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Théâtre Amandiers-Nanterre : Quai Ouest

      Présentée fin septembre au Théâtre national de Bretagne Rennes, dans une mise en scène raffinée de Ludovic Lagarde de la Cie Seconde nature, la pièce de Koltès Quai Ouest a été programmée au Théâtre Amandiers-Nanterre (>) début février 2022. C’est de loin une création fascinante par la manière dont elle instaure, à travers une série de tableaux, une tension palpitante entre la mise en vie de l’espace et le jeu des comédiens.

      Consacré par les créations mythiques de Patrice Chéreau, le théâtre de Koltès nous fascine depuis plusieurs décennies par son côté énigmatique. Si on l’apprécie pour cela aussi bien à la lecture que sur scène, les textes de Koltès échappent à une interprétation tant soit peu pérenne. On parvient généralement à résumer les histoires mises en œuvre, mais on ne cesse de s’interroger sur leurs significations précises en raison de leur polysémie inépuisable. Les commentaires ou témoignages de Koltès nous laissent parfois perplexes au regard des questions qu’ils soulèvent ensemble avec ses pièces polémiques tant au niveau métaphysique que du point de vue dramaturgique. D’après Koltès, Quai Ouest serait l’histoire d’un hangar portuaire désaffecté qu’il a visité lors de l’un de ses voyages à New-York et dont il voulait transposer le mystère. Mais l’introduction des personnages réunis par le hasard, au cours d’une journée, tend à déplacer l’intérêt de l’action sur leurs destins personnels qui résonnent avec les préoccupations de ces populations souterraines ou marginales dont on détourne le plus souvent les yeux. Quai Ouest n’est pas pour autant une pièce sociale, loin de là. Qu’est-ce qu’elle est alors ? Le mystère.

Quai Ouest
Quai Ouest de Koltès, mise en scène par Ludovic Lagarde © Gwendal Leflem

      Ludovic Lagarde parvient à garder « intact » ce mystère qui plane autour de Quai Ouest. Il prête autant d’attention au traitement dynamique de l’espace qu’à la création d’un subtil jeu scénique. Il établit un étonnant rapport dialectique entre ces deux aspects fondamentaux de tout travail de mise en scène. Dans ce cas précis, la manipulation de la lumière et du son lui permet de décentrer le regard des spectateurs, habituellement intéressés au déroulement de l’action dramatique, pour le subjuguer par des variations d’atmosphères ainsi que par le caractère insaisissable de cet espace que les personnages semblent occuper sans pouvoir l’investir totalement. Une telle tension, un tel sentiment d’instabilité, est favorisé par la progression de l’action à travers les tableaux qui se succèdent en imposant des passages dans le noir et qui produisent par-là un effet de mosaïque et ce, d’autant plus que cette action n’accorde de place prépondérante à aucun personnage en particulier. Si les comédiens profèrent les propos impartis à leurs personnages dans des situations dialoguées, ils semblent souvent renfermés dans une énonciation poétique de discours restés lettres mortes ou taxés d’un refus volontaire d’être écoutés. Le plus énigmatique de tous, Abad ne dira, par exemple, aucun mot, même s’il a l’air d’écouter et de comprendre. Qu’en est-il des autres qui n’ont pas perdu la faculté de s’exprimer et qui se murent dans une solitude collective ? Le mystère.

Quai Ouest
Quai Ouest de Koltès, mise en scène par Ludovic Lagarde © Gwendal Leflem

      La scénographie reproduit de façon schématique un lieu qui évoque un hangar abandonné : une sorte de paroi en relief scinde l’espace scénique en deux parties, le devant à la portée des spectateurs et le derrière dont ils perçoivent vaguement les contours. Plusieurs ouvertures — portail pourvu d’un rideau métallique, deux passages attenants avec des bassins d’eau plats, et fenêtres sans vitres — sont en effet disposées à deux niveaux, le rez-de-chaussée et le premier étage, de telle sorte que l’éclairage favorise un impressionnant jeu d’ombres et de lumières, et que l’écran du fond laisse entrevoir des projections de paysages, la pluie ou, le plus souvent, une mer ondoyante. Ainsi, au lever du rideau, Monique, perturbée par l’obscurité du lieu qu’elle ne connaît pas, apparaît dans une bande de lumière qui s’arrête au milieu de la scène, puis, Maurice, après l’avoir rejointe, dans une bande parallèle qui le dépasse légèrement. Quant à l’entrée de Charles, on ne perçoit d’abord, à travers le rideau métallique à moitié baissé, que les jambes d’une silhouette éclairée par une forte lumière venant du fond. Fak et Claire, installés nonchalamment à cour, sont éclairés, quant à eux, par une lumière tamisée venant de jardin. De telles variations permettent de plonger dans une (semi-)obscurité poétique ce hangar qui intrigue tant les personnages que les spectateurs et de ne dévoiler ses contours qu’en fonction de l’éclairage changeant à chaque tableau. À un moment donné, on a l’impression que ces variations suggèrent la course d’une journée, de nuit à nuit, peut-être en référence à l’écoulement du temps dans la tragédie classique. Une fois de plus, des mystères, que des mystères.

