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Comédie-Française : Le Petit-Maître corrigé (Marivaux)

      Le Petit-Maître corrigé est une comédie de Marivaux. Clément Hervieu-Léger s’est emparé de ce texte peu connu pour le mettre en scène à la Comédie-Française dans une brillante distribution. La première a eu lieu le 3 décembre 2016 à la salle Richelieu (>).

      L’entreprise semblait d’importance, pour le metteur scène et le comédien en même temps, dans la création du Petit-Maître corrigé jouée pour la première fois à la Comédie-Française en 1734 sans aucun succès (> La Lettre de Mlle de Bar) : la pièce ne connut à l’époque que deux représentations et n’y fut plus jamais reprise. Cet échec de Marivaux à la Comédie-Française s’explique habituellement par la mise en place d’une cabale montée contre lui, ce qui ne préjuge rien sur la qualité de l’écriture dramatique propre à sa plume de dramaturge déjà chevronnée au milieu des années trente du XVIIIe siècle. Or, contrairement à d’autres de ses comédies régulièrement reprises à la Comédie-Française, ou ailleurs, Le Petit-Maître corrigé reste boudée pendant des décennies par des metteurs en scène de plusieurs générations. C’est ainsi une véritable gageure pour celui qui tente de redorer le blason de cette comédie injustement écartée du répertoire marivaudien jouissant aujourd’hui d’une fortune scénique de premier plan. On se doute bien qu’un éventuel échec risquerait de signer son arrêt de mort définitif. Mais la finesse et l’élégance que l’on observe dans le travail de Clément Hervieu-Léger sont prometteuses d’une nouvelle destinée pour Le Petit-Maître corrigé, ce petit chef-d’œuvre en trois actes dans les genres de la comédie de caractère et de mœurs mais aussi de la comédie de sentiment propre à Marivaux.

« Mon émotion sourd de la conscience de cette responsabilité toute particulière de porter à la scène un classique presque inédit. L’enjeu est là : faire entendre une nouvelle pièce, pourtant vieille de deux siècles, dans une esthétique de son temps, mais jouée pleinement pour aujourd’hui. Alors on touchera peut-être à l’éternité du théâtre, dans l’éphémère de ses formes. » (Clément Hervieu-Léger, Note d’intention, 2016)

      Comme c’est de coutume dans une comédie classique, l’intrigue tient à la réalisation d’un mariage arrêté par les parents des jeunes gens à marier. Dans Le Petit-Maître corrigé, la Marquise (Dominique Blanc) et le Comte (Didier Sandre) souhaitent ainsi voir unis leurs enfants, Rosimond (Loïc Corbery) et Hortense (Claire de La Rüe du Can). Mais, contrairement à une comédie classique de tradition moliéresque, l’obstacle au mariage ne relève pas, chez Marivaux, d’un élément extérieur qui contrecarre l’amour des jeunes premiers sensibles l’un à l’autre. Il est intérieur parce qu’il repose sur leurs seuls sentiments : s’ils s’aiment déjà, ils sont loin de (se) l’avouer au lever du rideau. Dans Le Petit-Maître corrigé, l’aveu attendu est fâcheusement compromis par un travers de Rosimond qui se pique du bel air à la mode chez les jeunes Parisiens et qui entraîne des désordres sentimentaux aux conséquences susceptibles d’être fatales pour son mariage. C’est à cet enjeu psychologique de l’éclosion de l’amour et au langage particulier du cœur contrarié par un obstacle intérieur que les critiques identifient traditionnellement ce que l’on appelle le « marivaudage ».

      L’action dramatique qui tient aux mots et la teneur sentimentale de l’intrigue dans les comédies de Marivaux ne sont pas sans conséquences sur l’action scénique qui reste entièrement à inventer. Pour ce faire, Clément Hervieu-Léger imagine que l’action pourrait avoir lieu dans un pré situé à cette campagne où se rend Rosimond, venant de Paris, pour épouser Hortense. Éric Ruf dessine alors pour lui un espace scénique qui représente, au lieu de l’intérieur habituel d’une maison, un paysage pittoresque. Au lever du rideau, le spectateur découvre, au fond de la scène, une pente légèrement inclinée, décorée de touffes d’herbe qui semblent asséchées par les chaleurs d’un été finissant. Un chemin caché en haut servira avant tout d’entrée aux personnages qui se cherchent ou se rencontrent au gré d’un « jeu de hasard » de plein air. Un autre chemin conduit à travers le pré vers le devant de la scène où se situe la plus grande partie de l’action. La remarquable fortune scénographique de ce lieu-paysage se mesure rapidement sur l’utilisation de hautes herbes comme endroits où les personnages peuvent se dérober pour écouter des confidences, mais aussi sur l’introduction de changements atmosphériques qui suggèrent l’écoulement du temps et qui font subtilement évoluer l’ambiance générale en accord avec les dispositions sentimentales des personnages principaux.

