L’Aigle à deux têtes est une pièce de Jean Cocteau, donnée pour la première fois par le Théâtre Hébertot en 1946 d’abord à Bruxelles, avant d’être jouée à Paris, dans une mise en scène de l’auteur. Jean Cocteau l’a également adaptée pour le cinéma (1948), avec Jean Marais dans le rôle de Stanislas. Paul Goulhot se l’approprie pour une nouvelle création conçue dans un esprit oriental : sa mise en scène attrayante est actuellement à l’affiche au Studio Hébertot (>).
Injustement méconnue, L’Aigle à deux têtes est une brillante pièce écrite dans cette veine allégorique que l’on retrouve dans le Fantasio de Musset (1833) ou dans Le Mal court d’Audiberti (1946). C’est une histoire de prince, de pouvoir et d’amour, mais son sujet n’est explicitement tiré ni de l’Histoire ni de la mythologie gréco-romaine. Les personnages n’ont pas une identité précise, si ce n’est leur statut social ou leur fonction dramatique qui permet de les caractériser et de motiver leurs actes. Les événements qui structurent l’action ne se réfèrent à aucun fait réel clairement identifiable, si une certaine ressemblance ne nous amène à établir un lien équivoque avec une réalité historique. Cette imprécision recherchée situe l’action dans un présent imaginaire dans la mesure où toute action de théâtre est censée conventionnellement se dérouler ici et maintenant. Ces pièces, à juste titre considérées comme allégoriques, renvoient en même temps à notre quotidien à travers des idées et des sentiments exprimés. Malgré leur effet d’abstraction poétique, elles ne manquent donc pas de nous affecter et d’interroger notre rapport au monde. C’est précisément parce qu’elle remue notre sensibilité que L’Aigle à deux têtes est une brillante pièce : toute sa dimension politique qui sous-tend l’intrigue s’y trouve magnifiquement transcendée par une histoire d’amour poignante.
L’Aigle à deux têtes raconte en effet une histoire d’amour entre une reine et un anarchiste venu la tuer. La Reine, sans régner réellement, vit en retrait et se voile le visage en signe de deuil depuis l’assassinat de son mari le matin même de leurs noces. Sans mener une vie trop extravagante, elle fait tout de même preuve de caprices tels que la diffusion d’un poème antiroyaliste rédigé contre elle par Stanislas qui n’est autre que ce poète anarchiste pénétré dans le château de Krantz une nuit d’orage. Prête à se faire tuer par dépit d’être privée de son mari, elle ne convainc pas Stanislas blessé de lui asséner un coup fatal. Cette situation de départ de la rencontre nocturne, comme la suite de l’histoire, est entièrement romanesque, dépourvue de toute vraisemblance, et pourtant elles renferment quelque chose de vrai dans les échanges et dans les sentiments des deux personnages en mal de vivre, attirés l’un vers l’autre par ce sentiment de mal-être qui les unit passionnément. Ce quelque chose de vrai tient sans doute à leur amour naissant impossible fondé sur la compassion, ce dont les persuadent cruellement les manigances secrètes du comte Foëhn, le bras droit de l’archiduchesse belle-mère friande de pouvoir. Dans une création scénique de L’Aigle à deux têtes, on sera de ce fait particulièrement attentif à la manière dont est amenée la tension dialectique entraînée par la dimension romanesque de l’action et la véracité attendue dans le rapport de force sentimental entre les deux personnages principaux.
Le caractère romanesque tant soit peu fantaisiste de L’Aigle à deux têtes favorise d’emblée la transposition de son action dans un univers souhaité. C’est ce qui permet à Paul Goulhot de la situer dans un Orient légendaire avec une simplicité symbolique quant au choix de décors, de costumes, d’accessoires et de comédiens. Sa scénographie japonisante est constituée avec sobriété de quelques meubles en bois marron laqué proportionnellement disposés : une commode à tiroir à jardin, une table entourée de deux chaises au milieu et un divan à cour et ce, pour instaurer une ambiance d’intimité propre au salon d’une reine repliée sur elle-même qui reçoit peu de monde. En plus de quelques bandes sonores et de la projection de dessins inspirés de la peinture japonaise à l’encre de Chine, ce sont les accessoires et les costumes qui empreignent le plus la scénographie de parfum d’orient : une statuette en or ou des épées apportées au deuxième acte et surtout les tenues asiatiques portés par les comédiens, à l’exception notable de Stanislas incarné d’ailleurs par un comédien blanc. Pour transposer l’action de L’Aigle à deux têtes dans un univers oriental sans encombrer la scène d’objets gratuits, Paul Goulhot fait en effet le pari réussi de la distribution de comédiens asiatiques. L’ensemble repose ainsi sur ces choix délicats faits pour donner de la scène une image harmonieuse, sans être chargée de fioritures, et pour focaliser par-là le regard des spectateurs sur le jeu des comédiens.