      C’est dans cette ambiance empreinte d’une étrange poésie spatio-temporelle que plusieurs personnages semblent jouer la carte de leur destin, à commencer par Maurice venu accompagné par Monique pour se suicider en se laissant jeter dans l’eau. Mais son projet est traversé par l’apparition d’autres personnages qui semblent occuper le hangar faute de mieux, des immigrés en quête de bonnes affaires ou en attente de partir pour commencer une autre vie ou la terminer dans la misère. Leurs histoires se croisent à travers des rencontres fortuites qui semblent plus dépeindre leurs états d’âme qu’elles ne font avancer « l’action ». Si plusieurs décisions sont prises, elles se soldent rapidement par un échec ou ont une issue incertaine, comme cette histoire d’amour éphémère entre Fak et Claire qui se termine par un coït consommé dans un passage obscur. Plusieurs univers, bourgeois et immigrés, riches et pauvres, vieux et jeunes, s’entremêlent ici, durant quelque temps, dans une coexistence passagère, forcée par le hasard, sans que les personnages arrivent à se comprendre ou à nouer un dialogue tant soit peu empathique et sincère.

Quai Ouest
Quai Ouest de Koltès, mise en scène par Ludovic Lagarde © Gwendal Leflem

      Dans un cadre spatio-temporel réputé sordide, il n’y a aucune place pour la vulgarité ou la déchéance matérielle. Les comédiens s’emparent de la création de leurs personnages avec élégance en leur donnant des attitudes tranchées qui traduisent poétiquement leur angoisse existentielle. S’il n’y a pas vraiment de personnage principal, on peut être touché par le destin de Charles qui inspire une certaine sympathie à travers son désir tchekhovien de partir, travailler et mener une autre vie que celle qui l’enserre au sein d’une famille déchirée. Micha Lescot, excellent dans ce rôle, crée un Charles sensible et vibrant d’émotions : ses longs cheveux blonds et ses gestes légèrement efféminés lui confèrent quelque chose d’émouvant qui contraste curieusement avec la froideur et le désarroi des autres personnages interprétés avec une certaine austérité mordante. De même, Léa Luce Busato, dans le rôle de Claire, avec ses mouvements sensuels relevés par une posture légèrement provocatrice, introduit dans cet univers désenchanté quelque chose de lumineux. L’ensemble produit ainsi des tensions frémissantes tout en laissant le spectateur dans le doute quant à la véritable nature des relations entre les personnages, comme ce meurtre final. Des mystères !

      La mise en scène de Quai Ouest séduit carrément par la beauté paradoxale des tableaux sombres tant au niveau des histoires racontées que sur le plan scénique : Ludovic Lagarde a mis en vie cette pièce crépusculaire en transcendant la misère d’un lieu sinistré et celle de plusieurs destins humains voués à la damnation et ce, dans un ensemble délicat relevé par l’excellent jeu de tous les comédiens. Il a brillamment transposé sur scène le mystère de Koltès.

Théâtre Les Déchargeurs : Le Pain dur

      Le Pain dur de Paul Claudel (1918) est le second volet d’une vaste trilogie sur la famille des Coûfontaine, s’insérant respectivement entre les drames L’Otage (1911) et Le Père humilié (1920). La compagnie La Grande Ourse le met à l’honneur dans une brillante mise en scène de Salomé Broussky présentée au théâtre Les Déchargeurs (>) : c’est une création vibrante d’émotions qui surprend par une dynamique entraînante. 

      Le théâtre de Claudel n’est pas celui qui suscite un grand enthousiasme de spectateurs férus de passions fortes : il ennuie généralement à cause des longueurs engendrées par des tirades interminables qui ne séduisent pas vraiment sur scène malgré leur indéniable force poétique, transcendée par le rythme cadencé du « vers » claudélien. On préfère paradoxalement les apprécier dans l’intimité bouleversante d’une lecture silencieuse. Avec Le Pain dur, qui fait partie d’une fresque familiale déroulée en trois temps différents et qui s’inscrit par-là dans un temps épique, on peut rapidement être découragé par le volume du texte et avoir ainsi l’impression de ne pas appréhender les enjeux de l’histoire faute de connaître les autres volets. Salomé Broussky, avec sa création aussi savoureuse que mordante, nous persuade cependant du contraire : porter Le Pain dur sur scène peut réussir grâce à l’invention d’une action scénique foudroyante, sans temps mort et sans essoufflement.

La pain dur
Le Pain dur de Paul Claudel, mise en scène par Salomé Broussky, Théâtre Les Déchargeurs, 2022.

      Au cœur de l’histoire du Pain dur se trouve un étrange parricide, passé inaperçu, dans la mesure où la mort du comte Turelure est attribuée à une simple crise cardiaque : personne ne saura, sauf Louis et la comtesse Lumîr, que cet accident a été provoqué par deux balles manquées qu’a tirées ce fils détesté pour se venger d’un père avaricieux et libidineux. Ce parricide qui intervient vers la fin du second acte relie les deux temps de l’histoire en débloquant la situation et en redessinant par-là les rapports de force entre les personnages obnubilés par un pressent besoin de l’argent qui doit leur permettre d’accéder à une certaine plénitude existentielle. S’ils déclarent tous, à un moment donné, qu’ils ne croient pas en Dieu, l’argent paraît s’être substitué à ce Dieu mort aussi bien dans le microcosme de la famille des Coûfontaine que sur le plan politique représenté par les aspirations de la comtesse Lumîr âprement déterminée à se battre pour la cause de la Pologne. Ils sont tous prêts à tout entreprendre, à sacrifier l’amour, la foi, l’honnêteté, à se sacrifier eux-mêmes, pour obtenir cet argent après lequel ils courent avec une frénésie désespérée.

Le Pain dur
Le Pain dur de Paul Claudel, mise en scène par Salomé Broussky, Théâtre Les Déchargeurs, 2022.