« Très tôt dans le travail, j’ai ressenti que la pièce devait être montée dans une esthétique du XVIIIe siècle. Comme elle a été très peu jouée, il ne semblait pas juste de la transposer à notre époque. Il était nécessaire d’abord de la réintégrer au grand répertoire du XVIIIe siècle. Il m’était aussi fondamental de situer l’action à la campagne, en plein air. Être dehors modifie les corps et la parole. On ne confie pas de la même façon son amour en plein air et dans un endroit clos. » (Clément Hervieu-Léger, Note d’intention, 2016)

      Contrairement aux indications de Marivaux qui situent l’action « dans la maison du Comte », Hortense et sa suivante Marton (Adeline d’Hermy) se retrouvent dans cet endroit de plein air en y amenant des tabourets et des outils pour faire de la peinture et ce, sous un beau soleil de campagne suggéré par un fond bleu ciel traversé çà et là par un nuage blanc. Ce n’est qu’un prétexte, certes étranger au texte, mais qui confère du mouvement à l’action scénique autrement scandée par les seules entrées et sorties des personnages. Car Hortense et Marton aussitôt qu’apparues sur scène ne parlent que du mariage qui inquiète la jeune première à cause des airs de petit-maître que se donne Rosimond et qui obligent celui-ci à jouer l’indifférent pour une femme à épouser. Malgré cette inquiétude initiale, le temps est encore au beau fixe et les deux femmes se montrent confiantes en la possibilité de corriger Rosimond et de l’amener à dire qu’il aime. Mais comme les humains, le temps est changeant : au plus profond de la crise sentimentale, le ciel se couvre et on entend au loin un orage tonner.

LE PETIT MAITRE CORRIGE – De Marivaux – Mise en scène de Clément HERVIEU-LEGER.

      Ce côté pittoresque de la mise en scène est d’autre part soutenu par d’élégants costumes en harmonie avec la condition aristocratique des personnages et en lien avec le siècle de Watteau et de Fragonard. Ils accentuent avec discrétion la différence entre Paris et la province. Autant les costumes d’Hortense et de Marton aux couleurs claires paraissent d’une plus grande simplicité, autant ceux des Parisiens ― Rosimond, son valet Frontin (Christophe Montenez) et Dorimène (Florance Viala) ― manifestent une élégance raffinée. Le contraste est significatif notamment dans le cas d’Hortense et de Dorimène : alors que la première porte une robe claire sans paniers, la seconde est parée d’une robe vermeille parsemée de fleurs et soutenue par des paniers conséquents pour avoir l’air noble d’une aristocrate aisée. Ce contraste reflète le caractère et l’attitude des deux femmes : à la douceur, à la modestie et à l’honnêteté d’Hortense s’opposent ainsi l’extravagance, l’orgueil et la malice de Dorimène venue rejoindre Rosimond pour rompre son mariage et pour l’épouser elle-même. Tout oppose ainsi cette campagne charmante, qui inspire au XVIIIe siècle le goût de la simplicité et du naturel, à la vie en ville réputée pour ses manières apprêtées qui reposent sur le paraître.

FRONTIN. ― Oui, en province, […], un mari promet fidélité à sa femme, n’est-ce pas ?
MARTON. ― Sans doute.
FRONTIN. ― À Paris c’est de même ; mais la fidélité de Paris n’est point sauvage, c’est une fidélité galante, badine, qui entend raillerie, et qui se permet toutes les petites commodités du savoir-vivre ; vous comprenez bien ? (I, 3)
 

      Le même contraste s’impose pour Rosimond et son ami Dorante (Clément Hervieu-Léger), lui aussi sensible aux charmes d’Hortense, prêt à se marier avec elle. Au regard de sa réputation établie dans les premières scènes, Rosimond se distingue en entrant vêtu d’une culotte gris vert et d’un justaucorps vert luisant et orné de grandes fleurs rouges, portant de plus une drôle d’ombrelle vermeille qui souligne son extravagance. Mais il se trahit également par une attitude très affectée que lui prête Loïc Corbery et qui se trouve plaisamment déformée dans les manières de Frontin relevées d’un faux petit accent anglais. Si le jeu de Loïc Corbery peut, dans un premier temps, paraître un peu trop affecté, le spectateur comprend vite que le comédien ne fait que brillamment souligner le côté guindé dans l’attitude cavalière de Rosimond pris au piège par son masque d’un petit-maître. Loïc Corbery jubile dans ce rôle en montrant la souffrance de Rosimond tiraillé entre un paraître effronté et un penchant refoulé vers le naturel. On voit dans son interprétation que Rosidmond se force à entrer dans le rôle d’un petit-maître mais que ce rôle l’embarrasse en même temps à cause de son amour pour Hortense. Au cours de l’action, Loïc Corbery atténue peu à peu les manières de Rosimond qui choquent les provinciaux et qui le rendent ridicule à leurs yeux, ce qui conduit avec vraisemblance à sa « correction ». Il lui reste cependant à sacrifier sa réputation dans le « Monde » pour pouvoir reconstruire une relation de confiance avec Hortense.