L’action scénique, quant à elle, repose sur un équilibre dynamique en ce qu’elle alterne des moments qui introduisent un mouvement plus rapide et ceux qui s’en distinguent par un ralentissement subtile mis en valeur par une lumière forte dirigée en plongée sur des personnages campés sur une scène laissée dans l’obscurité. Ces quelques moments privilégiés sont les plus intimes et les plus bouleversants, qu’il s’agisse de l’émouvante déclaration d’amour entre la Reine et Stanislas, en particulier de ce beau moment où la Reine invite Stanislas à venir près de lui et où celui-ci, la serrant dans ses bras par derrière, lui suggère avec des mots justes de sortir de l’ombre pour reprendre le pouvoir, ou bien de ce saisissant entretien mené avec une vigueur fascinante entre l’anarchiste-lecteur de la Reine et le sournois comte de Foëhn venu l’enrôler au service de l’archiduchesse. Le mouvement scénique ne pâtit jamais, les comédiens étant toujours astucieusement occupés, ne serait-ce que par de menus déplacements alliés à un jeu de regards suspicieux et à une écoute attentive. Ce jeu de regards et cette écoute sont de plus une source de tension et de surprise, en particulier chez la Reine dont une certaine propension au caprice tient en haleine le spectateur dans l’incertitude de devenir si elle s’apprête, à l’aide de sa cravache, à caresser ou à frapper en l’air, toujours avec le risque de ne pas manquer son but.
Les trois comédiens dans les rôles secondaires créent avec justesse des personnages types tels que lectrice, gouverneur et chef de police : Maïko-Eva Verna apparaît dans celui d’Edith en lui donnant une allure prétendument respectueuse devant la Reine, mais brusque et sévère dès lors qu’elle se trouve en présence d’un autre personnage ; Olivier Ho Hen, dans celui de Félix sincèrement attaché à la Reine, en lui prêtant cet air de sérénité et de sagesse qui rassure un personnage mélancolique instable ; et Boun Sy Luang Phinith, dans celui du comte de Foëhn, qu’il incarne avec un air sournois féroce lisible derrière une gesticulation prononcée et une fausse bienveillance. Huifang Liu, quant à elle, s’empare de la création de la Reine avec noblesse, adaptant son attitude selon le personnage auquel celle-ci a affaire et en fonction des dispositions sentimentales de son personnage : le spectateur découvre ainsi dans son interprétation une Reine en apparence orgueilleuse, inflexible, capable de se tenir droit et de rester impassible pour en imposer aux autres, mais sensible, fragile et dévouée dès qu’elle se laisse aller à l’amour. Jérémy Brige crée un anarchiste sombre et mystérieux avec ce charmant air de tristesse, qui ne le quitte que lors de la scène de déclaration d’amour et qui s’allie délicatement aux situations éprouvantes dans lesquelles se retrouve son personnage : que Stanislas soit souffrant à cause de sa blessure, qu’il essaie de jouer le comte de Foëhn ou qu’il souffre affreusement à cause du mauvais tour de la Reine lors de la scène finale, le jeu sensible de Jérémy Brige nous livre un Stanislas attachant.
L’Aigle à deux têtes donnée dans la mise en scène japonisante de Paul Goulhot nous persuade de l’intemporalité de cette belle pièce de Jean Cocteau, que nous avons par curiosité lue avant d’aller voir le spectacle, et que nous avons ensuite eu l’énorme plaisir de voir jouée sur la scène du Studio Hébertot. Cette lecture nous a sans doute permis de goûter avec une délicieuse frayeur l’émouvante ironie tragique qui se dégage de l’histoire d’un amour impossible, mais elle n’est absolument pas nécessaire pour rêver avec Paul Goulhot et ses comédiens à cet amour romanesque réécrit à l’encre de Chine.