      Salomé Broussky imagine pour son Pain dur une scénographie très épurée, relevée par quelques objets hautement symboliques. Un fauteuil en bois placé au milieu de la scène et des tapis clairs qui recouvrent le plateau aident d’abord à situer l’action dans une pièce imprécise de la propriété du comte Turelure. Plusieurs livres entassés sur le devant de la scène et une grande croix en bronze, laissée à l’abandon, au fond, renvoient sans doute à l’ancienne bibliothèque du monastère des Coûfontaine, indiquée par Claudel dans la didascalie initiale comme le lieu de l’action. Un grand chandelier juif, allumé et manipulé à plusieurs reprises par Sichel, complète enfin ce décor dépouillé, qui traduit le vide de ce lieu dont le Dieu est renvoyé pour laisser sa place à l’intérêt et à l’argent. Les beaux costumes qui frappent par des couleurs saturées et des contrastes bien prononcés détonnent spectaculairement avec ce vide métaphysique tout en extériorisant les passions et le statut des personnages.

       Dans ce saisissant jeu de couleurs, quatre comédiens créent cinq personnages fortement individualisés grâce aux postures maîtrisées qui mettent à nu leurs états d’âme. Sarah Jane Sauvegrain, dans le rôle de Sichel, donne à cette femme entretenue et intrigante, disposée à renier sans scrupules sa foi et ses origines pour se marier in extremis avec Louis, un ton incisif rehaussé par une assurance alerte et une attitude suspicieuse qui révèlent en demi-teinte son caractère calculateur. Daniel Martin incarne le vieux comte Turelure avec une ardeur diabolique : ses mouvements et ses gestes agiles, empreints d’une certaine théâtralité, traduisent amplement l’orgueil et l’appétit sexuel de ce personnage cruel qui se plaît à coincer les autres. Daniel Martin pousse son interprétation à une certaine forme de sadisme feutré qui cache subtilement une peur bleue devant la mort. Il crée également Ali, père de Sichel, en lui donnant un air hébété, quasi imbécile, à l’opposé du comte bien éveillé. Étienne Galharague, dans le rôle de Louis anxieusement attendu pendant un acte et demi, surprend par son allure juvénile d’une fraîcheur farouche : déstabilisé par la haine du père et par les détours de Lumîr, son Louis paraît douloureusement ballotter entre des émotions opposées, tout en manque de repères, et ce, même quand il prend maladroitement la place de ce père qu’il a tué. Marilou Aussilloux, enfin, est une énigmatique comtesse en proie à une profonde souffrance exprimée grâce à une étonnante palette de tons variés. Le jeu de Marilou Aussilloux nous persuade que sa comtesse, malgré une douleur réelle et un amour sincère, ne perd jamais de vue ses intérêts : ce contraste rendu avec bravoure range Lumîr parmi ces princesses quasi cornéliennes qui, douées d’une sensibilité moderne, bouleversent en émouvant.

La Pain dur
Le Pain dur de Paul Claudel, mise en scène par Salomé Broussky, Théâtre Les Déchargeurs, 2022.

      Sur cet échiquier coloré, bousculé par des passions intéressées, les personnages se meuvent inlassablement sans jamais trouver un moment de répit. Dès l’entrée sur scène, sous une pluie battante qui ouvre l’action et termine chacun des trois actes, les comédiens se laissent aller à un jeu souple empreint d’une sensualité parfois convulsive, parfois fébrile et inquiète. Si les rencontres entre Lumîr et Louis se trouvent innervées de cette attirance haletante qui les met aux prises avec leurs intérêts, les avances et les propositions du vieux comte introduisent d’emblée dans l’action une ambiance troublante, remplie de sentiments négatifs qui plongent les autres dans des situations déroutantes, moralement discutables ou carrément immorales. Les quatre comédiens dirigés par Salomé Broussky mettent ainsi en œuvre une action palpitante, intense, ponctuée par des surprises quant aux attitudes adoptées, relancée régulièrement par des variations raffinées qui confèrent aux propos et aux gestes une force déconcertante pour tenir le spectateur en haleine du début à la fin.

      Le Pain dur dans la mise en scène de Salomé Broussky nous entraîne ainsi irrésistiblement dans le tourbillon passionnel d’une action dramatique soutenue par des questions tant métaphysiques que politiques et morales. Si cette action renferme quelque chose de sombre et troublant qui fait froid dans le dos, le jeu des quatre comédiens la transcende fiévreusement pour remuer les sensibilités des spectateurs confrontés à une histoire glaçante dans l’intimité poignante du théâtre Les Déchargeurs.

Théâtre de l’Odéon : La Cerisaie

      Metteur en scène portugais, dramaturge renommé et nouveau directeur du Festival d’Avignon, Tiago Rodrigues a inauguré sa 75e édition, celle de 2021, avec une nouvelle création de La Cerisaie de Tchekhov. Contrairement à sa pratique, il s’empare d’un texte existant dont il n’est pas auteur pour en proposer une relecture personnelle. C’est Isabelle Huppert qui apparaît dans le rôle de Lioubov qu’elle incarne avec une sensibilité éblouissante tout en poussant les limites de l’art dramatique à un étonnant degré de perfection. Partie en tournée, cette Cerisaie est actuellement jouée à l’Odéon- Théâtre de l’Europe (>).

