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Comédie-Française – Studio : Le Silence de Molière

      Le Silence de Molière de Giovanni Macchia (1975) fait partie de ces récits de vie qui donnent désormais la parole à ceux que l’histoire a oubliés : cette fois-ci c’est Esprit-Madeleine Poquelin, fille de Molière, qui sort de son silence, attribué à la parution d’un libelle outrancier à l’égard de ses parents, pour évoquer, lors d’un entretien fictif, ses souvenirs d’enfance de son illustre père. Dans une mise en scène délicate d’Anne Kessler présentée au Studio de la Comédie-Française (>), Danièle Lebrun s’empare de la création de ce personnage énigmatique avec une élégance émouvante qui subjugue la salle.

      La vie de Molière a fait l’objet d’une affabulation romanesque en raison de nombreuses zones d’ombre qui la traversent faute de manuscrits et documents d’archives conservés. Son seul enfant parvenu à l’âge adulte, Esprit-Madeleine Poquelin (1665-1723) aurait même contribué à la rédaction de la première véritable biographie de Molière parue en 1705 sous le titre de La Vie de M. de Molière, aussitôt désapprouvée. Malgré les travaux des historiens sérieux qui ont essayé de la reconstituer en s’appuyant sur des faits avérés, des anecdotes savoureuses continuent à alimenter sa légende sans chercher toujours à démêler le vrai du faux. Le destin de sa fille est placé sous le même sceau de mystère, d’autant plus qu’elle perd le père à l’âge de sept ans et qu’elle se retire du monde du théâtre par manque de goût pour le métier de comédienne. Ses souvenirs d’enfance, nourris par des récits de sa mère Armande Béjart et des membres de la troupe, se prêtent aisément à une mise en récit dramatique.

« Alors que nous avons de nombreux portraits de Molière, tous très différents d’ailleurs, se dessine en filigrane des paroles de Danièle un nouveau portrait de lui. Nous passons de l’image d’un Molière star à celle d’un père, d’un artiste, d’un Molière d’une humanité bouleversante. »
Anne Kessler
 

      Dans Le Silence de Molière, Giovanni Macchia imagine la fille de Molière comme une vielle dame qui accepte pour la première fois de parler de son père. Le récit de vie qui s’ensuit se traduit comme un faux dialogue au regard du nombre limité de questions posées : ce parti pris permet cependant d’amener une situation propice au processus de remémoration et de présenter les faits dans un certain désordre propre aux défaillances de la mémoire. Le but n’est pas de les reconstituer avec une véracité absolue, mais de réinventer un personnage sensible tombé dans l’oubli et de donner à son récit fictif une profondeur humaine. On ne peut qu’imaginer qu’il devait être difficile pour Esprit-Madeleine de vivre dans l’ombre de son père disparu et de sa mère rongée par le désir de briller. Avant d’intéresser par des anecdotes de la troupe, le récit d’Esprit-Madeleine s’impose ainsi comme un témoignage poignant sur la vie de cette famille dont on suppose qu’elle se sentait exclue.

« Ce qui nous a séduites avec Anne [Kessler], c’est justement que Macchia, […], a créé avec Esprit-Madeleine, un personnage référencé certes, mais totalement imaginaire. Ce que nous aimons aussi, c’est que les spectateurs sortiront en se demandant : “Mais qui est cette femme ?”, sans pouvoir aller chercher dans une biographie quelconque car ils ne trouveront pratiquement rien ! »
Danièle Lebrun
 

      Dans la simplicité de leur création, Anne Kessler et Danièle Lebrun semblent vouloir faire résonner les fibres les plus intimes de l’âme d’enfant d’Esprit-Madeleine, autrefois bouleversée par la mort de son illustre père ainsi que par la parution d’un pamphlet ordurier. La scène du Studio représente paradoxalement un espace ambigu : un grand miroir légèrement tourné vers jardin se trouve installé à cour derrière un banc noir, sur lequel vient s’asseoir Danièle Lebrun vêtue d’une élégante robe bleu marine et coiffée d’une perruque blanche. Le reflet dans ce miroir fait pénétrer notre regard dans les coulisses pour nous laisser voir une table en bois et des lumières qui ressemblent curieusement aux bougies grâce à un effet de flou.  C’est comme un parfum d’anciens temps qui s’introduit dans la salle pour se mêler aux équipements modernes. Ce mariage subtil entre l’ancien et le moderne construit un lien fort entre le personnage historique et le spectateur d’aujourd’hui.

Le Silence de Molière
Le Silence de Molière, Studio de la Comédie-Française, 2022
© Marek Ocenas

      Si la comédienne reste assise sur le banc tout au long de l’entretien en se tenant droit selon les bienséances liées au paraître dans la société d’antan, elle séduit rapidement les spectateurs : ses gestes gracieux, ses regards rêveurs empreints de nostalgie, son indicible air de souffrance, sa voix douce posée, établissent une telle relation de confiance et d’empathie qu’on confond par moments la comédienne et le personnage qu’elle incarne. C’est ainsi qu’on se laisse entraîner par son récit composé d’autant d’anecdotes épiques que de réflexions polémiques sur Molière. Esprit-Madeleine évoque plusieurs comédiens ou personnes connus tels que La Grange ou Michel Baron, comme elle parle des séjours de Molière à Auteuil ou de l’indifférence d’Armande Béjart à son égard. C’est alors qu’elle rebondit çà et là, comme par inadvertance, sur des sujets plus littéraires pour se demander, par exemple, pourquoi l’image d’une bonne mère n’existe pas dans le théâtre de Molière. Elle rend par ailleurs un hommage caché à ce père adulé en comparant son engagement pour le théâtre avec le cliquant et le confort de Racine qui se serait contenté d’écrire sans jamais monter sur scène. Le plus émouvant est sans doute ce souvenir de Molière qui fit jouer sa fille dans Psyché à l’âge de six ans et qui inventa pour elle le rôle de Louison dans Le Malade imaginaire qu’elle aurait refusé. Danièle Lebrun crée ainsi un personnage sublime qui remue notre sensibilité tout en nous intriguant par son récit.

