyles, des magazines, un téléphone à cadran rotatif ou des boissons, complètent cette scénographie colorée tant pour souligner l’aspect pittoresque de l’espace que pour occuper les personnages. Les costumes, quant à eux, traduisent avec ostentation non seulement cette aisance dans laquelle vit la famille d’Orgon, mais aussi la propension de ses membres à une gaieté désenchantée mêlée de persiflage et de nonchalance. Le sentiment de confort est pourtant perturbé par plusieurs entrées et le plateau du fond dans la mesure où ces ouvertures mettent à mal l’intimité : à tout moment, n’importe qui peut entrer, comme ce drôle de femme de ménage ou ces personnages fantômes, ombres de Tartuffe. La scénographie du salon bourgeois détonne de plus avec la salle délabrée du théâtre des Bouffes du Nord, comme si ce contraste cherchait à son tour à dénoncer la fausseté des apparences : certes, la dévotion et l’imposture, mais aussi ce train de vie bourgeois replié sur lui-même malgré son ouverture néfaste vers le monde.

Macha Makeïeff, Tartuffe Théorème, Théâtre des Bouffes du Nord, 2021 © Pascal Gely

      Macha Makeïeff met en place une action scénique qui confère à la pièce de Molière une tonalité plutôt sombre, mais régulièrement subvertie par les apparitions de la femme de ménage qui, sans jamais prendre la parole, divertit par ses mouvements légers et ses gestes comiques, qu’elle passe pour apporter un objet ou pour ranger. C’est sans doute un clin d’œil de la metteuse en scène à la dimension farcesque de plusieurs scènes du Tartuffe qui, malgré tout, relève d’une écriture comique. Le ton grinçant est pourtant donné dès la première scène, détournée par les personnages remontés contre Mme Pernelle incapable de les convaincre par ses réprimandes : la vielle dame vêtue d’une robe élégante et d’un paletot orange est ouvertement moquée par l’insolent Damis qui pouffe de rire en entraînant rapidement les autres. Après le retrait fracassant de Mme Pernelle, on se sert à boire ou on se pose nonchalamment sur un canapé pour se relever de telle sorte qu’il n’y ait jamais de temps mort où les personnages ne soient en train de parler en mouvement. Tout en dialoguant avec Cléante, Orgon range par exemple ses vinyles, quand Laurent passe soudain chercher un livre dans la bibliothèque en les écoutant avec indiscrétion pour se retirer lors de la tirade sur l’hypocrisie : la posture affectée de Cléante finit par faire rire Orgon outré qui cesse de l’écouter. La timide Marianne, lors de l’entretien avec son père au sujet du mariage avec Tartuffe, promène voluptueusement une paire de ciseaux sur son bras gauche, comme si elle voulait attirer l’attention sur ses pulsions suicidaires. L’action scénique pleinement dynamique se double ainsi d’une seconde signification qui plonge Tartuffe théorème dans une ambiance troublante empreinte de sarcasme et d’amertume.

       Ce qui surprend sans doute le plus, c’est le changement de statut de Dorine, suivante de Marianne, élevée au rang d’amie : c’est Irina Solano qui s’empare de la création de ce personnage truculent dans la comédie de Molière pour lui donner un air sérieux et distingué. Si la Dorine de Macha Makeïeff paraît sûre d’elle-même, c’est alors avec assurance et sans aucune marque de déférence qu’elle gronde Orgon et qu’elle réconcilie Marianne et Valère. Orgon, quant à lui, joué en alternance par Arthur Igual et Vincent Winterhalter, s’impose, par un aspect autoritaire et colérique, comme un véritable chef de famille, malgré ses défaillances et malgré les bravades essuyées de la part de Damis qu’il maîtrise par des gestes secs et des regards assurés. Elmire, dans le couple avec Orgon, paraît comme une épouse respectueuse qui domine ses émotions : Hélène Bressiant lui donne une contenance hautement noble et élégante, si bien que son goût de coquetterie ne transparaît qu’à travers des costumes et des accessoires. Tartuffe, brillamment incarné par Xavier Gallais, s’inscrit dans cette configuration d’allures contrastées par une apparence jeune que lui impriment des longs cheveux brun foncé et ce, contrairement aux représentations traditionnelles de ce personnage maléfique associé à la vieillesse : sans être repoussant, le Tartuffe de Xavier Gallais n’est pas séduisant, il effraie par une attitude dévote imposante teintée d’une fourberie lisible dans ses grimaces et ses gestes. Les « jeunes » qui complètent la maison d’Orgon se distinguent avec conviction par des caractères individualisés : Loïc Mobihan est un Damis effronté, Nacima Bekhtaoui une Marianne rêveuse, douée d’une allure infantile, Jean-Baptiste Le Vaillant un Valère indolent.