      La Cerisaie ne cesse d’intriguer depuis sa création moscovite par Stanislavski et Dantchenko (1904), ne serait-ce qu’à cause de l’opposition des deux metteurs en scène et de l’auteur quant à la tonalité à donner à l’action scénique. Si Tchekhov conçoit, sans hésiter, sa pièce comme une « comédie en quatre actes », les thèmes abordés tendent rapidement à des lectures plus « sérieuses », empreintes de mélancolie et de désenchantement tout romantiques : la perte d’une propriété ancestrale et sa liquidation entamée au cours du IVe acte, la cérémonie des adieux, les vies et les amours manqués, l’effondrement et la dislocation de l’ancien ordre social, la montée en puissance de la spéculation et de l’argent qui favorisent la réussite de « moujiks », tout cela infléchit l’interprétation de La Cerisaie pour en faire ressortir avec nostalgie la disparition d’une société harmonieuse consacrée par l’habitude. L’insouciance et la vie à crédit de Lioubov, son attachement à l’amusement, son caractère aventurier, sa facilité à rebondir, exercent, d’autre part, une indéniable séduction pour ce personnage énigmatique dont les grands gestes pleins de noblesse nous charment infiniment plus que l’esprit de travail d’un arriviste inculte de la trempe de Lopakhine. Et pourtant, les propos innervés de ton mordant ne cessent de dénoncer en sourdine un immobilisme dérisoire sur lequel se reposent tendancieusement les personnages les plus séduisants de la pièce.

La Cerisaie
La Cerisaie, mise en scène de Tiago Rodrigues, Festival d’Avignon 2021 © Christophe Raynaud de Lage

      Tiago Rodrigues, quant à lui, n’inscrit pas sa mise en scène de La Cerisaie dans une tradition comique qui tende à la dérision. Ce n’est pas que les comédiens ne se laissent pas aller à une certaine légèreté qui se dégage de leurs propos et de leurs mouvements souples : leurs personnages semblent vivre très à l’aise, renfermés dans un univers délicatement enjoué, coupés de la réalité matérielle du monde environnant qui finit par les rattraper sans les surprendre. Mais leur propension à la légèreté, à la nonchalance, à l’étourderie, ne se communique paradoxalement pas aux spectateurs : Tiago Rodrigues a réussi à la tenir cloîtrée sur scène malgré un espace laissé grand ouvert et malgré plusieurs effractions ambiguës faites au quatrième mur. Les personnages de sa Cerisaie demeurent ainsi confinés dans un entre-soi pétillant, pétri de boutades à répétition et de petites histoires personnelles vécues collectivement. C’est leur déni de la réalité matérielle, incessamment rappelée par l’instinct mercantile de Lopakhine, qui les isole ainsi des spectateurs dans cet entre-soi confortable pour instaurer une atmosphère tendue aux confins de tragique. Tiago Rodrigues peut à juste titre parler de Lioubov comme d’« une héroïne tragique dans un drame comique » : Isabelle Huppert, quant à elle, a su lui donner cette saveur et cette attirance étourdissantes qui entraînent jovialement les autres vers une « catastrophe » que sa Lioubov surmonte avec aplomb.

      La scénographie de La Cerisaie de Tiago Rodrigues frappe par le décalage avec lequel elle dessine l’espace scénique d’une action censée se dérouler à l’intérieur d’une maison ancienne dans trois actes sur quatre. Elle met en effet en œuvre un grand espace ouvert, rempli de plusieurs rangs de chaises en fils de pêche, disposées symétriquement au début de l’action, et de quelques constructions métalliques à branches sur lesquelles sont suspendus différents lustres en cristal, constructions mobiles dont l’une sert de base à deux musiciens, un pianiste et un guitariste. En brouillant amplement les pistes d’un ancrage réaliste dans une Russie fin de siècle, cette scénographie « étrange » situe l’action dans un univers hautement théâtral qui déréalise certains actes en décalage avec les propos des personnages, que ce soit le discours de Léonid tenu sur l’armoire curieusement absente de scène ou qu’il s’agisse d’Ania qui lit assise sur une chaise du fond, alors qu’elle est censée dormir dans une chambre d’à côté. Tout semble être un effet d’illusion ou de rêve, comme la vie de ces personnages suspendue, le temps des trois premiers actes, dans un cadre spatio-temporel renfermé sur lui-même. La scène débarrassée de tout et éclairée par une lumière claire au cours du dernier acte nous convainc, en revanche, que la cérémonie des adieux, plongée dans une ambiance épurée, libère les personnages du poids de leur passé en brisant les chaînes qui les attachaient insidieusement à la Cerisaie. La dimension onirique des trois premiers actes contraste ainsi spectaculairement avec l’esprit de lucidité du dernier.

      La mise en scène de Tiago Rodrigue montre les personnages doublement enfermés dans un entre-soi à la fois rassurant et déroutant grâce à une série de paradoxes scéniques qui interrogent la perception de leur rapport à la réalité. Si ce n’est pas le seul espace ouvert vers le monde qui les tient prisonniers de leurs fantasmes et de leurs aspirations frustrées, ils semblent solitaires malgré une présence collective sur scène. Évoluant dans un univers subverti par un effet de déréalisation, les comédiens brisent à plusieurs reprises le quatrième mur à travers des adresses dirigées vers la salle, tandis que leurs personnages sont censés s’adresser à ceux qui généralement n’écoutent pas tout à fait faute de répondre sur le sens des propos. Epikhodov, quand il présente ses bottes, ou Douniacha, quand elle évoque son amour pour lui, donnent l’impression de vouloir établir un contact oculaire avec la salle, comme s’ils ne trouvaient plus d’interlocuteur sur scène. Cet effet prend tout son sens au moment où Varia parle de la Cerisaie face aux spectateurs, comme si elle regardait le verger dans une sorte d’ébahissement rêveur. Léonid adopte la même posture lors de ses discours qui ennuient rageusement la compagnie, comme s’il cherchait dans le public un destinataire fantasmagorique plus réceptif. Ces gestes inattendus nous soulignent finement la profonde solitude intérieure de ces personnages livrés au désœuvrement et à la rêverie. Les paradoxes qu’ils engendrent ensemble avec les choix dramaturgiques les rapprochent des spectateurs dans la salle à travers un curieux effet de distanciation.