      Dans la mise en scène d’Anne Kessler donnée au Studio de la Comédie-Française, Le Silence de Molière est tout simplement un spectacle magnifique : Danièle Lebrun nous rend sensibles au récit de vie d’Esprit-Madeleine avec une telle conviction que la magie de théâtre opère ici plus que jamais.

Comédie-Française : Le Tartuffe ou l’Hypocrite

      Pour inaugurer la saison Molière mise en œuvre à l’occasion du 400e anniversaire de la naissance de cette incontournable figure de théâtre français, l’administrateur de la Comédie-Française Éric Ruf a fait appel à Ivo van Hove pour l’inviter à créer Le Tartuffe dans sa version de 1664 en trois actes (>). Le metteur en scène belge, pour lequel c’est la troisième création présentée à la Comédie-Française, après Les Damnés et Electre/Oreste, séduit à nouveau les spectateurs par la précision et la finesse avec lesquelles il remodèle les personnages bien connus de la grande comédie en cinq actes. Grâce à une distribution brillantissime, il retourne l’histoire de la famille d’Orgon tout en explorant les non-dits passionnels et pulsionnels d’un texte comique tempéré à cet égard suivant les bienséances classiques.

      Le texte de la prétendue version de 1664 est en réalité le fruit des travaux de recherche menés par Georges Forestier, qui a tenté de la reconstituer en s’appuyant à la fois sur des témoignages d’époque et sur la méthode de la génétique théâtrale, exposée autrefois dans son ouvrage Essai de génétique théâtrale : Corneille à l’œuvre (1996). Il s’agit en effet d’isoler les étapes dans l’invention de l’action dramatique à partir d’un dénouement souhaité, ce que représente, dans le cas de la tragédie, le sujet de la pièce, le plus souvent exprimé par le biais d’une phrase extraite d’un ouvrage antique (« Titus renvoya Bérénice », Suétone). Cette démarche permet de comprendre ce qui relève de l’amplification ou de l’enrichissement de l’action dramatique pour une pièce déroulée en cinq actes. Il paraît, suivant cette démarche et les témoignages d’époque, que Molière aurait repris Le Tartuffe ou l’Hypocrite en trois actes, interdit en 1664 après seulement trois représentations données à l’occasion des festivités de L’Île enchantée, pour le transformer, vers 1667, en une grande comédie en cinq actes : pour ce faire, il aurait introduit, dans l’intrigue initiale d’une farce type de « trompeur trompé », une intrigue amoureuse fondée sur le procédé traditionnel d’un amour contrarié par les intérêts d’un père. De la version reconstituée de 1664, présentée à la Comédie-Française, l’intrigue amoureuse entre Marianne et Valère ainsi que les deux personnages qui la portent ont précisément été retirés : au lieu de s’achever sur une promesse de mariage, ce Tartuffe débouche sur la seule révélation de l’hypocrisie du personnage faussement dévot.

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Le Tartuffe ou l’Hypocrite, mise en scène par Ivo van Hove, Comédie-Française 2022 © Jan Versveyweld

      Quoi qu’il en soit de la méthode génétique et de l’exactitude du texte de 1664, Ivo van Hove ne fait pas partie de ces metteurs en scène dont les recherches consistent en des reconstitutions historiques ou historicisées : sans surprise, il situe l’action de sa version du Tartuffe à une époque contemporaine qui nous rappelle insidieusement le cadre temporel de ces pièces où Yasmina Reza expose la violence des conflits interpersonnels, comme elle le fait par exemple dans Le Dieu du carnage. Les comédiens sont ainsi habillés d’élégants costumes bourgeois d’aujourd’hui en fonction de leur âge et de leur statut social tenu dans la maison d’Orgon. Si les personnages masculins portent des costumes cravates classiques, la confection de l’habillement des personnages féminins est plus nuancée, amplement révélatrice du rôle de leur féminité dans l’action, comme si le costumier An d’Huys voulait faire un clin d’œil aux propos subversifs de Dorine sur la fausse prude évoquée lors de la joute verbale avec Mme Pernelle : un tailleur sombre pour Dominique Blanc dans le rôle de la servante, un ensemble pantalon et haut pour Claude Mathieu dans celui de Mme Pernelle, et une robe courte, fermée par un simple ruban-ceinture, pour Marina Hands qui incarne une séduisante Elmire. Ivo van Hove entame par-là un précieux travail d’interprétation dramaturgique tout en rompant clairement avec la tradition de ces Tartuffes pensés à cheval entre deux époques : le sien s’inscrit résolument dans une intemporalité moderne qui dépoussière l’historicité du texte pour en révéler des tensions passionnelles à valeur universelle.

