Titon et l’Aurore est une pastorale héroïque en trois actes de Jean-Joseph Cassanéa Mondonville, mise en musique d’après le livret de l’abbé Voisenon conçu à l’appui de ceux de Houdar de La Motte et de l’abbé de La Marre. Un divertissement en un acte d’opéra sur ce sujet (Bernard de Bury) est par ailleurs donné dès 1750 à la Cour de Versailles à l’instigation de la Marquise de Pompadour, apparue dans le rôle de l’Aurore pour chanter sa fidélité à son royal ami Louis XV. Créée pour la première fois à l’Académie-Royale de musique le 9 janvier 1753 en pleine querelle des Bouffons, Titon et l’Aurore dans sa version achevée de Mondonville connaît un succès fulgurant auprès des spectateurs parisiens, succès qui ne s’est nullement démenti lors de ses reprises. Les Arts Florissants avec William Christie en tête (>) se sont emparés de cette virtuose œuvre baroque pour la donner en 2021 à l’Opéra-Comique dans une mise en scène féerique du marionnettiste renommé Basil Twist (>) : l’Opéra-Royal de Versailles a remis à l’affiche début juillet 2022 cette magnifique création reçue avec enthousiasme (>).
Cela fait déjà plusieurs décennies que la musique baroque a retrouvé sa place d’honneur au sein de la production lyrique grâce au travail de recherche et de redécouverte mené précisément par des ensembles tels que Les Arts Florissants. Si les noms des grands compositeurs du siècle de Voltaire — Jean-Philippe Rameau en particulier pour les français — sont devenus des classiques des programmations des maisons d’opéra, l’attention est désormais également portée à ceux qui sont considérés parfois bien injustement comme mineurs, ceux qui déjà à leur époque avait souvent du mal à se distinguer au sein d’une production lyrique foisonnante, stimulée au reste tant pas les commandes princières pour les œuvres dites profanes que par l’Église pour les œuvres sacrées. C’est par ailleurs plus simple pour ces compositeurs qui s’inscrivent dans la veine italienne de l’opera seria illustrée dans la mémoire collective par Vivaldi, Haendel ou même Mozart. L’opéra français, inventé en quelque sorte par Jean-Baptiste Lully, représente un genre lyrique singulier dont la tradition se poursuit bel et bien au cours du XVIIIe siècle dans un sursaut patriotique renouvelé à plusieurs reprises, ce dont témoigne une nouvelle fois la querelle des Bouffons qui repose la question de la supériorité de l’opéra français : la tragédie lyrique à la française est en effet fondée sur l’unité organique de l’œuvre avec l’accent mis sur l’égalité de ses composantes (musique, texte en vers, danse, décors) et par-là sur la place accordée aux chœurs chantés et dansés.
Si Rameau doit s’imposer face à Lully et la tradition lullyste pour avoir allégé la solennité et le caractère pompeux de la tragédie lyrique en rendant ses partitions plus légères et plus enjouées, Mondoville doit se prêter au même jeu, au sein de la nouvelle tradition ramiste, face à un Rameau, fort de son succès, dont le rayonnement devient peu à peu écrasant. Il est déjà bien connu de cercles parisiens tant pour sa musique sacrée (grands motets) que pour la musique profane, lorsqu’il crée à l’Académie-Royale de musique sa pastorale Titon et l’Aurore pour soutenir entre autre autres le camp de la musique française protégé par la Marquise de Pompadour. Cette œuvre a de plus une forte signification politique qui renouvelle l’esprit du divertissement de Bernard de Bury, celle de célébrer l’attachement de la favorite à son royal ami : la belle Aurore reste en effet fidèle à Titon lors même que celui-ci se trouve métamorphosé en vieillard par le cruel Éole, et sa seconde métamorphose en jeune berger n’intervient in fine que grâce à l’intervention de l’Amour. Si ce message politique a perdu aujourd’hui de son actualité, Titon et l’Aurore clame haut et fort, sur un ton allégorique enjoué, dans toute la simplicité de son action galante, la force de la passion amoureuse capable de surmonter la pire épreuve entraînée par la colère des dieux. C’est par la représentation enchantée de cette passion amoureuse que nous séduit la mise en scène de Basil Twist.