La Cerisaie, mise en scène de Tiago Rodrigues, Festival d’Avignon 2021 © Christophe Raynaud de Lage

      Plusieurs autres choix renforcent cet effet tout en infléchissant la signification de La Cerisaie de Tiago Rodrigues. Lopakhine, au début de l’action, parle sans ambages aux spectateurs de la pièce de Tchekhov, comme si ce geste métathéâtral repoussait d’abord celle-ci dans un univers de contes pour adultes, geste qu’il reproduit au tournant du troisième et du quatrième acte en remarquant que l’action pourrait s’arrêter là. Si Lopakhine intervient de la sorte, c’est sans doute parce qu’il l’ouvre en évoquant le retour de Lioubov, mais aussi parce qu’il la termine en accompagnant symboliquement la famille au moment de partir. Il paraît de plus comme le personnage le plus lucide qui vit en phase avec son temps sans comprendre l’enlisement des autres dans une insouciance aristocratique hors du temps. C’est bien lui qui introduit dans l’action l’écoulement d’un temps historique à travers le progrès que représente son ascension sociale couronnée par la liquidation du passé liée à la démolition de la maison et à l’abattement du verger dès le quatrième acte. Les trois premiers multiplient ainsi des éléments qui plongent l’existence de la famille dans une ambiance  onirique, à commencer par des lumières tamisées. Cet effet est renforcé par l’introduction de plusieurs morceaux musicaux dont certains sont relevées de chorégraphies délirantes, comme cette danse énigmatique lors de laquelle les comédiens se meuvent sur scène avec des foulards portés sur leurs visages. Tout concourt à conférer à l’action des trois premiers actes une dimension quasi fantastique qui nous subjugue par intermittence tout en nous transportant dans un temps suspendu. À travers son double geste métathéâtral qui tend à transformer l’action de La Cerisaie en mythe, Lopakhine donne ainsi l’impression qu’il veut accaparer toute l’histoire de la pièce non pas tant pour mettre en valeur la sienne que pour l’inscrire dans la grande Histoire.

      La Cerisaie dans la mise en scène de Tiago Rodrigues est une création remarquable à tout point de vue. Les comédiens créent des personnages individualisés, dont certains sont bien hauts en couleur. Ils nous persuadent tous avec aisance de la valeur universelle de cette dernière pièce de Tchekhov présentée en l’occurrence dans une scénographie décalée qui gomme toute référence réaliste pour en faire ressortir l’intemporalité propre aux contes et aux mythes. Tiago Rodrigues a réussi à mettre en œuvre une action scénique qui nous surprend avec délicatesse par son originalité pour interroger spectaculairement notre attachement à un idéalisme passéiste.

Théâtre de la Huchette : Contes de Ionesco

      Avec une touche personnelle, Émilie Chevrillon adapte pour le théâtre les contes écrits par Ionesco pour sa propre fille Marie-France : donnée au Théâtre de la Huchette (>), la création de ces contes divertit par des scènes cocasses dans lesquelles on reconnaît avec plaisir l’auteur de la Cantatrice chauve.

Affiche-Contes-Ionesco      Si Ionesco est devenu célèbre pour l’invention du théâtre de l’absurde, ses écrits en prose, peu nombreux en réalité, restent moins connus. Entre autres, il est auteur de Contes pour enfants de moins de trois ans qui comprennent quatre récits où il se positionne dans le rôle du père et où il s’adresse à sa propre fille ; le cinquième que l’on découvre dans la création originale d’Émilie Chevrillon est inédit. Il ne s’agit pas pour autant de contes de fées avec des personnages merveilleux traditionnels : si les quatre contes de Ionesco se distinguent par un cadre réaliste, l’action subit de telles déformations ou distorsions humoristiques qu’ils relèvent de la veine des écrits de dérision. Ionesco leur donne délibérément une tonalité burlesque en forçant certains actes jusqu’à l’absurde ou en imaginant un voyage étrange en avion sur la lune et sur le soleil à la manière du voyage imaginaire de Cyrano de Bergerac raconté dans l’Histoire comique des États et Empires de la Lune et celle du Soleil. Ionesco tend ainsi un miroir déformant à la réalité appréhendée à travers les yeux de sa fille, réalité dont les contours sont bouleversés par une part d’irrationalité et de grossissement propre à l’univers ingénu des enfants.

