David Bobée adapte tant soit peu le célèbre Dom Juan de Molière pour en proposer une relecture intemporelle mémorable : créée au Théâtre du Nord (>), sa mise en scène est partie en tournée pour sillonner la France et émerveiller ses spectateurs. A l’affiche début avril au Théâtre de la Villette, elle a été programmée à la MAC de Créteil juste avant les vacances scolaires (>).
Dom Juan ou le Festin de Pierre, grande comédie de Molière, s’impose toujours à notre attention comme une pièce polémique au regard des questions des rapports à l’amour et à la foi qu’elle soulève malgré une distance temporelle importante qui nous sépare de sa première création (1665). Avec la réécriture de Dom Juan de Tirso de Molina, Molière insuffle en effet au mythe de ce libertin invétéré une force dramatique susceptible non seulement d’interroger les représentations des spectateurs de tous temps, mais aussi de les remuer dans leur sensibilité. L’amour et la religion restent omniprésents dans notre quotidien de quelque façon que ce soit, et l’affectent avec une vigueur inépuisable. Certes, dans le personnage de Dom Juan, Molière concentre un certain nombre de clichés et de travers de son époque, notamment pour constituer en apparence un personnage comique sulfureux, mais celui-ci est-il pour autant privé de sensibilité ? Certainement pas, dans la mesure où sa posture radicalement provocatrice, hors norme au sein de la société policée de l’époque de Louis XIV, incarne symboliquement une pensée souterraine qui la ronge de l’intérieur et une façon d’être qui en représente d’autre part une application dramatique expérimentale. Peu importe que Dom Juan soit in fine terrassé par le Ciel, le chemin parcouru pour arriver à ce dénouement moral obligé donne à voir un personnage émancipé de toutes les contraintes sociales au mépris de tout scandale. C’est ce dont nous persuade la création de David Bobée qui conçoit Dom Juan non pas comme un personnage comique risible mais comme celui qui est doué d’une profonde sensibilité humaine.
Comme c’est devenu la règle pour les grandes comédies de Molière — L’École des femmes, Le Tartuffe et Le Misanthrope —, les metteurs en scène s’en emparent en atténuant considérablement leurs ressorts comiques pour souligner la trajectoire tragique intrinsèque des personnages principaux. Dom Juan ne déroge nullement à cette dimension tragique, lisible dans son libertinage effronté qui le conduit à braver le Ciel et par-là à se frayer le chemin en enfer. Les maladresses et les lâchetés de Sganarelle ne manquent pas de provoquer quelques rires, sans aucun préjudice à la relecture sérieuse de Dom Juan de David Bobée, mais ce comique ne fait que relever la cohérence et la complexité du personnage principal agissant conformément à ses convictions libertaires. Le metteur en scène intervient dans le texte en réécrivant certains passages. S’il remplace l’éloge du tabac par celui du théâtre célébré par l’ensemble de la troupe, les spectateurs sont sans aucun doute sensibles à d’autres retouches plus conséquentes sur la réception de la mise en scène : la scène de séduction des deux paysannes cède la place à celle de Charlotte et de Pierrot, ce qui introduit non sans invraisemblance le thème de l’homosexualité ; le père de Dom Juan est transformé en mère ; et les visites qui lui sont rendus dans dernier acte atteint le nombre neuf, avant que Dom Juan ne soit tué par deux coups de pistolet tirés par un personnage (transcendant ?) ambigu. Sans dénaturer la pièce, David Bobée l’adapte et modernise subtilement, comme le fit au reste Molière lui-même avec celle de Tirso de Molina, eu égard aux sensibilités des spectateurs d’aujourd’hui et suivant son projet esthétique.
La scénographie dessinée par David Bobée nous convainc d’emblée de sa volonté de conférer à sa mise en scène une dimension intemporelle qui provient notamment de l’installation de plusieurs statues en plâtre blanc choisies en une référence ambiguë aussi bien à la sensualité des modèles antiques qu’à celle de la statuaire baroque caractérisée par des allures sinueuses dynamiques. Une énorme statue d’homme nu se trouve ainsi placée au milieu de la scène : sans tête, sans bras, mais avec des pecs impeccables, avec des jambes en V coupés aux genoux, dévoilant deux testicules spectaculairement avachies, le pénis curieusement tronqué. Au-delà de l’idée de la débauche qu’elle inspire avec grâce, cette statue surdimensionnée trône ici en miroir à l’attitude effrontée de Dom Juan. Visible dès le lever du rideau, elle fait sans aucun doute un clin d’œil subversif éclatant à la nonchalance avec laquelle Dom Juan revendique sa volonté de se laisser aller aux amours et de donner ainsi libre cours à ses plaisirs charnels. D’autres statues de tailles moins spectaculaires sont progressivement amenées sur scène, puis déplacées ou manipulées au cours d’autres actes : un cheval renversé, un buste de soldat avec une bouche ouverte et un commandeur sans visage. Avec délicatesse, avec une impression saisissante de pureté, avec une élégante sobriété, cette scénographie sculpturale réactive dès lors des signes et des symboles tirés de Dom Juan aussi bien pour entraîner d’étonnants effets de mise en abîme que pour accentuer le caractère impudemment démesuré de la posture libertaire assumée de Dom Juan.
Le Dom Juan de Radouan Leflahi s’impose dès son apparition comme un personnage dominant sombre, mais séduisant, sûr de lui-même, confiant en ses convictions et sa capacité de jouer les autres à son avantage, qu’il s’agisse de l’infatigable Elvire, des frères prêts à se battre avec lui, de Sganarelle, des paysans, du mendiant, de M. Dimanche ou de la mère. Le côté sombre, voire taciturne dès lors qu’il n’est pas sollicité pour parler, nous persuade que ce Dom Juan se trouve en proie à un grisant ennui métaphysique accentué par la scénographie minérale fondée sur le contraste entre l’immensité cosmique de l’espace et une relative petitesse humaine. Radouan Leflahi arpente ainsi avec souplesse la statue du milieu ou défie avec insolence celle du commandeur, gravite, reçoit ou festoie avec une superbe assurance, avec une vanité désinvolte, au milieu de cet espace démesuré dans lequel son personnage s’affirme au mépris des conventions et préjugés moraux. L’action scénique, entraînant ainsi des frissons métaphysiques, se trouve dans le même temps empreinte d’une certaine poésie amenée, en plus de plusieurs choix musicaux tels que le clapotis des vagues et des morceaux méditatifs apaisants, par des chorégraphies introduites à la place des scènes purement farcesques : la dispute entre Charlotte et Pierrot en une langue asiatique transposée en français grâce au sous-titrage, mais aussi la recherche et le présumé viol de Charlotte représentés sous forme de danses modernes ou l’hallucinante rencontre avec le mendiant voilée dans une fumée blanche coulant sur un fond bleuté, avec des voix en écho. Au milieu de ce trouble fascinant, virevolte un Sganarelle svelte, tiré à quatre épingles, même sans chemise, délicatement incarné par Shade Hardy Garvey Moungondo, dont l’embarras existentiel suscite par moments des rires grinçants en guise de mauvaise conscience.
Le création de Dom Juan par David Bobée est en un mot superbe ! Et c’est, pour moi, la première création de cette pièce de Molière qui m’a vraiment convaincu. Je l’attendais depuis longtemps, et je l’ai trouvée dans cette relecture intemporelle magistrale, brillamment interprétée par tous les comédiens dirigés avec habileté par David Bobée, en tête avec l’excellent Radouan Leflahi.