      Comme d’habitude chez Marivaux, les maîtres sont secondés par leurs valets et suivantes qui reproduisent en miroir les postures de ceux auxquels ils sont attachés. Le rôle de meneur de jeu échoit à Marton, merveilleusement incarnée par Adeline d’Hermy. La comédienne se prête au jeu de son personnage avec une telle aisance et un tel naturel qu’on aurait cru que Marivaux a écrit sa pièce en pensant à elle comme il pensait à la célèbre Silvia en composant ses comédies destinées aux Italiens.

      Clément Hervieu-Léger a réussi, avec Le Petit-Maître corrigé, à créer une merveilleuse aventure théâtrale. On voit et revoit avec plaisir cette mise en scène raffinée dans le goût gracieux et folâtre avec lequel on se représente aujourd’hui le siècle de Fragonard.

Comédie-Française : Angels in America

      Angels in America est une pièce de Tony Kushner nouvellement créée à la Comédie-Française (>), salle Richelieu, sous la baguette du cinéaste Arnaud Desplechin. Cette mise en scène était attendue avec impatience ne serait-ce qu’au regard de la distribution retenue : Dominique Blanc, Florence Viala, Jennifer Decker, Michel Vuillermoz, Jérémy Lopez, Clément Hervieu-Léger, Christophe Montenez, Gaël Kamilindi.

      Le sujet de cette pièce, devenue mythique aux États-Unis dans les années 90, n’est pas facile à aborder sur les planches de la première scène en France : les années SIDA en Amérique au moment où la maladie fait rage parmi les homosexuels les plus touchés et au moment où les traitements médicaux ne sont pas encore développés. Après Les Idoles de Christophe Honoré présentées à l’Odéon l’an dernier et qui se saisissaient de la même problématique sociale en France à travers des rencontres fictives entre des artistes morts du SIDA, la Comédie-Française montre à son tour qu’elle ne connaît aucun tabou quant au choix des sujets ou même des metteurs en scène. Si le sujet a tout de même de quoi surprendre ses habitués, confier la mise en scène à un cinéaste peut lui aussi les laisser dubitatifs et, ce d’autant plus que l’organisation du texte fait plus penser à un scénario qu’à une pièce de théâtre. Arnaud Desplechin a donc été confronté à un défi épineux : créer une pièce célèbre dont le sujet est explosif et dont l’écriture est singulière. Il s’est cependant emparé de cette tâche avec une sensibilité particulière pour proposer une création d’Angels in America sobre, mais élégante, drôle et émouvante à la fois. Son incontestable avantage est de pouvoir travailler avec les meilleurs comédiens.

 

      La question qu’on se pose avant d’aller voir Angles in America est celle de la manière de traiter la multiplicité des lieux dramatiques. Au cours des deux parties de la pièce, l’action promène constamment les spectateurs d’un lieu à l’autre : cimetière, appartement de Louis et Prior, celui de Joe et Harper, bureau de Roy Cohn, hôpital, café ou restaurant, rue, Central Park… La course semble folle compte tenu des changements rapides entre les scènes étonnamment courtes pour une action dramatique. Arnaud Desplechin et son scénographe Rudy Sabounghi ont cependant trouvé une solution aussi classique que peu usitée de nos jours : de grands rideaux de velours bleu foncé séparent différentes scènes tout en favorisant la fluidité du spectacle, alors même que, pour certaines d’entre elles, deux espaces dramatiques simultanés se succèdent vite à l’aide d’un simple éclairage. Ces grands rideaux quelque peu surannés amènent peut-être plus aisément l’ambiance de la seconde moitié des années 80, avec un clin d’œil à certaines émissions télé, en plus des costumes et des références culturelles des personnages. Le spectateur s’y habitue petit à petit tout en se laissant séduire par la beauté de scènes relevée par la projection symbolique d’un paysage. Les personnages se retrouvent devant une fontaine surmontée d’un ange en bronze, dans une allée enneigée du Central Park ou sur une plage plongée dans la brume… On se laisse entraîner par un tel traitement de l’espace d’autant plus que d’autres scènes montrent des hallucinations de Harper ou celle de Roy et des visitations de Prior par l’Ange d’Amérique. Et lorsque le lit d’hôpital disparaît sous la scène aux cris d’un malade, celui-ci semble comme abandonné de Dieu et tiraillé par les bas-fonds de l’enfer. La frontière entre le réel et le surnaturel s’efface au profit d’une symbiose d’éléments disparates.