      Macha Makeïeff crée ainsi un Tartuffe décalé en mettant l’accent sur l’enfermement des personnages dans un espace ouvert et en exacerbant certains rapports : son Tartuffe théorème bouleverse par des tensions mises en lumière tout en tenant en haleine les spectateurs curieux de savoir comment vont être jouées les scènes à venir. C’est un spectacle entraînant et saisissant qui étonne par ses choix audacieux.

La Croisée des Chemins : Le Misanthrope & La Conversion d’Alceste

      Le Théâtre La Croisée des Chemins présente actuellement sur sa scène de Belleville la trilogie Du Misanthrope au Cardinal dans une mise en scène de Violette Erhart et Sylvain Martin. C’est l’histoire d’Alceste revisitée en trois chapitres constitués de trois pièces d’auteurs différents : Molière, Georges Courteline et Jacques Rampal. Le Misanthrope (>) et La Conversion d’Alceste (>) ont été donnés à la mi-septembre, alors que le dernier volet, Célimène et le Cardinal est prévu pour le début novembre.

      Le Misanthrope compte sans doute parmi les pièces les plus jouées de Molière et peut-être même du théâtre classique français. Son succès durable explique une émergence foisonnante d’adaptations ou de réécritures, mais aussi de continuations, comme celles de Georges Courteline et de Jacques Rampal. La conception du personnage d’Alceste a elle-même fait couler beaucoup d’encre tout en suscitant, depuis plus de trois siècles, des avis partagés. Les changements de sensibilité ont parfois conduit à des lectures diamétralement opposées par rapport à la tradition moliéresque qui voit en lui un personnage ridicule : la sensibilité romantique, en particulier, a donné le ton en renversant la perspective comique et en valorisant le caractère de paria d’un Alceste en mal de vivre au sein de la société mondaine. Les interprétations du Misanthrope ne cessent de pulluler pour constituer une sorte de patrimoine inépuisable parce qu’aucune n’est en fin de compte définitive, ce qui contribue à transformer cette pièce de Molière en mythe et le personnage d’Alceste en légende. Plus personne ne va ainsi la voir sans avoir certaines attentes, que ce soit en lien avec la tradition scolaire marquée par des crispations de lectures littéraires ou au regard d’une expérience théâtrale antérieure. La monter représente donc chaque fois un nouveau défi dramaturgique parce qu’il faut relever le gant pour trouver une voie tant soit peu originale. Ces dernières années, deux mises en scène du Misanthrope ont durablement marqué les esprits, celle de Stéphane Braunschweig au TNS (2003) et celle de Clément Hervieu-Léger à la Comédie-Française (2016). Si tous les metteurs en scène n’ont pas leurs moyens pour proposer des créations aussi pointues et aussi achevées, ils ne manquent pas pour autant d’inventivité lorsqu’ils souhaitent rivaliser avec les grandes scènes nationales. Violette Erhart et Sylvain Martin font partie de ceux qui se sont attaqués au mystère d’Alceste avec franchise : et le fruit de leur travail est tout à fait convaincant quant aux deux premiers volets de la trilogie envisagée.

      Violette Erhart et Sylvain Martin situent l’action de la trilogie à l’époque contemporaine en cherchant à déjouer son historicité pour montrer sans doute sa profonde actualité. Si La Conversion d’Alceste se déroule le lendemain du Misanthrope, l’action de Célimène et le Cardinal devra avoir lieu, à en croire la voix off qui l’annonce, vingt ans plus tard. Cet intervalle entre les deux premiers chapitres et le troisième qui est à venir double en quelque sorte celui de la création de ce dernier tout en créant un certain suspens non seulement en ce qui concerne la suite de l’histoire, mais aussi quant à la résolution du décalage spatio-temporel sur le plan scénique. L’étroite proximité temporelle permet de réunir l’action des deux premières pièces dans le même espace : le salon d’Alceste, ce que favorise au reste, dans le cas du Misanthrope, le resserrement de l’action dramatique autour des scènes clés (la pièce n’est pas représentée dans son intégralité). Au lever du rideau de La Conversion d’Alceste, le misanthrope repenti (la nuit porte-t-elle conseil ?) et son ami Philinte se retrouvent ainsi déjà installés sur scène, tous les deux assoupis côté jardin, pour la relier au Misanthrope. Un spectateur intrigué ne laisse donc pas, d’ores et déjà, de se demander de quelle manière les metteurs en scène parviendront à leur rattacher Célimène et le Cardinal.