      La scénographie ne prétend à aucune reconstitution mimétique du salon de la maison d’Orgon : l’espace scénique reste éminemment théâtral pour camper les personnages dans une sorte d’arène passionnelle. Au lever du rideau, des figurants aménagent sans ambages le plateau dont on voit le fond noir et des constructions métalliques rangées en file, pendant qu’Orgon et Dorine lavent un Tartuffe barbouillé et mal vêtu, tout juste récupéré sous un tas de couvertures par son protecteur inconditionnel. Le temps de ce bain salutaire, éclairé par une série de torches qui réactivent sans détour des fantasmes scabreux, amplement stimulés par la nudité de Christophe Montenez entièrement déshabillé, les figurants disposent ainsi plusieurs praticables au fond de la scène pour construire une plate-forme métallique, dont on descend sur le devant de la scène par un large escalier. De façon symbolique, ils collent sur le plateau un grand carré de papier blanc, entouré peu après par six lustres suspendus qui changent à chacun des trois actes : c’est au milieu de ce carré que Mme Pernelle grondera avec une aigreur prononcée sa bru, son petit-fils, Cléante et Dorine, c’est à ce même endroit qu’on verra çà et là deux chaises ou une table ronde. Sans aucune recherche d’illusion théâtrale, cette scénographie décalée se plaît ainsi à circonscrire un espace de jeu pour mettre en évidence sa théâtralité fondamentale propice à un effervescent combat de passions. Celle-ci se trouve par ailleurs relevée par un éclairage tamisé qui souligne que l’action déroulée nous laisse entrer dans un sous-texte méconnu de lectures scolaires.

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Le Tartuffe ou l’Hypocrite, mise en scène par Ivo van Hove, Comédie-Française 2022 © Jan Versveyweld

      L’action scénique mise en œuvre par Ivo van Hove redynamise le texte fondé avant tout sur des échanges verbaux, sur ces joutes oratoires qui opposent le plus souvent les personnages à travers des tirades ciselées selon les règles de la rhétorique classique. Il y parvient brillamment en maniant adroitement toute une palette de tonalités qui infléchit la teneur des propos et la posture des personnages, en mêlant en sourdine une certaine forme de bestialité pulsionnelle à une sensualité parfois débridée. Tout l’art d’Ivo van Hove et des comédiens qu’il dirige tient à cet équilibre frappant qui maintient les deux extrêmes dans une tension permanente qui explose à des moments bien choisis, à la suite de ces passages empreints d’une sérénité troublante. Le spectateur n’est pas dupe de certaines postures quasi angéliques, celles de Tartuffe ou d’Orgon, pour sentir sourdre en eux une passion refoulée qui ne manque pas de s’exprimer avec une intensité saisissante dans un accès de violence étrangement maîtrisé, aux confins d’une sourde cruauté. Il le perçoit par exemple dans l’interprétation du personnage de Cléante réputé pour sa nature conciliante : si Loïc Corbery l’incarne avec un sang-froid suspect, il sait placer avec justesse ces moments de colère où Cléante s’emporte brusquement pour dénoncer avec éclat les absurdités les plus patentes, que ce soit face à Orgon à la fin du premier acte ou face à Tartuffe au début du troisième. Les deux scènes qui réunissent Tartuffe et Elmire sont d’autre part marquées par un jeu de séduction délirant dont les à-coups traduisent superbement les pulsions des deux personnages attirés instinctivement l’un vers l’autre.

      Chaque comédien crée un personnage contrasté en proie à une volonté de puissance plus ou moins prononcée qui trahit ses désirs ou aspirations frustrés : le but semble ici de mettre en évidence cet inconscient bouillonnant, inconnu de l’âge classique, pensé ainsi en terme de passions. Claude Mathieu crée une Madame Pernelle infernale qui terrorise d’emblée la famille sans aucun sentiment de pitié. Denis Podalydès, dans le rôle d’Orgon, paraît en revanche animé par des émotions plus douces, notamment dans les scènes avec Tartuffe qu’il chérit avec un angélisme parfois déconcertant, même s’il ne manque pas, lui aussi, de montrer sa colère contre son fils Damis, incarné par Julien Frison avec une impulsivité éclatante qui le conduit à une rixe ouverte avec le faux dévot. Si Cléante de Loïc Corbery frappe par une certaine froideur qui confère à ses convictions mondaines mesurées une résonance étonnante, Dominique Blanc donne à sa Dorine une attitude assurée et un ton mordant qui attestent de sa lucidité narquoise, mais aussi de sa position privilégiée occupée dans la maison d’Orgon. Marina Hands, dans le rôle d’Elmire, paraît submergée par une passion dévorante qui la pousse, malgré quelques protestations de façade, dans les bras de Tartuffe : elle crée un personnage amplement sensuel en soulignant brillamment son instabilité sentimentale qui la conduit des pleurs à un abandon à peine voilé. Christophe Montenez, enfin, dans le rôle de Tartuffe, s’empare de son personnage en mêlant subtilement des moments de maîtrise de soi à une certaine forme de folie palpable autant dans ses regards détournés que dans sa voix volontairement dérangée : son Tartuffe semble tourmenté par une passion refoulée au point de trahir par moments sa bestialité mal dissimulée, dès lors que cette passion se trouve tant soit peu stimulée par des frissons charnels d’une Elmire sensible à son charme.

      Le travail d’Ivo van Hove sur Le Tartuffe ou l’Hypocrite est absolument remarquable par ses partis pris dramaturgiques qui dévoilent des passions latentes des personnages dont le paraître est d’ordinaire soumis au respect des bienséances classiques. Sa mise en scène ne bascule cependant pas dans une perversité gratuite ni dans un sadisme déplaisant : Ivo van Hove a su la concevoir avec une retenue aussi raffinée que fragile à tout instant, tout en poussant les limites de la violence passionnelle à une élégance déroutante qui bouleverse les lectures et représentations traditionnelles de cette pièce de Molière.

Comédie-Française : Sans famille

      Sans famille est une adaptation théâtrale d’un roman éponyme d’Hector Malot par Léna Bréban et Alexandre Zambeaux. Cette création présentée dans une mise en scène pittoresque est jouée au théâtre du Vieux-Colombier (>).

