Depuis sa parution en 1983 aux éditions Gallimard, le roman Enfance de Nathalie Sarraute est devenu l’un des plus grands classiques du XXe siècle : s’il nous frappe par la singularité de sa forme dialoguée, il nous séduit tout autant par le caractère émouvant d’un récit constitué de pans de souvenirs qui se bousculent dans la mémoire de la narratrice pour se frayer un chemin vers son esprit. Tristan Le Doze a adapté ce roman pour le théâtre en faisant choix d’une mise en scène dépouillée qui laisse résonner le texte de Sarraute dans sa pureté : cette création a été programmée à la Manufacture des Abbesses (>).
L’écriture de Nathalie Sarraute, avec celle de Marguerite Duras, fait partie de ces techniques narratives qui ont le plus marqué tant nos habitudes de lecteur que notre rapport aux écritures de soi aux confins de récits autobiographiques. Nathalie Sarraute explore dans ses écrits les processus cérébraux qui font surgir la pensée à l’état pur, à ce moment précis où celle-ci se trouve à fleur de conscience, sans être tout à fait ordonnée pour être énoncée selon les normes rationnelles attendues. Elle révèle, en les reconstituant, les hésitations de cette activité cérébrale propre à former la pensée de chaque individu. Dans Enfance, elle remet en cause la rationalité du récit autobiographique en déconstruisant son harmonie artificielle par l’introduction d’une seconde voix qui la ronge de l’intérieur. Cette technique narrative ouvre de nouvelles voies pour mettre en évidence l’activité mémorielle qui mène un individu à se raconter et à construire une image de soi. Enfance souligne, à travers un dialogue intérieur, l’impossibilité de produire une représentation véridique, complète et définitive. Son adaptation pour le théâtre se présente comme un réel défi dramaturgique.
Le récit dans Enfance est en effet traversé par de multiples situations dialogiques fondées tant sur la double voix de la narratrice — celle qui se raconte et celle qui la questionne — que sur des propos d’autres personnages rapportés par la même narratrice. Ces voix et ces propos laissent en même temps ressortir une histoire bouleversante d’une jeune fille dont la vie se partage entre la Russie et la France, entre une mère indifférente, quasi absente, et un père peu présent, accompagné d’une jeune belle-mère qui semble tant soit peu la charmer. Mais quelle est la valeur de ces souvenirs ? correspondent-ils à l’état des choses vécues il y a longtemps ? comme il s’agit des souvenirs d’enfance, comment peut-on être sûr que la distance temporelle et l’expérience postérieure ne les ont pas altérés ? L’ensemble n’est en fin de compte qu’un amas de récits en lambeaux sans pathos et sans rancune, et c’est précisément cet effet d’altération qu’essaie de reconstituer la situation narrative complexe d’Enfance et que l’adaptation pour le théâtre doit parvenir à reproduire. À travers la simplicité du dispositif adopté, Tristan Le Doze restaure sur scène cette situation délicate entre une instance narrative par excellence et différents acteurs qui la contrebalancent en la troublant.
La scénographie offre un plateau nu, habillé de noir et plongé dans une semi-obscurité dont l’intensité varie selon les épisodes évoqués : seules deux chaises en bois se trouvent installées, face à face, au milieu de la scène pour figurer le caractère polyphonique et la confrontation intérieure du récit d’enfance dont l’unité fondamentale est fractionnée par des interventions subversives de plusieurs instances. En l’occurrence, deux comédiennes incarnent tous les intervenants amenés à porter sur scène cette situation complexe et à instaurer un double rapport dialectique entre celle qui tente de se raconter et ceux qui infléchissent son récit. Pour représenter symboliquement ce dédoublement quasi métaphysique, les deux comédiennes sont vêtues d’habits confectionnés à partir des mêmes matériaux : celle qui prend en charge le « récit épique » porte en effet un chemisier fabriqué du même tissu qu’est la robe de celle qui est son alter ego narratif et dramatique. La scénographie et les costumes mettent ainsi en œuvre les conditions favorables à donner du poids au déploiement scénique d’une écriture de soi en quête d’elle-même dans une intimité épurée de tout segment superflu.
Enfance, mise en scène par Tristan Le Doze, Manufacture des Abbesses © Marwan Belaïd
L’action scénique, quant à elle, souligne en demi-teinte la continuité épique d’un récit fragmenté pris en charge par Anne Plumet qui occupe généralement le devant de la scène. Sa voix douce et posée et un certain enthousiasme propre aux enfants engendrent une délicate ambiguïté quant à l’origine de cette voix narratoriale qui s’adresse à nous : sa prestation entraînante nous amène à nous demander si la voix qui raconte est celle de la jeune fille ou celle de la « vieille dame » qui évoque ses souvenirs d’enfance. Cette ambiguïté est alimentée par les interventions tant soit peu austères de son double, incarné par Marie-Madeleine Burguet qui, elle, se tient en retrait tant pour questionner les lacunes que pour laisser entendre par intermittence la voix des proches de la jeune fille, celle de la mère en particulier. Un rapport subtil se met en place entre celle qui se laisse entraîner par un flot de souvenirs malgré des troubles de mémoire explicitement soulignés et celle qui endigue cet enthousiasme pour conférer une plus grande authenticité à l’histoire construite par à-coups. Le double intervient à des moments opportuns tout en relançant paradoxalement la narratrice à travers sa posture quasi inquisitoriale qui semble vouloir suppléer à certains troubles de mémoire et doutes : c’est ainsi que surgissent de façon ambiguë l’ombre de la mère ou celles du père et de la belle-mère. On a l’impression que la « vieille dame » se confond amplement avec la jeune fille qu’elle était autrefois et qu’elle puise, sous nos yeux, ses souvenirs dans les plis de sa mémoire. Cette impression donne au jeu des comédiennes et au récit d’enfance une sensibilité dramatique frappante.
L’adaptation d’Enfance jouée à la Manufacture des Abbesses nous séduit par la sobriété scénographique qui met en avant le jeu sensible des deux comédiennes et le texte de Nathalie Sarraute dans sa beauté originelle : c’est ainsi qu’elle réussit à nous subjuguer pour nous en laisser revivre les passages les plus touchants.