      La scénographie proprement dite est fondée sur un choix restreint de plusieurs éléments symboliques qui instaurent de manière conventionnelle le cadre spatio-temporel bourgeois-bohème : la fête, l’alcool, l’amour et l’aisance évoquent d’emblée l’ambiance bobo en parfaite résonance avec les manières guindées de la haute société bourgeoise dans la seconde moitié du XVIIe siècle. L’ambiance festive d’une soirée légèrement arrosée se dévoile visuellement à travers des objets de déco accrochés au fond de la scène : une guirlande en papier colorée et quelques ballons, mais aussi des bouteilles d’alcools variés qui circulent d’une table bar, dressée au fond de la scène, à une table basse en bois massif, flanquée de deux fauteuils en cuir bleu placés côté cour. D’une pièce à l’autre, la scène garde le même aspect tout en indiquant un changement de temps et d’ambiance lié à la volonté d’Alceste de devenir « philanthrope ». La soirée passée, les personnages se retrouvent le matin dans un léger état d’ébriété : la guirlande est tombée, les bouteilles à moitié vides et moins nombreuses sont dispersées dans le salon, quelques flûtes à champagne jetables jonchent le tapis étendu au sol. Ce désordre apparent est dans le même temps révélateur du délitement des relations sociales entraîné la veille par des révélations scandaleuses qui conditionnent la « tragédie » de Célimène.

La Conversion d’Alceste, Théâtre La Croisée des Chemins, 2021 © Marek Ocenas

      À ces éléments scénographiques qui nous transposent dans notre présent s’ajoutent les costumes qui calquent les codes vestimentaires de la bourgeoisie lambda : un pantalon bleu et un col roulé vert clair avec un manteau en toile grise mis par-dessus pour Alceste, un jean noir et une chemise blanche relevée d’un gilet noir pour Philinte, un pantalon gris et une chemise rouge pour Oronte, un pantalon rouge et une chemise rouge pour le marquis, une robe courte façon rock et des bottes en cuir noir pour Célimène et, enfin, une robe noire et une perruque brillante pour Arsinoë incarnée en l’occurrence par un comédien homme déguisé en femme. Ce déguisement soulève d’emblée la question d’un travestissement genré qui n’est pas sans une certaine résonance avec la bigoterie du personnage inscrite dans le texte de Molière. Si l’action scénique du Misanthrope exploite peu cet aspect transgenre, celle de La Conversion d’Alceste ne manque pas de l’appuyer sur un mode farcesque lorsqu’Arsinoë tente à nouveau de séduire Alceste en lui faisant des compliments sur sa bonne mine qu’elle attribue à son changement d’attitude. C’est sans doute une autre manière de faire un clin d’œil peu forcé aux effets de mode de la société bohème-bourgeoise d’aujourd’hui. Tout élément scénographique se charge ainsi curieusement de significations qui renvoient les spectateurs aux mœurs de notre époque.

      Quant à l’action scénique, les metteurs en scène ont réussi à la rendre dynamique malgré le caractère essentiellement dialogique des deux pièces. Ils promènent l’œil du spectateur à travers le salon d’Alceste en lui faisant suivre les multiples trajectoires des comédiens en mouvement perpétuel. Rares sont en effet ces moments où ceux-ci restent statiques à parler sans faire des gestes tant soit peu simples pour donner à leur personnage cette nonchalance avec laquelle les prétendus bobos s’adonnent aux plaisirs de la vie de tous les jours. Les changements d’actes ou de scènes se voient significativement ponctués par la danse et la musique house pour donner le ton et pour conférer à l’action un rythme entraînant. Le geste qui traverse l’action scénique des deux pièces et qui fédère les autres est la boisson : les personnages ne cessent de boire et de se resservir tout en déplaçant les bouteilles d’une table à l’autre. Cette propension à l’alcoolisme ne bascule toutefois pas dans une ivresse débridée qui verse dans la caricature : si un léger état d’ébriété déjà évoqué marque le début de La Conversion d’Alceste pour signifier la rupture avec les événements de la veille, l’action scénique du Misanthrope évite soigneusement de caricaturer à outrance les personnages qui ne perdent jamais leur maîtrise de soi. L’attitude bon enfant observé dans La Conversion d’Alceste contraste ainsi symboliquement avec le caractère sérieux du premier chapitre : c’est en effet dans ces nouvelles conditions que le misanthrope repenti fait sa nouvelle « mauvaise » expérience du « monde ».