      Sans famille est tout d’abord un récit d’enfance à succès, écrit dans la veine du célèbre Oliver Twist de Charles Dickens : depuis sa parution en 1878, il a connu de nombreuses rééditions et plusieurs adaptions cinématographiques pour s’imposer comme un grand classique de la littérature de jeunesse. Il séduit par une histoire romanesque apparentée à la fois à une forme de récit de voyage et un roman d’apprentissage. L’action se met en effet en marche au moment où Rémi se retrouve à la rue, chassé à l’âge de huit ans de son foyer adoptif, au retour d’un beau-père farouchement opposé à nourrir un enfant trouvé et disposé à le louer en gages au saltimbanque Vitalis. Passant des bras d’une belle-mère chérie qui vit dans la misère, il s’attache à ce comédien ambulant prêt à l’intégrer à sa troupe de fortune composée d’un singe et d’un chien pour le faire chanter et danser avec eux. Tous les quatre, ils parcourent la France tout en connaissant des hauts et des bas, exposés à plusieurs accidents de vie dont le froid, la faim et même la mort. Léna Bréban et Alexandre Zambeaux embarquent ainsi les spectateurs dans l’histoire de Rémi pour les plonger dans un univers enfantin empreint d’amitié émouvante, de poésie scénique, mais aussi de franche gaieté.

      La scène représente un lieu ouvert, facilement transformable pour suggérer les différents endroits d’une action épique fondée sur des déplacements souvent rapides. Au fond d’un plateau tournant est placé un grand rocher, symbole emblématique du parcours itinérant de Rémi, mais aussi des écueils qui l’attendent et de l’abandon auquel il est amené à faire face au cours de son périple. Ce plateau tournant favorise des changements fluides tout en donnant lieu à des transitions efficaces qui montrent souvent les personnages sur les chemins et ce, dans des tableaux colorés au son d’une musique inquiétante. Si un échafaudage en lattes installé côté jardin représente, au lever du rideau, la maison pauvre de Mère Barberin, il change plusieurs fois de fonction pour servir d’abri de fortune ou d’entrée lors des scènes d’intérieur, comme celle qui est située dans la maison du souteneur d’enfants Garofoli. Grâce à une longue toile étendue sur le devant de la scène, celle-ci se transforme d’un coup en bateau où Madame Milligan et Arthur abritent pendant quelque temps Rémi et les deux animaux. Le plateau renferme enfin une plateforme destinée à montrer les personnages en train de jouer leur spectacle. La scénographie et le traitement de l’espace contribuent ainsi amplement à dépeindre des situations tant soit peu pittoresques dans lesquelles évolue le récit de vie de Rémi.

Sans famille
Sans famille, Vieux-Colombier/ Comédie-Française, 2021 © Marek Ocenas

      Malgré la pauvreté du milieu social inscrit dans l’histoire du roman d’Hector Malot, la costumière Alice Touvet imagine pour les personnages de jolis costumes qui masquent en partie leur misère. L’assemblage de tissus de couleurs et matériaux variés montre en effet cette misère sous un beau jour pour souligner l’aspect folichon de l’action romanesque qui, en fin de compte, conduit Rémi de la pauvreté à l’aisance. Rémi et Mère Barbebin sont ainsi vêtus de costumes qui marient gaiement des tissus à motif à une palette de couleurs vives en accord avec leur optimisme fondamental et leur généreuse jovialité. Le seul personnage de Vitalis, habillé d’un vieux paletot marron et chaussé de bottes usées, a l’air miséreux d’un saltimbanque errant sur les chemins, ce qui contraste au reste avec sa profonde bonté et la beauté plastique de sa boîte à musique. S’il est accompagné d’un gracieux singe, en forme de marionnette habilement manipulée par Jean Chevalier, et du chien Capi drôlement incarné par Bakary Sangaré, coiffé à l’occasion d’une perruque dread foncée, ils forment un trio inséparable qui, rejoint par Rémi, introduit dans l’action les scènes les plus joyeuses comme les plus émouvantes.

      Léna Bréban et Alexandre Zambeaux ont inventé une formidable action scénique qui entraîne les spectateurs, tenus en haleine tout au long de la représentation, d’une scène épatante à l’autre en renouvelant rondement des tonalités aussi diverses que variées en fonction des endroits traversés. Dès lors que le rideau se lève sur la ferme de Mère Barberin en manque de moyens, l’action se met en marche pour avancer à un rythme effréné tout en mêlant des passages épiques à des moments dramatiques, souvent hauts en couleurs, mais aussi à quelques chansons relevées par des chorégraphies expressives. Elle ne s’enlise jamais dans un excès d’émotion ou dans un excès de gaieté ou même de drôlerie bouffonne. Si Rémi, mis à la porte et engagé par Vitalis, se trouve soudain en proie à la peur, douloureusement éprouvé par la brutale froideur du beau-père et le déchirement de Mère Barberin, la sympathie du comédien lui redonne de l’espoir et le rend même joyeux, dès lors que celui-ci lui achète de vraies chaussures et qu’il lui fait répéter une chanson. Ces répétions pétillantes le montrent pris au jeu malgré des maladresses riantes pour conduire à une représentation déjantée censée remporter un grand succès. Mais ce succès de la troupe obtenu à un endroit rebondit rapidement à un autre sur un contretemps qui expose les personnages à la misère, ce qui donne lieu à une marche épuisante sous la neige et par-là à un magnifique tableau scénique. Rémi, en route, seul ou accompagné, est ainsi ballotté d’une situation rocambolesque à l’autre.