— Pourquoi avez-vous choisi d’adapter Les Contes de Ionesco ?
— Émilie Chevrillon : « C’est le Théâtre de Poche-Montparnasse qui m’a demandé de monter ces « Contes » de Ionesco, pour l’ouverture du théâtre en 2013 par Philippe Tesson. Je ne les connaissais pas ! Entourée de mon équipe de choc habituelle, nous avons dû monter le spectacle très rapidement, et sans moyens, ou presque… Je crois que c’est ce qui donne le sel de cette mise en scène : on a fait du théâtre en conjuguant nos imaginations, en utilisant le procédé du détournement d’objet, un scénographie simple et efficace, en cherchant à restituer, par la musique et le jeu, des sensations de l’enfance… et l’humour ionescquien a fait le reste ! »
 

      La scénographie de la mise en scène d’Émilie Chevrillon se coule dans la tradition minimaliste du plateau vide qui donne la primauté au jeu des comédiens : déplacée au gré des contes qui se succèdent les uns après les autres, une simple porte colorée constitue tout le décor pour apparaître dans la dernière séquence sous une forme miniaturisée. Si sa coloration représente d’emblée une entrée symbolique dans l’univers enfantin de Josette, mais aussi dans celui du costume bariolé d’Arlequin issu de la tradition de la commedia dell’arte, il ne lui est pas aisé de la franchir pour entrer dans la chambre de ses parents : son franchissement par la petite fille signifie en même temps l’envahissement progressif du monde des adultes par des histoires cocasses qu’elle raconte ou réclame avec insistance. Laissée d’abord au pied de cette porte fermée, en compagnie d’une gouvernante anglaise, une certaine Jacqueline, Josette ne parvient à la franchir que par étapes au prix de plusieurs arlequinades, obligée de rejouer tous les dimanches matins la même scène pour réveiller son père fatigué par le travail et les sorties. Si la répétition parodique est une indéniable source de rire, elle traduit en même temps une résistance farouche et angoissante du père aux appels de l’inépuisable Josette. Celui-ci ne semble véritablement céder que dans le dernier conte où il emmène sa fille visiter les monuments de Paris : la porte miniaturisée souligne ainsi spectaculairement que les frontières entre le père et la fille, mais aussi entre l’univers rationnel des adultes et celui des enfants, sont tombées.

— Qu’est-ce qui vous a inspirée dans vos choix dramaturgiques ?
— « Une même situation est vécue de façon différente par l’enfant et par l’adulte. C’est tout de suite ce qui m’a interpelée en lisant ces contes : on a le point de vue du Papa, de Josette (la petite fille), et de Jacqueline (la femme de ménage). Je me suis souvenue de cette sensation de l’enfance que représente la porte de la chambre des parents quand elle est fermée… tout un mystère… Donc cette porte a été le pivot et l’articulation de la mise en scène. »
 

      Émilie Chevrillon met en œuvre une action scénique haute en couleur en occupant les trois personnages des contes (Josette, le père et Jacqueline) par des actes qui lui confèrent une tonalité pleinement enjouée. A certains propos absurdes et à certains faits de l’histoire détournés se mêlent ainsi des mouvements et des gestes comiques qui les relèvent par le jeu souple des deux comédiens en suscitant aisément le rire des spectateurs. Tout est en effet prétexte à la dérision, à commencer par ce travestissement symbolique du père en gouvernante anglaise, mis en œuvre par un simple accent qui contraste drôlement avec la figure redevenue père grâce à la prise d’une pipe. Quelques accessoires, tels qu’un téléphone, un sac de couchage ou des dessins de monuments parisiens, amènent facilement les personnages à s’interroger sur leur nature, dès lors que le père apprend à Josette que le « téléphone » s’appelle « fromage » et que le « fromage » s’appelle « boîte à musique ». Ces rares accessoires détournés de leur premier emploi sont alors abondamment exploités dans des scènes colorées débordant d’invention. Une magnifique poupée, habillée de rose et empalée sur un parapluie, représente par ailleurs la mère partie en villégiature, de telle sorte que ses apparitions provoquent une drôle de fascination chez Josette aux trousses de son père.

Contes de Ionesco
Pauline Vaubaillon et Jacques Bourgaux dans Les Contes de Ionesco, Théâtre de la Huchette, 2021 © Marek Ocenas

      Cette action dynamique innervée de situations hautement comiques ne manque pas pour autant de ménager des moments empreints d’une certaine poésie à travers plusieurs chansons rondement chantées et chorégraphiées, issues de la tradition de la chanson française popularisée par les frères Jacques ou Édith Piaf. Si le voyage cyranesque sur la lune et sur le soleil, après celui dans la rivière, donne le goût d’une aventure d’apprentissage, cet élan se poursuit lors de la visite pittoresque des monuments de Paris en s’accompagnant de mini-dialogues quasi métaphysiques sur la nature de l’âme et sur la mort. C’est à cet égard que Josette éprouve copieusement le sens de la répartie de son père mal à l’aise à cause de ses questions sur des notions abstraites qui échappent généralement à l’entendement des enfants : et c’est en fin de compte Josette qui finit par trouver elle-même, à l’occasion d’une visite de Notre-Dame, que l’âme « c’est du rien qui voit et entend ». Certes, la propension constante à la parodie ne laisse pas longtemps les personnages plongés dans une sérénité grotesque, mais ces quelques moments plus délicats que piquants sont révélateurs de la complicité entre le père et la fille qui légitime par ailleurs le grossissement et la dérision.

      Les Contes de Ionesco mis en scène par Émilie Chevrillon représentent un de ces jolis spectacles qui réjouissent autant les petits que les grands : les comédiens, en alternance dans les rôles de Josette et de père et Jacqueline — Pauline Vaubaillon et Jacques Bourgaux lors de notre passage au théâtre de la Huchette —, les entraînent avec aisance dans l’univers fantaisiste de Josette qui interroge avec espièglerie la rationalité du monde des adultes.