Le Misanthrope & La Conversion d’Alceste, Théâtre La Croisée des Chemins, 2021.

      Tous les comédiens s’acquittent très bien de leur rôle tout en ménageant quelques agréables surprises qui suscitent ponctuellement le rire des spectateurs, même si les deux pièces sont interprétées sur un ton globalement sérieux. Les deux scènes du sonnet, d’abord dans Le Misanthrope, puis dans La Conversion d’Alceste, représentent à cet égard deux morceaux bouffons qui répondent tant au caractère prétentieux d’Oronte qu’à l’image empreinte de complaisance dont le charge le comédien. La scène des portraits dressés par Célimène est toute jubilatoire : mise en valeur par un éclairage centré sur la jeune fille entourée du marquis et d’Oronte, elle sort du cadre pour être comme explicitement offerte aux spectateurs présents dans la salle et que recherche Célimène pour briller, alors qu’Alceste, maussade, se tient dans la pénombre. Les comédiens paraissent sûrs d’eux-mêmes : ils maîtrisent leur voix et leurs gestes tout en recherchant un effet scénique précis qu’ils ne perdent jamais de vue. On salue au passage l’excellente interprétation de Célimène incarnée par Violette Erhart, qui est douée d’une souplesse d’enfer et d’une prestance remarquable.

      Les deux premiers volets de la trilogie Du Misanthrope au Cardinal joués au Théâtre La Croisée des Chemins, salle de Belleville, sont donc sans aucun doute le fruit d’une mise en scène finement pensée qui replace avec justesse l’histoire d’Alceste dans notre époque. On constate avec un grand plaisir qu’avec peu de moyens les deux metteurs en scène et comédiens en même temps ont réussi à monter un spectacle subtil. La prochaine création de Célimène et le Cardinal s’avère dans ces conditions tout à fait prometteuse.

Comédie-Française : Le Bourgeois gentilhomme

      La Comédie-Française a remis à l’affiche Le Bourgeois gentilhomme dans une nouvelle mise en scène, décalée et flamboyante, de Christian Hecq et Valérie Lesort (>) pour le plus grand plaisir des spectateurs. Jouée depuis le 18 juin 2021, cette création est un bel hommage à l’art de Molière.