      C’est Véronique Vella qui crée ce personnage d’enfant : son Rémi ne perd rien de l’agilité qu’on lui suppose en lisant le roman d’Hector Malot ; la comédienne lui donne une allure alerte grâce à son sens de la repartie et ses gestes vifs, de sorte que son Rémi traverse les situations les plus éprouvantes avec une légèreté éveillée qui atténue leur caractère pathétique et fait évoluer l’action sans verser dans le sentimentalisme. Thierry Hancisse, dans le rôle de Vitalis, séduit Rémi autant que les spectateurs par une assurance aisée : sa prestance enjouée, ses nombreux sourires et clins d’œil, sa persévérance sensible dans ses intonations graves, agissent comme un remède efficace contre les souffrances de Rémi et servent de passerelle entre son monde enfantin et celui des adultes qui leur met à tous des bâtons dans les roues. Jean Chevalier, qui crée deux autres personnages capitaux, celui de Mattia en particulier, suscite le rire des spectateurs à travers ses arlequinades convaincantes : les postures comiques qu’il adopte avec aisance introduisent dans l’aventure de Rémi des scènes burlesques. Saluons enfin l’excellent travail d’autres comédiens parus dans plusieurs rôles épisodiques en donnant vie à des personnages aussi drôles qu’attachants pour accompagner Rémi dans son cheminement vers les retrouvailles avec sa famille.

      Sans famille s’impose ainsi comme une belle aventure théâtrale qui enchante aussi bien les enfants que les spectateurs adultes : Léna Bréban et Alexandre Zambeaux ont réussi à porter sur scène l’histoire de Rémi dans une mise en scène pétillant à la fois d’émotions et de rires. C’est un spectacle entraînant qui séduit par la saveur romanesque de ses scènes les plus délirantes.

Comédie-Française : La Cerisaie

      Clément Hervieu-Léger crée à la Comédie-Française la dernière pièce de Tchekhov dans une mise en scène élégante et subtile (>), à cheval entre un drame une comédie : sa version de La Cerisaie réserve d’agréables surprises quant à certains choix dramaturgiques tout en émouvant en douceur à travers plusieurs moments pittoresques choisis avec intelligence.

La Cerisaie première
La Cerisaie, Comédie-Française, 2021 © Marek Ocenas

      Après Une des dernières soirées de Carnaval, Clément Hervieu-Léger semble vouloir renouer avec la dimension tchekhovienne exploitée dans cette dernière comédie donnée par Goldoni à Venise avant son départ pour la France, dont il attendait une plus grande réussite. Une des dernières soirées de Carnaval met en scène les préparatifs du jeune dessinateur Anzoletto pour son voyage d’apprentissage à Moscou, venu prendre congé chez le tisserand Zamaria lors du dernier soir du carnaval. Un certain parallèle avec La Cerisaie de Tchekhov s’impose au regard de l’attachement à la terre d’origine et de la cérémonie des adieux délicats à faire, dans la mesure où le départ dans les deux cas, dans celui de Goldoni même, est la promesse d’une vie meilleure.

      Si Lioubov retourne avec sa fille Ania à la propriété de ses parents pour y rejoindre son frère Léonid et sa fille adoptive Varia, c’est pour en repartir après une douloureuse vente aux enchères à cause des dettes cumulées, devenues impossibles à payer. Malgré le déchirement qui va de soi dans une telle situation, les personnages, en fin de compte soulagés et libérés, se séparent dans l’attente de recommencer leur vie ailleurs. S’ils passent presque tout leur temps à se souvenir avec ironie d’un passé pesant qui les renferme dans un immobilisme délétère, c’est sans arriver à se saisir du présent pour vivre heureux. La vente de la propriété et le départ de tous se traduisent ainsi par l’espoir de sortir de cet immobilisme. Clément Hervieu-Léger, dans sa mise en scène de La Cerisaie, fait valoir cet enjeu essentiel en sous-tendant l’action scénique par une légèreté malicieuse qui fait tout son charme.

      Aucune des deux pièces n’est par ailleurs censée verser dans un sentimentalisme éploré ou dans un excès de pathos, même si de telles tendances ressurgissent ponctuellement. Dans La Cerisaie, Lioubov et Léonid se laissent certes, par moments, aller à une évocation émouvante de leur passé, mais se moquent aussitôt du ridicule que leur valent de tels épanchements. Si les autres personnages ne manquent pas, eux non plus, d’évoquer leurs souvenirs avec une certaine nostalgie, c’est avec une touche de dérision et sans rester sérieux. Ce n’est pas sans raison que Tchekhov considère sa pièce comme une « comédie en quatre actes » et ce, contre l’avis de Stanislavski et Dantchenko.

La Cerisaie, Comédie-Française, 2021 © Brigitte Enguérand

      Clément Hervieu-Léger prend un parti intermédiaire en plongeant la mise en scène de sa version de La Cerisaie dans l’ambiance d’une insouciance joviale, ponctuellement interrompue par des moments de crise, généralement dépassés par des propos qui ramènent tout à la dérision. Florence Viala crée ainsi une Lioubov délicieusement étourdie à travers un air de nonchalance qu’elle lui donne en adoptant une posture détendue et hilare. Plutôt rares sont les situations où sa Lioubov paraît grave, comme à ce moment éprouvant où Lopakhine lui apprend l’achat de la propriété : elle se laisse généralement aller à la gaieté pour dédramatiser les situations autrement trop pathétiques.

