La lettre de Mlle de Bar sur Le Petit-Maître corrigé

      La Lettre de Mlle de Bar représente un exemple type de critique dramatique du XVIIIe siècle, très à charge, en l’occurrence, contre Le Petit-Maître corrigé et contre Marivaux lui-même. Si la teneur des remarques de Mlle de Bar est motivée par son appartenance aux amis du dramaturge Alexis Piron (1689-1173) très actif à l’époque et a fortiori aux ennemis de Marivaux, cette « critique » témoigne de la virulence et du pouvoir des coteries pour le succès ou la chute d’une nouvelle pièce. Il s’agit avec évidence d’un règlement de comptes orchestré par des auteurs sans doute jaloux de la réputation grandissante de Marivaux qui aspire déjà à être élu à l’Académie française. Pour peu que ses comédies soient bien accueillies à la Comédie-Italienne, on l’applaudit sans remords. Mais c’est le succès obtenu à la Comédie-Française qui consacre véritablement un auteur et qui le fait passer parmi ceux de premier plan. Or, les échecs relatifs de Marivaux à la Comédie-Française le relèguent, à l’époque, parmi les auteurs de second rang. Cette critique nous renseigne, d’autre part, des conditions matérielles dans lesquelles se déroulent les représentations théâtrales, peu propices à une écoute attentive, certaines mêmes très agitées comme dans ce cas de la première du Petit-Maître corrigé mal reçu par le public malgré l’empressement des comédiens à le jouer. Il serait donc imprudent d’en tirer une quelconque conséquence sur la qualité de sa composition.


     Mlle de Bar sur Le Petit-Maître corrigé

      « Je reçus hier trop tard votre lettre pour y pouvoir répondre. J’y réponds aujourd’hui. Le Petit-Maître corrigé, dont vous me demandez des nouvelles, a été traité et reçu comme un chien dans un jeu de quilles. En vérité, je commence à croire que le pauvre Marivaux radote, et qu’ainsi que le monseigneur l’archevêque, il aurait grand besoin d’un Gil Blas qui lui conseillât de ne plus composer d’homélies : car ce qu’il a donné sous le titre du Petit-Maître n’a nullement les qualités nécessaires pour être appelé comédie. C’est un fatras de vieilles pensées surannées qui traînent la gaine depuis un temps infini dans les ruelles subalternes et qui, partant, sont d’un plat et d’une trivialité merveilleuse. Enfin, il n’y a ni conduite, ni liaison, ni intérêt ; au diable le nœud qui s’y trouve ! Il n’y a pas la queue d’une situation. On y voit trois ou quatre conversations alambiquées à la Marivaux, amenées comme Dieu fut vendu, et tout le reste à l’avenant ; en un mot, il n’y a pas le sens commun. Aussi le parterre s’en est-il expliqué en termes très clairs et très bruyants ; et même ceux que la nature n’a pas favorisés du don de pouvoir s’exprimer par ces sons argentins qu’en bon français on nomme sifflets, ceux-là, dis-je, enfilèrent plusieurs clés ensemble dans le cordon de leur canne, puis, les élevant au-dessus de leurs têtes, ils firent un fracas tel qu’on n’aurait pas entendu Dieu tonner : ce qui obligea le sieur Montmeny de s’avancer sur le bord du théâtre, à la fin du second acte, pour faire des propositions d’accommodement, qui furent de planter tout là et de jouer la petite pièce. Mais vous connaissez la docilité, la complaisance, la douceur du bénin et accommodant parterre. Il se mit à crier à tue-tête qu’il voulait et qu’il ne voulait pas ; puis il voulut enfin. Il fallut passer par ses baguettes avec toute la rigueur possible ; mais admirez ce que c’est que d’aller au feu : cela aguerrit. L’auteur et les comédiens prirent apparemment goût à cette guerre-là, puisque dimanche ils s’escrimèrent encore avec le divin parterre, qui, de son côté, fit de si hauts faits d’armes, qu’il mit à fin l’aventure. Requiescant in pace. » 

(Œuvres inédites de Prion, Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1959, p. 91-93. > Cet ouvrage est accessible numérisé en ligne sur le site de la BNF Gallica.)