      Le Bourgeois gentilhomme paraît pourtant aujourd’hui tout à fait démodé au regard de la teneur archaïque d’une action burlesque fondée sur la dérision d’un phénomène social dépassé : les aspirations nobiliaires d’un bourgeois, parvenu et amoureux, mais complètement ignorant, voire intellectuellement limité. Les scènes d’une facture farcesque s’enchaînent les unes après les autres précisément pour tourner en ridicule les illusions fallacieuses de ce bourgeois entiché de la fréquentation de la haute société mondaine. C’est la raison pour laquelle il s’entoure, par exemple, de plusieurs maîtres (musique, danse, armes, philosophie) susceptibles de l’instruire selon l’éducation habituellement donnée aux nobles. C’en est une autre qui le conduit à recevoir chez lui un certain comte attiré par la générosité de sa bourse : l’amour galant pour une certaine marquise dont il souhaite faire sa maîtresse, pour ressembler au mieux à ceux dont il convoite les prérogatives. Le spectateur ordinaire est trop éloigné de toute cette course effrénée et vaine aux titres de noblesse qui n’ont plus qu’une valeur marginale au sein de la société actuelle. Il peut éventuellement déceler dans le personnage de Monsieur Jourdain un pâle sosie de ces milliers de personnes séduites par les manières et l’apparence d’un chanteur ou acteur populaire mais les enjeux socio-politiques qui en découlent n’en seraient pas les mêmes : la reconnaissance liée à la possession d’un titre de noblesse ouvre en effet à l’intéressé la voie à un florilège d’avantages auxquels il n’accèderait jamais en se hissant opportunément au niveau de prétendues stars. On peut ainsi se demander légitiment comment jouer au XXIe siècle Le Bourgeois gentilhomme, vieilli de plus de trois cents ans, et ce qui peut intéresser le spectateur dans cette pièce historiquement datée, si ce n’est un témoignage sur l’histoire des idées et des représentations, amené par exemple à la manière de l’esthétique de Benjamin Lazar connu pour ses reconstructions supposées fidèles aux créations d’origine. C’est certes une expérience théâtrale singulière et enrichissante à maints égards mais qui s’épuiserait rapidement à force d’être réitérée, étant donné qu’elle freinerait un renouvellement attendu selon les tendances dramaturgiques valables depuis plus d’un siècle. Une simple création actualisée ou, au contraire, par trop caricaturale risque de susciter l’ennui ou de passer à côté de l’intérêt de sa production. Malgré tous ces aspects susceptibles de reléguer aux oubliettes une autre pièce de théâtre que celle de Molière, Le Bourgeois gentilhomme renaît, depuis plus de trois siècles, de ses cendres pour éprouver l’invention des metteurs en scène et le talent des comédiens. Car il renferme un potentiel scénique qui peut effectivement réjouir le spectateur, s’il est exploité avec une juste virtuosité, comme nous l’ont montré Christian Hecq et Valérie Lesort et les Comédiens-Français, applaudis sans surprise en standing ovation.

Le Bourgeois gentilhomme, Comédie-Française, 2021.
Le Bourgeois gentilhomme, mise en scène par Christian Hecq et Valérie Lesort, Comédie-Française, 2021 © Marek Ocenas

      Les deux metteurs en scène ne s’éloignent pas entièrement de l’époque de Louis XIV : la scénographie, signée par Éric Ruf, la rappelle tout au long de la représentation à travers plusieurs éléments, aisément reconnaissables, sans prétendre pour autant situer l’action à l’âge classique pour la reconstituer. Ces rappels récurrents restent de surface et largement stylisés pour laisser le spectateur libre de se transposer dans une sorte d’atemporalité féerique qui ménage la primauté au jeu des comédiens. Au lever du rideau, on remarque, au milieu d’une scène habillée de noir, un grand escalier qui mène à une porte à double battant installée sur une plate-forme élevée, protégée par des treillis. Cet escalier et la porte servent d’entrées spectaculaires à plusieurs personnages, à commencer par le truculent Monsieur Jourdain vêtu d’une drôle de combinaison kaki, relevée de plusieurs bandes de pompons suspendues à son gilet. Quelques tables mobiles, recouvertes de grands morceaux de tissus noirs, permettent ensuite de réaménager la scène pour mettre en valeur un intermède musical ou une leçon d’armes destinés à Monsieur Jourdain. Le premier, chanté sur une mélodie de Lully mêlée aux accents des rythmes des Balkans, est agrémenté de trois ou quatre marionnettes de moutons au regard de la dimension pastorale des paroles, ce qui accentue le côté burlesque de la mise en scène : plusieurs éléments disparates recomposent ainsi l’univers étrange de Monsieur Jourdain victime de maints caprices prétendument nobiliaires. La leçon d’armes, quant à elle, se déroule sur deux tables jointes, dans l’obscurité de la scène dont seules se détachent les silhouettes éclairées du maître d’armes et de son élève : une manipulation fantastique de leurs épées suspendues à des fils invisibles plonge toute la démonstration dans un univers féerique. La féerie ressurgit ensuite, par exemple, au moment du dîner préparé par Monsieur Jourdain pour recevoir Dorimène et Dorante, vêtus de costumes étincelant d’or, plaisamment imités de l’époque du Roi Soleil : aux sons d’une musique de Lully rafraîchie par les mêmes rythmes des Balkans, la scène toute noire se revêt d’éléments rappelant les boiseries dorées des grands appartements royaux du château de Versailles. Mais cette ambiance, empreinte d’une certaine pompe, est rapidement brisée par le costume brillant de jaune et les manières grossières de Monsieur Jourdain, amené sur scène dans une minuscule chaise à porteurs dont il a du mal à se sortir. L’introduction d’un éléphant animé par deux comédiens et l’adoubement cocasse de Monsieur Jourdain en mamamouchi à l’aide de rouleaux de papier toilette participent de cette même esthétique du contraste et du kitsch déployée dès le début de l’action. Selon les mots mêmes des metteurs en scène, leur version du Bourgeois gentilhomme repose donc sur le « décalage » avec les représentions courantes de l’époque de Molière, renouvelé en l’occurrence à chaque nouvelle scène. L’ensemble, équilibré et cohérent à tous les niveaux, fonctionne ainsi en enchantant le spectateur autant par une magie habillée de grotesque que par d’agréables surprises qui suscitent son rire.