      À y regarder de plus près, on se rend en effet compte que les personnages de La Cerisaie n’écoutent pas vraiment les discours dont ils sont destinataires. Ils rebondissent souvent sur un autre sujet en s’appuyant sur une remarque insignifiante, faite comme pour (faire) rire. Les discours de Trofimov et de Léonid, mais aussi ceux de Lopakhine, passent à la trappe, sans que personne ne les prenne au sérieux. Ils sont pourtant porteurs de messages forts auxquels les autres restent sourds pour s’abandonner à une désinvolture confortable. Clément Hervieu-Léger souligne avec précision cet aspect d’une communication manquée en imaginant des actes scéniques banals qui détournent régulièrement l’attention des personnages sur autre chose.

      Ania et Varia causent longuement au premier acte, quand elles restent seules, mais chacune continue à parler d’elle-même sans vraiment répondre à l’autre : Adeline d’Hermy (Varia) et Rebecca Marder (Ania) n’arrêtent pas de bouger en rangeant ou en allant chercher quelque chose pour donner une fausse impression de communiquer. Lioubov et Léonid, dès le premier acte, ignorent les mises en garde et propositions de Lopakhine quant à la vente de la propriété : pendant que celui-ci essaie de les convaincre à agir sur un ton préoccupé, presque désespéré, adopté on l’occurrence par Loïc Corbery, la sœur et le frère jouent au petit train avec une insouciance désarmante. Éric Génovèse, aux côtés d’une Florence Viala nonchalante, intéressé au jeu, crée ainsi un Léonid ingénu en lui donnant un air de bonhommie attachant à travers une voix doucement posée et une simplicité de gestes décontractés. C’est très simple, mais subtil, à la fois léger et navrant, pour que tout soit minutieusement brodé dans des tableaux qui se chevauchent au gré des entrées et des sorties des personnages.

La Cerisaie, Comédie-Française, 2021 © Brigitte Enguérand

      Quand les personnages s’écoutent en se répondant sur le sens des propos tenus, ils se cherchent en se lançant des piques. Lioubov, mais aussi Varia et Firs, grondent souvent les autres, mais le plus souvent sur un tel ton que leurs propos sont détournés par la jovialité ou la raillerie d’autres personnages qui se contentent de les gloser. Clément Hervieu-Léger exploite à merveille cette ironie raffinée, que Tchekhov voulait imprimer à l’action de sa pièce selon ce qu’il en dit dans ses correspondances. Si les spectateurs ne rient pas beaucoup au cours de la représentation, ce n’est pas pour autant le cas des personnages qui, paradoxalement, s’ennuient tout en s’éclatant à cœur joie et ce, au moment critique même où ils s’apprêtent à quitter définitivement la propriété.

      Si les spectateurs ne rient pas beaucoup, c’est que cette apparente joie renferme quelque chose de grinçant ou de mordant qui neutralise efficacement toute propension à l’installation d’une atmosphère mélancolique, voire âprement mélodramatique. Clément Hervieu-Léger réussit à maintenir l’action dans une tonalité délicatement légère avec des variations d’humeur amenées non seulement par des propos et des actes, mais aussi par quatre grands tableaux scéniques qui correspondent aux quatre actes de la pièce et dont la tonalité ne cesse d’évoluer au gré de l’éclairage, des accessoires et des choix musicaux. Tout est ainsi mise en place avec une telle finesse que sa version de La Cerisaie ne manque pas de fasciner par la justesse avec laquelle le metteur en scène campe les comédiens dans des situations banales pensées au moindre détail.

      De facture classique, la mise en scène de La Cerisaie de Clément Hervieu-Léger tend à une certaine intemporalité : avec un clin d’œil historique au regard d’élégants costumes quelque peu datés, elle fait abstraction de l’ancrage spatial qui rappelle la Russie de manière explicite, si ce n’est par les noms et certains propos ou un samovar dressé au fond de la salle du billard au troisième acte. À chaque acte correspond une scénographie neutre qui s’impose par son côté pittoresque comme un tableau mouvant.

      Le premier représente la fameuse chambre sublimée par les souvenirs d’enfance de Lioubov et Léonid : trois hautes parois en lattes, d’un vert pastel, servent de murs auxquels sont symboliquement accrochés des tableaux évoquant ce passé qui n’arrête pas de revenir dans les discours. L’action du deuxième acte se déroule en plein air devant une toile champêtre suspendue sur un cintre visible, comme pour déjouer l’artifice théâtral. L’aménagement de la scène dans le troisième acte distingue deux espaces attenants : une salle de billard située au fond et qui donne sur une espèce d’antichambre de premier plan, ce qui permet de jouer sur les deux plans en même temps pour distinguer deux niveaux d’action. Celle du quatrième acte revient dans la chambre d’enfance du début, vidée de son mobilier à l’exception d’un lit sans draps et d’un grand tableau qui représente la propriété. Ces jolis décors, conçus par Aurélie Maestre, servent de cadre pour amener délicatement diverses ambiances évoquées, relevées par le subtil jeu d’une lumière changeante.

La Cerisaie, Comédie-Française, 2021 © Brigitte Enguérand

      Tous les comédiens entrent avec aisance dans la peau de leurs personnages pour s’acquitter de leurs rôles sans hésitation. Deux créations frappent cependant par des choix dramaturgiques originaux : celle de Trofimov, incarné par Jérémy Lopez, et, plus particulièrement, celle de Lopakhine, joué par Loïc Corbery. Le premier donne à son personnage l’allure décontractée d’un étudiant fauché en proie à des idéaux de jeunesse, allure relevée avec justesse par un débit rapide et un accent tant soit peu populaire. L’air sombre lui confère dans le même temps quelque chose d’amer qui le situe en dehors de la communauté plongée dans une oisiveté joyeuse.