Comédie-Française : La Cerisaie

      Clément Hervieu-Léger crée à la Comédie-Française la dernière pièce de Tchekhov dans une mise en scène élégante et subtile (>), à cheval entre un drame une comédie : sa version de La Cerisaie réserve d’agréables surprises quant à certains choix dramaturgiques tout en émouvant en douceur à travers plusieurs moments pittoresques choisis avec intelligence.

La Cerisaie première
La Cerisaie, Comédie-Française, 2021 © Marek Ocenas

      Après Une des dernières soirées de Carnaval, Clément Hervieu-Léger semble vouloir renouer avec la dimension tchekhovienne exploitée dans cette dernière comédie donnée par Goldoni à Venise avant son départ pour la France, dont il attendait une plus grande réussite. Une des dernières soirées de Carnaval met en scène les préparatifs du jeune dessinateur Anzoletto pour son voyage d’apprentissage à Moscou, venu prendre congé chez le tisserand Zamaria lors du dernier soir du carnaval. Un certain parallèle avec La Cerisaie de Tchekhov s’impose au regard de l’attachement à la terre d’origine et de la cérémonie des adieux délicats à faire, dans la mesure où le départ dans les deux cas, dans celui de Goldoni même, est la promesse d’une vie meilleure.

      Si Lioubov retourne avec sa fille Ania à la propriété de ses parents pour y rejoindre son frère Léonid et sa fille adoptive Varia, c’est pour en repartir après une douloureuse vente aux enchères à cause des dettes cumulées, devenues impossibles à payer. Malgré le déchirement qui va de soi dans une telle situation, les personnages, en fin de compte soulagés et libérés, se séparent dans l’attente de recommencer leur vie ailleurs. S’ils passent presque tout leur temps à se souvenir avec ironie d’un passé pesant qui les renferme dans un immobilisme délétère, c’est sans arriver à se saisir du présent pour vivre heureux. La vente de la propriété et le départ de tous se traduisent ainsi par l’espoir de sortir de cet immobilisme. Clément Hervieu-Léger, dans sa mise en scène de La Cerisaie, fait valoir cet enjeu essentiel en sous-tendant l’action scénique par une légèreté malicieuse qui fait tout son charme.

      Aucune des deux pièces n’est par ailleurs censée verser dans un sentimentalisme éploré ou dans un excès de pathos, même si de telles tendances ressurgissent ponctuellement. Dans La Cerisaie, Lioubov et Léonid se laissent certes, par moments, aller à une évocation émouvante de leur passé, mais se moquent aussitôt du ridicule que leur valent de tels épanchements. Si les autres personnages ne manquent pas, eux non plus, d’évoquer leurs souvenirs avec une certaine nostalgie, c’est avec une touche de dérision et sans rester sérieux. Ce n’est pas sans raison que Tchekhov considère sa pièce comme une « comédie en quatre actes » et ce, contre l’avis de Stanislavski et Dantchenko.

La Cerisaie, Comédie-Française, 2021 © Brigitte Enguérand

      Clément Hervieu-Léger prend un parti intermédiaire en plongeant la mise en scène de sa version de La Cerisaie dans l’ambiance d’une insouciance joviale, ponctuellement interrompue par des moments de crise, généralement dépassés par des propos qui ramènent tout à la dérision. Florence Viala crée ainsi une Lioubov délicieusement étourdie à travers un air de nonchalance qu’elle lui donne en adoptant une posture détendue et hilare. Plutôt rares sont les situations où sa Lioubov paraît grave, comme à ce moment éprouvant où Lopakhine lui apprend l’achat de la propriété : elle se laisse généralement aller à la gaieté pour dédramatiser les situations autrement trop pathétiques.

      À y regarder de plus près, on se rend en effet compte que les personnages de La Cerisaie n’écoutent pas vraiment les discours dont ils sont destinataires. Ils rebondissent souvent sur un autre sujet en s’appuyant sur une remarque insignifiante, faite comme pour (faire) rire. Les discours de Trofimov et de Léonid, mais aussi ceux de Lopakhine, passent à la trappe, sans que personne ne les prenne au sérieux. Ils sont pourtant porteurs de messages forts auxquels les autres restent sourds pour s’abandonner à une désinvolture confortable. Clément Hervieu-Léger souligne avec précision cet aspect d’une communication manquée en imaginant des actes scéniques banals qui détournent régulièrement l’attention des personnages sur autre chose.

      Ania et Varia causent longuement au premier acte, quand elles restent seules, mais chacune continue à parler d’elle-même sans vraiment répondre à l’autre : Adeline d’Hermy (Varia) et Rebecca Marder (Ania) n’arrêtent pas de bouger en rangeant ou en allant chercher quelque chose pour donner une fausse impression de communiquer. Lioubov et Léonid, dès le premier acte, ignorent les mises en garde et propositions de Lopakhine quant à la vente de la propriété : pendant que celui-ci essaie de les convaincre à agir sur un ton préoccupé, presque désespéré, adopté on l’occurrence par Loïc Corbery, la sœur et le frère jouent au petit train avec une insouciance désarmante. Éric Génovèse, aux côtés d’une Florence Viala nonchalante, intéressé au jeu, crée ainsi un Léonid ingénu en lui donnant un air de bonhommie attachant à travers une voix doucement posée et une simplicité de gestes décontractés. C’est très simple, mais subtil, à la fois léger et navrant, pour que tout soit minutieusement brodé dans des tableaux qui se chevauchent au gré des entrées et des sorties des personnages.