«  Parallèlement à notre approche de la musique, il y avait aussi nos idées visuelles, à commencer par le théâtre noir propre à la marionnette. Il fallait pouvoir justifier l’apparition, dans certaines scènes, de drôles de créatures qui s’ébattent. »
Valérie Lesort, Programme du Bourgeois gentilhomme, 2021
 

      Les choix scénographiques détonants servent amplement l’art des comédiens qui en prolongent joyeusement l’effet burlesque. Leur apparition dans des costumes confectionnés pour accentuer les traits de leur emploi dramatique les conduit naturellement à entrer dans des postures comiques en décalage avec le sérieux qu’ils cherchent parfois désespérément à se donner. Il en est ainsi, dès le début de l’action, pour le maître de musique (Nicola Lormeau) et, tout particulièrement, pour le maître de danse incarné par le virevoltant Gaël Kamilindi : chaussé de grandes bottes blanches pointues et vêtu d’un étrange gilet en cuir noir éclatant, avec un énorme décolleté blanc en fraise qui découvre ostensiblement sa poitrine, le comédien ose plusieurs acrobaties qui attestent du talent de son personnage. Celui qui surprend le plus dans ce bal d’originaux imbus de la valeur de leur art est sans doute le maître de philosophie, drôlement interprété par Guillaume Gallienne : ses regards obliques et une langue sensuellement tirée à destination des spectateurs en guise d’aparté révèlent un côté pervers de son fond qui confère au personnage une légèreté sadique. Sylvia Bergé, dans le rôle de Mme Jourdain, habillée d’une longue jupe noire qui accentue au premier abord sa hauteur physique, crée un personnage autoritaire et frénétique, pourtant impuissante à contrôler les délires de son mari extravagant délicieusement incarné par Christian Hecq lui-même : ses parades persuadent le spectateur que Monsieur Jourdain, conscient de ses limites et de ses échecs, prend un insolite plaisir à se ridiculiser pour importuner les autres. Certains entrent dans son jeu pour en tirer un bénéfice, comme Dorante aux manières excentriques de petit maître que lui imprime Clément Hervieu-Léger, secondé par Dorimène jouée avec élégance par Françoise Gaillard. Yoann Gasiorowski et Géraldine Martineau créent enfin un curieux couple d’amants que tout oppose sur scène, à commencer par la disproportion de leur taille : leur duo amoureux grotesque paraît tout aussi désopilant que l’ensemble de la mise en scène. Les deux personnages, pour surmonter leur dépit et retrouver le chemin l’un vers l’autre, sont brillamment servis par Véronique Vella dans le rôle de la servante Nicole et Laurent Stocker dans celui du valet Covielle : si la première force le trait à travers des gestes fermes tout en imitant sa maîtresse, le second fait preuve d’une modération rustique rêveuse pour mettre en valeur les partis pris de Cléonte dépité.

      C’est donc à juste titre que l’on considère cette création du Bourgeois gentilhomme de Christian Hecq et de Valérie Lesort comme flamboyante : elle brille d’invention dramaturgique tout autant que de virtuosité dans le jeu des comédiens et de finesse dans ses parties chorégraphiés, relevées par les musiciens présents à l’occasion sur scène. Les metteurs en scène ont su manipuler le burlesque avec un tel savoir-faire que leur mise en scène, sans jamais tomber dans une esthétique délirante de l’excès, s’empreint subtilement d’une élégance comique de haut niveau, plébiscitée par les spectateurs.

Véronique Vella, Christian Hecq et Valérie Lesort évoquent la nouvelle création du Bourgeois gentilhomme.