      Loïc Corbery, quant à lui, crée un Lopakhine attachant, personnage généralement méprisé pour ses origines de moujik, mais aussi à cause de son sens des affaires qui lui permet de s’enrichir au détriment des autres et d’acquérir in extremis la cerisaie pour la faire abattre. Le comédien parvient à rendre ce personnage sympathique en lui donnant un air de douleur qui contraste avec l’insouciance drolatique de Lioubov et Léonid. Son jeu légèrement nerveux ouvre sur une sensibilité profonde refusée à cet arriviste en quête de reconnaissance et en manque de confiance en sa valeur humaine. L’amère allégresse, aux confins de délire, à laquelle Loïc Corbery pousse son personnage à la fin du troisième acte, après une annonce timide et presque honteuse de l’acquisition de la propriété, est d’une finesse prodigieuse qui montre spectaculairement toute la souffrance de Lopakhine. C’est comme ça qu’il faut jouer ce personnage ambigu.

      N’en déplaise à certains, La Cerisaie de Clément Hervieu-Léger ne manque pas « un peu d’âme » ou d’audace ou d’originalité. L’âme et la grâce de sa mise en scène reposent sur sa lecture fine du texte et sur la transposition scénique qui rend compte de cette lecture fidèle à l’esprit de Tchekhov. L’audace et l’originalité tiennent à la volonté de Clément Hervieu-Léger de ne pas basculer dans une recherche gratuite d’audace ou d’originalité. La magie théâtrale opère  merveilleusement grâce à sa volonté d’aller au plus profond de la partition tchekhovienne pour la faire vibrer sur scène dans une densité métaphysique bouleversante, mais aussi grâce au jeu précis et impeccable de tous les comédiens.

Comédie-Française : Music-hall (Lagarce)

     La création du Music-hall de Jean-Luc Lagarce à la Comédie-Française début juin 2021 vaut l’entrée de la pièce au répertoire de la maison de Molière (>). C’est Glysleïn Lefever qui en signe une mise en scène très élégante, donnée au Studio, avec Françoise Gillard dans le rôle de la Fille et Gaël Kamilindi et Yoann Gasiorowski dans ceux de Boy.

      Music-hall compte aujourd’hui parmi les pièces les plus jouées de Lagarce : elle fait l’objet d’un engouement singulier chez ces metteurs en scène séduits par la puissance de sa « partition » dramatique. Même si le texte ne comprend que très peu d’indications scéniques et qu’il puisse être présenté sur scène sans modification, il requiert un énorme travail dramaturgique, en plus de l’invention d’une action scénique, sur le rythme nécessaire à réinventer à chaque nouvelle création encore plus que dans le cas d’une pièce classique « toute faite ». C’est ainsi à juste titre que l’on peut le considérer comme une « partition » : celle de mots suspendus entre une écriture qui a l’air inachevée et un passage fragile à la scène, volontairement laissé à l’appréciation du metteur en scène. Rien n’est en effet définitivement arrêté dans Music-hall par l’auteur lui-même, il s’agit plutôt d’une invitation à une nouvelle interprétation. C’est un texte ouvert qui demande une réflexion approfondie davantage sur son appréhension globale que l’interprétation de ses passages concrets. Autrement dit, une tirade prise dans une tragédie de Corneille est d’emblée conditionnée par les contraintes liées à l’alexandrin et par la transparence de l’argumentation fondée sur la logique des passions classiques, et peut donc se lire séparément comme un morceau de bravoure. Une scène de Music-hall échappe en revanche à de telles contraintes formelles et à une telle transparence de sens. Ce n’est de fait pas un texte facile à lire en raison de la polysémie élevée de ses lectures possibles, d’autant plus que son style imite la syntaxe de la langue parlée en prenant par exemple en compte des ruptures et des répétitions. Cette polysémie rend certains passages plus opaques que ne le fait le déroulement d’une période classique bien construite et conduit par-là tout metteur en scène à un véritable travail herméneutique. Il ne s’agit donc pas de réfléchir simplement à la manière d’actualiser le texte, il s’agit bien de déchiffrer une « partition » incomplète qui n’acquiert sa pleine consistance et sa pleine signification que dans une réalisation concrète. Sa mise en scène, tant soit peu intelligente, confère ensuite à la parole une plus grande authenticité scénique que ne le fait sans doute un texte de théâtre « littéraire ». Glysleïn Lefever s’empare de Music-hall précisément en lui donnant un mouvement et un rythme qui semblent tout à fait justes et en propose ainsi une interprétation poétique remarquable.

Music-hall, 2021
Music-hall, mise en scène par Glysleïn Lefever, Comédie-Française Studio, 2021 © Marek Ocenas