La Cerisaie, Comédie-Française, 2021 © Brigitte Enguérand

      Quand les personnages s’écoutent en se répondant sur le sens des propos tenus, ils se cherchent en se lançant des piques. Lioubov, mais aussi Varia et Firs, grondent souvent les autres, mais le plus souvent sur un tel ton que leurs propos sont détournés par la jovialité ou la raillerie d’autres personnages qui se contentent de les gloser. Clément Hervieu-Léger exploite à merveille cette ironie raffinée, que Tchekhov voulait imprimer à l’action de sa pièce selon ce qu’il en dit dans ses correspondances. Si les spectateurs ne rient pas beaucoup au cours de la représentation, ce n’est pas pour autant le cas des personnages qui, paradoxalement, s’ennuient tout en s’éclatant à cœur joie et ce, au moment critique même où ils s’apprêtent à quitter définitivement la propriété.

      Si les spectateurs ne rient pas beaucoup, c’est que cette apparente joie renferme quelque chose de grinçant ou de mordant qui neutralise efficacement toute propension à l’installation d’une atmosphère mélancolique, voire âprement mélodramatique. Clément Hervieu-Léger réussit à maintenir l’action dans une tonalité délicatement légère avec des variations d’humeur amenées non seulement par des propos et des actes, mais aussi par quatre grands tableaux scéniques qui correspondent aux quatre actes de la pièce et dont la tonalité ne cesse d’évoluer au gré de l’éclairage, des accessoires et des choix musicaux. Tout est ainsi mise en place avec une telle finesse que sa version de La Cerisaie ne manque pas de fasciner par la justesse avec laquelle le metteur en scène campe les comédiens dans des situations banales pensées au moindre détail.

      De facture classique, la mise en scène de La Cerisaie de Clément Hervieu-Léger tend à une certaine intemporalité : avec un clin d’œil historique au regard d’élégants costumes quelque peu datés, elle fait abstraction de l’ancrage spatial qui rappelle la Russie de manière explicite, si ce n’est par les noms et certains propos ou un samovar dressé au fond de la salle du billard au troisième acte. À chaque acte correspond une scénographie neutre qui s’impose par son côté pittoresque comme un tableau mouvant.

      Le premier représente la fameuse chambre sublimée par les souvenirs d’enfance de Lioubov et Léonid : trois hautes parois en lattes, d’un vert pastel, servent de murs auxquels sont symboliquement accrochés des tableaux évoquant ce passé qui n’arrête pas de revenir dans les discours. L’action du deuxième acte se déroule en plein air devant une toile champêtre suspendue sur un cintre visible, comme pour déjouer l’artifice théâtral. L’aménagement de la scène dans le troisième acte distingue deux espaces attenants : une salle de billard située au fond et qui donne sur une espèce d’antichambre de premier plan, ce qui permet de jouer sur les deux plans en même temps pour distinguer deux niveaux d’action. Celle du quatrième acte revient dans la chambre d’enfance du début, vidée de son mobilier à l’exception d’un lit sans draps et d’un grand tableau qui représente la propriété. Ces jolis décors, conçus par Aurélie Maestre, servent de cadre pour amener délicatement diverses ambiances évoquées, relevées par le subtil jeu d’une lumière changeante.

La Cerisaie, Comédie-Française, 2021 © Brigitte Enguérand

      Tous les comédiens entrent avec aisance dans la peau de leurs personnages pour s’acquitter de leurs rôles sans hésitation. Deux créations frappent cependant par des choix dramaturgiques originaux : celle de Trofimov, incarné par Jérémy Lopez, et, plus particulièrement, celle de Lopakhine, joué par Loïc Corbery. Le premier donne à son personnage l’allure décontractée d’un étudiant fauché en proie à des idéaux de jeunesse, allure relevée avec justesse par un débit rapide et un accent tant soit peu populaire. L’air sombre lui confère dans le même temps quelque chose d’amer qui le situe en dehors de la communauté plongée dans une oisiveté joyeuse.

      Loïc Corbery, quant à lui, crée un Lopakhine attachant, personnage généralement méprisé pour ses origines de moujik, mais aussi à cause de son sens des affaires qui lui permet de s’enrichir au détriment des autres et d’acquérir in extremis la cerisaie pour la faire abattre. Le comédien parvient à rendre ce personnage sympathique en lui donnant un air de douleur qui contraste avec l’insouciance drolatique de Lioubov et Léonid. Son jeu légèrement nerveux ouvre sur une sensibilité profonde refusée à cet arriviste en quête de reconnaissance et en manque de confiance en sa valeur humaine. L’amère allégresse, aux confins de délire, à laquelle Loïc Corbery pousse son personnage à la fin du troisième acte, après une annonce timide et presque honteuse de l’acquisition de la propriété, est d’une finesse prodigieuse qui montre spectaculairement toute la souffrance de Lopakhine. C’est comme ça qu’il faut jouer ce personnage ambigu.

      N’en déplaise à certains, La Cerisaie de Clément Hervieu-Léger ne manque pas « un peu d’âme » ou d’audace ou d’originalité. L’âme et la grâce de sa mise en scène reposent sur sa lecture fine du texte et sur la transposition scénique qui rend compte de cette lecture fidèle à l’esprit de Tchekhov. L’audace et l’originalité tiennent à la volonté de Clément Hervieu-Léger de ne pas basculer dans une recherche gratuite d’audace ou d’originalité. La magie théâtrale opère  merveilleusement grâce à sa volonté d’aller au plus profond de la partition tchekhovienne pour la faire vibrer sur scène dans une densité métaphysique bouleversante, mais aussi grâce au jeu précis et impeccable de tous les comédiens.