La scénographie est fondée sur la mise en place des tableaux merveilleux qui situent l’action dans un temps cyclique, celui des dieux de la mythologie antique et de la comédie pastorale, en dehors de tout écoulement historique, et dans un cadre naturel conventionnel aux confins de conte de fées. Elle nous persuade par le choix des décors que l’action galante, tant soit peu épique, est bien de tout temps et qu’elle se renouvelle de manière exemplaire avec le lever du soleil quotidien pour célébrer la victoire de l’Amour sur la Jalousie et la Rancune. Le ton est donné dès le prologue, où Prométhée anime des statues d’hommes en argile et où il délègue à l’Amour le pouvoir de régner sur le genre humain : plutôt que dans un palais, ce titan, vêtu d’une toge rouge, apparaît devant une sorte de pont à trois rangées d’arcades dans lesquelles se trouvent installées des marionnettes qui représentent des hommes, et dont certaines sont sorties pour être mues par des marionnettistes vêtus de noir sur le devant de la scène dans une énigmatique chorégraphie qui se substitue à une danse traditionnelle. Des éléments antiques se mêlent dès lors symboliquement à des éléments féeriques qui font un délicat clin d’œil aux représentations du XVIIIe siècle, par exemple, à travers l’Amour habillé d’un justaucorps brillant et coiffé d’une perruque blanche. L’action proprement dite des amours de Titon et l’Aurore est située dans un cadre bucolique suggéré par d’impressionnantes projections nocturnes ou aurorales ainsi que par une végétation verdoyante suspendue aux cintres, tant que ce cadre ne disparaît pas pour céder la place à la sobriété d’un fond noir qui laisse spectaculairement ressortir l’apparition d’Éole mise en valeur par des draps argentés aériens comme celle de Palès entourée d’une riche traîne en laine relevée par deux grands moutons.
La partition musicale empreinte non seulement de virtuosité, mais aussi d’une subtile variété de tonalités invite le metteur en scène à les transposer dans une action scénique qui sert son caractère enjoué avec une élégance à couper le souffle : Basil Twist parvient à émailler la simplicité du dispositif scénique d’éléments féeriques qui renvoient à ce je ne sais quoi de gracieux qui nous rappelle sans ostentation l’univers galant du XVIIIe siècle — le contraste entre le costume de berger de Titon et la splendide robe jaune or de l’Aurore entourée de petits ronds brillants est à cet égard saisissant. Si l’apparition de chaque personnage est soigneusement préparée suivant le déroulement de la partition musicale, certaines ne laissent pas de produire un délicieux effet de surprise non seulement au regard de la beauté des costumes, mais aussi compte tenu des détails qui les annoncent : tandis que l’arrivée de l’Amour est préparée par la descente d’un grand rond gris scintillant, celle de l’Aurore, par le fond de la scène qui représente une étroite vallée escarpée baignée de ciel bleu foncé, correspond à un lever de soleil naissant. À ces entrées impressionnantes fondées sur un effet de contraste se superpose, d’autre part, la manipulation habile des marionnettes qui remplacent les danses et qui, à des moments bien précis, forment de riants tableaux pittoresques : en particulier ces charmantes chorégraphies faites à l’aide des moutons qui bougent leur tête et qu’on avance parfois jusque sur le devant de la scène. Les choristes, quant à eux, en rejoignant le plateau le plus souvent déguisés en bergers, se tiennent des deux côtés de la scène ou sont disposés en demi-cercle pour donner du poids à l’action et au chant. L’ensemble parfaitement homogène est sublime.
Quant à l’interprétation de la partition musicale, William Christie s’en saisit avec sa finesse habituelle en prêtant une attention particulière à distinguer les morceaux en allegro de ceux en moderato qui ménagent aux personnages des moments plus intimes. Sa direction nous entraîne dès l’ouverture au cœur de l’action grâce à une légèreté et une aisance enchanteresses avec lesquelles il donne vie à ce Titon et l’Aurore jubilatoire pour ce qui est de la richesse musicale. Du côté des chanteurs, Renato Dolcini, avec sa voix de baryton, incarne un Prométhée grave en maîtrisant sans faille les sons les plus aigus. Ana Vieira Leite nous enchante comme l’Amour avec sa puissante voix de soprano en rendant avec une joyeuse aisance le propos articulé sans hésitation. Reinoud Van Mechelen, avec une voix de haute-contre, crée un Titon sensible tout en maîtrisant brillamment son timbre vocal. Sa partenaire, Gwendoline Blondeel nous séduit dans le rôle de l’Aurore avec sa virtuose voix de soprano qu’elle manipule avec une aisance et une netteté époustouflantes tout en assumant toutes les nuances de tonalité dans l’expression des sentiments de son personnage. Les deux interprètent forment par ailleurs un charmant duo qui nous subjugue au cours du troisième acte tant lorsque Titon et l’Aurore sont contrariés par la métamorphose du premier que lors de la scène de renouvellement des vœux d’amour. Marc Mauillon, dans le rôle d’Éole, fait montre d’assurance pour donner au dieu des vents une prestance d’enfer. Emmanuelle de Negri, dans celui de Palès, exploite son timbre vocal agréable en passant aisément d’une amante transie d’émotion à une furie portée à la rancune par dépit amoureux.
La création de Titon et l’Aurore de Mondonville par Les Arts Florissants est de loin l’une plus belles créations qu’on ait vues ces dernières années : un peu comme au XVIIIe siècle, elle est conçue aussi bien pour les oreilles que pour les yeux, répondant par-là aux impératifs de l’esthétique de l’opéra français qu’elle renouvelle en l’occurrence par de saisissants effets de lumière (projections) ainsi que par des chorégraphies constituées de marionnettes grandeur humaine. Scéniquement, musicalement, vocalement, elle met en honneur l’opéra baroque français tout en se coulant merveilleusement dans le cadre de la salle de l’Opéra-Royal de Versailles.