      La scénographie se distingue au premier abord par une simplicité toute prosaïque pour embrasser un spectacle-mémoire : elle frappe d’emblée par son habillement tout blanc. De simples rideaux blancs suspendus entourent un plateau blanc de trois côtés tout en laissant entrevoir un couloir environnant dont le fond et les deux côtés gris délimitent l’espace scénique. Ces trois parois grises comprennent trois ouvertures décentrées empruntées par les comédiens avant de traverser les rideaux semi-transparents. Un fauteuil démontable, composé de trois pièces superposées, est le seul élément de mobilier qui se trouve sur une scène ainsi vide, sans doute en raison de la place significative qu’il occupe dans les propos de la Fille. Si celle-ci fait quelques allusions à son espace de jeu qu’elle considère parfois comme trop étroit dans le cas de certains de ses spectacles donnés par le passé, ces allusions ne semblent pas préfigurer celui qu’ont créé en l’occurrence le scénographe et la metteuse en scène. L’aménagement de l’espace scénique, qui sert au déroulement de la représentation en cours, reflète au contraire le caractère errant du spectacle orchestré par la Fille dans un processus mémoriel. Il renforce l’impression que ce spectacle provient d’une conscience souffrante en train de se raconter : les rideaux, qui s’ouvrent et se referment, à travers lesquels des bribes de souvenirs pénètrent dans la mémoire actuelle, semblent en effet symboliquement représenter les plis de cette conscience en train de se révéler. Le gris des parois voilées derrière les rideaux symboliserait dans ces conditions la matière grise, ce haut lieu du cerveau qui assure le fonctionnement des opérations mentales et l’élaboration des messages communiqués : c’est de là que ressortent les Boys pour aider la Fille à raconter son expérience de la scène et à construire en même temps son spectacle. C’est ainsi que l’on peut par exemple expliquer la présence et la manipulation du seul élément matériel introduit : de ce fauteuil qui accompagne la Fille dans sa carrière et qui revient de manière obsessionnelle dans son discours, comme s’il devait la seconder dans sa démarche de remémoration. Il est en même temps révélateur non seulement des effets défaillants de sa mémoire à la recherche de repères, mais aussi et surtout de son échec flagrant en raison de son attachement excessif à un accessoire considéré habituellement comme insignifiant. La simplicité plastique de la scénographie se montre donc pleinement signifiante tout en participant de façon quasi abstraite à l’élaboration esthétique d’une mise en scène empreinte d’une poésie touchante sans excès.

« La Fille et ses deux Boys forment un triangle, amoureux et esthétique. Il n’est pas ici question de développer le côté « cabaret triste, glauque », de province, un peu miteux. Au contraire, je veux rendre les trois protagonistes encore plus beaux qu’ils ne le sont. Ce n’est pas une question de plumes ou de paillettes – j’aimerais qu’ils soient beaux comme des fantasmes. Ils incarnent pour moi le fantasme de Jean-Luc Lagarce : ils sont lui, ses amis, ses amants, toutes les personnes qui l’ont entouré et accompagné (au milieu de sa solitude), portés par la voix de la Fille, qui reflète sa voix intérieure, une voix très profonde, comme enfouie. »
Glysleïn Lefever, Programme de Music-hall, Comédie-Française, 2021.
 

      Le spectateur hésitant ne sait cependant pas très bien si la Fille rejoue pour la énième fois le même spectacle ou si elle veut raconter de façon théâtralisée les déboires de sa carrière manquée : ce doute maintenu tout au long de la représentation fait toutes ses délices dans la mesure où il tient l’attention en éveil. D’autres éléments poétiques viennent en renfort pour enrichir le caractère errant d’une mise en scène conçue à double entente. C’est d’abord le quasi refrain de la chanson de Joséphine Baker De temps en temps, inscrite dans le texte par Lagarce lui-même : « Ne me dis pas que tu m’adores,/ Embrasse-moi de temps en temps », ou sa variante : « Ne me dis pas que tu m’adores,/ Mais pense à moi de temps en temps. » Ces mots simples et la mélodie douce de la vieille chanson française retentissent plusieurs fois tout en se faisant écho, parfois même dans une version déformée, d’une scène à l’autre, à commencer par celle d’ouverture animée par l’entrée médusée de la Fille. Ils réinstaurent une ambiance de nostalgie dans cette histoire sans amour tout en donnant relief à des numéros finement chorégraphiés par les deux Boys. C’est à ces moments-là que l’on s’interroge avec le plus d’acuité sur la mise en abîme du spectacle originel créé par la Fille à travers son témoignage poignant : d’un côté, les deux Boys contribuent à la narration fragmentée de ses pérégrinations tout en ajoutant des détails sur la réversibilité de leur rôle et sur leur engagement passager, de l’autre, ils incarnent leur personnage comme s’ils jouaient bel et bien dans le spectacle évoqué. Le spectateur s’en persuade rapidement en considérant les costumes identiques des deux Boys vêtus de t-shirts et baskets blancs, de pantalons joggings, bandeaux et gilets queue-de-pie noirs : le confort du quotidien semble ici se mêler à l’élégance d’une soirée solennelle ou à celle d’un spectacle de cabaret, dès lors que les Boys apparaissent curieusement maquillés avec du rouge à lèvres et chaussés d’escarpins à talons aiguilles rouges aussi. Gaël Kamilindi et Yoann Gasiorowski les interprètent avec une légèreté d’êtres éthérés, comme s’ils servaient d’étranges fées protectrices de la Fille : si on sait qu’ils jouent, leur jeu de Boys se confond tout naturellement avec celui de personnes réelles embauchées par la Fille pour son spectacle. Cette confusion énigmatique d’un rôle dans l’autre transcende la légèreté virevoltante de Françoise Gillard, marquée cependant par une assurance qui donne à la Fille une plus grande réalité matérielle, lisible dans son habillement qui évolue au cours du spectacle : d’un peignoir en satin blanc, en passant par un maillot une pièce de couleur crème, à une robe rouge vermeil. Françoise Gillard crée un personnage paradoxal : à la fois sûre d’elle-même et échappant à une appréhension limpide. Le délicieux doute persiste ainsi jusqu’à la fin du spectacle qui ne permet de trancher ni sur sa nature ni sur le sort de la Fille, spectacle et carrière impossibles à faire et pourtant déroulés aux yeux du public.

      Music-hall est une pièce énigmatique qui reprend à son compte le procédé du théâtre dans le théâtre pour raconter l’histoire évanescente d’une comédienne en échec. Glysleïn Lefever réussit à la transposer dans un cadre abstrait tout en prolongeant subtilement l’incertitude polysémique du texte. Elle est servie dans sa démarche convaincante par trois comédiens qui excellent dans leur rôle.

Françoise Gillard, Gaël Kamilindi et Yoann Gasiorowski sur la création de Music-hall, Comédie-Française, 2021.