      En plus de la sobriété de la scénographie, Arnaud Desplechin a opté pour la retenue dans le choix des costumes, des postures et du jeu des comédiens. Sans provocation gratuite et sans le kitch souvent associé à l’image des homosexuels, la mise en scène met l’accent sur la création individualisée des personnages tout en faisant résonner des aspects brûlants de l’histoire à travers les émotions mitigées que les comédiens suscitent chez les spectateurs. Ce n’est pas pour autant qu’Arnaud Desplechin renonce entièrement aux clichés. On pense, par exemple, à cette scène où Prior malade, habillé d’un peignoir orange aux motifs floraux, se travestit en femme tout en menant une conversation hallucinée avec Harper, femme schizophrène de Joe. Avec une touche d’effémination, Prior porte d’autre part des vêtements légèrement colorés et des cheveux longs qui laissent transparaître son orientation sexuelle. Mais le jeu de Clément Hervieu-Léger atténue les excès qu’une telle attitude peut sous-entendre : le comédien crée au contraire un personnage déchiré par sa maladie, abandonné de son copain Louis ― qui lui, interprété par Jérémy Lopez, imprime au sien un look hétéro ―, et perturbé par les visitations de l’Ange. Prior est le seul personnage principal qui incarne un cliché d’homosexuel : ni Louis ni Joe (Christophe Montenez) ni Roy Cohn (Michel Vuillermoz) ne cherchent à inscrire leur posture ou leur jeu dans une quelconque effémination. Cette retenue dans la création de personnages socialement décriés, à cause de leur orientation sexuelle et de leur maladie, confère à la mise en scène un aspect émouvant que le rire provoqué par certains propos n’efface pas.

 

      Le personnage le plus sulfureux de la pièce est l’avocat républicain Roy Cohn qui a réellement existé et qui incarne une vision cynique et ringarde de ce que représente l’Amérique : fort de son succès obtenu grâce à ses manœuvres et à son réseau, Roy Cohn méprise tout et tout le monde. Il est brillamment interprété par Michel Vuillermoz qui souligne avec conviction son caractère orgueilleux et calculateur. Le comédien s’en saisit avec cette sorte de vigueur qui dévoile une personnalité diabolique sans limites et sans respect de rien d’autre que de sa propre réussite. Ses intonations fermes, sa voix grave et ses gestes plus que sûrs persuadent le spectateur que Roy Cohn ― et tous ceux que la pièce représente en lui ― ne reculera jamais devant rien ni personne. Homosexuel non assumé et homophobe, l’avocat est rattrapé par la maladie du SIDA mais qui, elle non plus, ne le fait pas plier : il se bat jusqu’au dernier souffle pour préserver la façade trompeuse de son intégrité. Ce faisant, le patient Roy nargue, avec des propos racistes, l’infirmer black qui y répond avec un grand sens de repartie et avec des postures gays. La légèreté virevoltante de Gaël Kamilindi qui crée, entre autres, le personnage de l’infirmier, parvient à susciter le rire et à dédramatiser les propos autrement scandaleux de Roy Cohn.

      La mise en scène d’Angels in America est enfin auréolée par Dominique Blanc qui, comme les autres comédiens, endosse plusieurs rôles : le rabbin du début, le docteur de Roy Cohn, le général russe ou l’Ange Asiatica ― rôles d’autant plus éphémères dans la pièce que ces personnages n’interviennent qu’une seule fois dans l’action ―, mais aussi la communiste exécutée Ethel Rosenberg et la mère de Joe, Hannah Pitt. La variété dans la création de ses personnages rend le travail de la comédienne peut-être plus difficile dans la mesure où elle ne crée cette fois-ci que des personnages secondaires. Mais on ne doute jamais du talent de Dominique Blanc : elle ne néglige aucun personnage, parvenant au contraire à les individualiser par son jeu, même ceux qui paraissent les plus stylisés. On la reconnaît certes dans des habits d’hommes, mais Dominique Blanc varie d’autant dans son jeu que les personnages qu’elle joue ne se ressemblent pas : ils se distinguent par leurs intonations, leurs accents, leurs gestes, leurs mouvements. C’est valable aussi bien pour les personnages masculins que pour les personnages féminins : Ethel Rosenberg et Hannah Pitt.

      Inscrite au répertoire de la Comédie-Française, Angels in America de Tony Kushner compte parmi les pièces phares du théâtre américain contemporain. Jouer cette pièce est un nouveau pas de la maison de Molière dans la modernité comme c’était le cas il y a deux ans avec Poussière de Lars Norén et, ce à travers des textes contemporains portés par les comédiens toujours brillants.

Interview avec Arnaud Desplechin au sujet d’Angels in America à la Comédie-Française.