La Dame aux Camélias est à l’origine un roman d’Alexandre Dumas fils (1848), adapté par lui-même pour le théâtre du Vaudeville (1852). Jean-Marie Ledo s’empare de cette histoire d’amour, devenue célèbre notamment grâce à La Traviata de Verdi, pour la porter sur scène, avec sa troupe Le Théâtre des 400 coups, dans une adaptation originale qui allie finement l’émotion dramatique à un récit de vie. Cette nouvelle création, conçue par Jean-Marie Ledo en collaboration avec Jean-François Labourdette, est absolument à voir au Guichet Montparnasse (>).
L’histoire de La Dame aux Camélias appartient à ces quelques rares histoires sublimes d’un amour impossible qui nous touchent profondément, malgré leur caractère fondamentalement immoral, par la violence et la pureté de la passion irrésistible d’un jeune homme pour une courtisane célèbre, comme celle de Lucien de Rubempré pour Esther (Illusions perdues) ou celle du Chevalier des Grieux pour Manon Lescaut, explicitement citée dans le texte. Ces trois histoires racontent l’amour d’un homme désintéressé pour une femme entretenue par au moins un homme riche qui cherche à se l’attacher au mépris de toutes les conventions sociales et malgré l’amour de cette femme éprouvé pour un autre. Si elles s’inscrivent dans une durée romanesque, et qu’elles soient racontées par un amant endeuillé tant pour dire la douleur que pour les rendre mémorables, les situations dramatiques qu’elles engendrent ne manquent pas d’offrir des scènes passionnées propres à émouvoir les spectateurs par l’expression des émotions exaltées et exaltantes. Dans sa mise en scène de La Dame aux Camélias, Jean-Marie Ledo explore précisément ce rapport énigmatique entre un temps romanesque et un temps dramatique tout en mettant l’accent sur une expression délicate de la passion amoureuse.
L’adaptation de La Dame aux Camélias conserve la situation cadre en mettant en scène celle du narrateur qui se fait raconter l’histoire de Marguerite Gautier par Armand Duval endeuillé, que ce narrateur rencontre au coin d’une rue et auquel il finit par restituer l’exemplaire de Manon Lescaut censé avoir appartenu à la femme aimée. Le narrateur, qui s’adresse explicitement aux spectateurs dans l’intimité de la salle du Guichet Montparnasse, leur fait ainsi le récit de la rencontre avec Armand Duval qui lui fait le récit de son histoire d’amour. Il institue par-là un rapport ambigu entre les spectateurs et les scènes déroulées, qui transposent ceux-ci, par le truchement d’un double récit rétrospectif, au cœur de ce qui ne semblait qu’un leurre : une histoire d’amour aussi incroyable que véritable, inspirée en réalité par l’amour d’Alexandre Dumas fils pour Marie Duplessis. Cette situation de départ qui instaure subtilement une triple temporalité n’est cependant pas introduite dans l’action pour son seul aspect anecdotique pittoresque. Elle déjoue amplement le caractère fictif de la situation cadre pour conférer à l’histoire d’amour une plus grande authenticité. Mais elle permet aussi d’atténuer les scènes les plus émouvantes propres à verser dans le mélodrame, dès lors qu’Armand Duval les coupe, quand les passions évoquées semblent avoir atteint le trop-plein, en revenant soudain au narrateur pour laisser la tension se résorber dans des sauts temporels. Cet équilibre extrêmement raffiné donne aux scènes clés retenues une grâce irrésistible en les préservant efficacement d’un pathétique larmoyant.
Dans ces conditions, la scénographie de La Dame aux Camélias garde un aspect symbolique afin de faciliter des va-et-vient entre les scènes tirées du récit d’Armand et la double situation narrative. Au milieu de la scène se trouve un fauteuil ancien dans lequel est d’abord assise, le dos au public, Natacha Simic qui incarne avec élégance Marguerite Gautier et qui ne sort de scène qu’après l’annonce douloureuse de la mort de l’héroïne. Mais ce fauteuil semble moins réservé à la figure centrale de Marguerite Gautier qu’à ceux qui sont tant soit peu entrés dans sa vie : Armand, le Comte et Prudence qui y prennent le plus souvent place, alors que l’héroïne ne cesse de virevolter autour d’eux, comme pour souligner son oscillation entre les bras d’Armand et ceux du Comte, en se reposant çà et là sur le regard bienveillant de son amie Prudence, avant d’être impitoyablement happée par les bras de la mort. D’autres éléments de décor placés au fond de la scène — des banquettes basses installées dans le coin côté jardin, avec un portait à fleurs de l’héroïne, un paravent au milieu et une table recouverte de verres et d’une bouteille de champagne — sont là davantage pour suggérer en sourdine une certaine idée de confort en référence au luxe de la société mondaine. Le rouge qui domine nous évoque inlassablement le caractère passionné, quasi théâtral, de l’histoire d’amour vertigineuse. La scénographie relève ainsi la théâtralité des scènes les plus émouvantes pour en atténuer le côté spectaculaire.
Tout à fait convaincants dans leurs rôles, les comédiens dirigés par Jean-Marie Ledo créent des personnages individualisés, doués d’une sensibilité vibrante qui les plongent dans des situations d’autant plus intenses. Si le narrateur donne un coup de pouce à l’action pour en relier par la suite les différents moments, Laurent Moulin l’incarne avec ce charisme affectueux qui suscite la confiance essentielle à convaincre les spectateurs de la véracité des faits. Jean-Marie Ledo, dans le rôle du Comte, crée quant à lui un personnage sûr de lui-même et de sa valeur personnelle au sein de la société mondaine : ses gestes assurés et sa voix ferme montrent clairement que son amour passionné n’est pas dupe de la diplomatie galante de Marguerite. Romain Châteaugiron, dans le rôle d’Armand Duval, nous séduit par l’innocence et la douceur affables qui contrastent avec l’allure plus recherchée du Comte et qui donnent ainsi à son expression de la passion ce quelque chose de nerveux qui le dévore comme de l’intérieur. De son côté, Natacha Simic s’impose comme une Marguerite très expressive en adoptant des postures fébriles et en traduisant par-là délicatement la passion, le trouble et le dilemme qui subjuguent son personnage : elle montre parfaitement l’effort surhumain de Marguerite pour maîtriser ses émotions dans les situations les plus éprouvantes. Ronan Carretti (Gaston), Maïna Louboutin (Prudence), Jean-François Labourdette (le père d’Armand) et Michelle Sevault (Nanine) s’emparent, tous, de la création des personnages secondaires avec une grande adresse.
Présentée au Guichet Montparnasse, La Dame aux Camélias dans l’adaptation subtile de Jean-Marie Ledo et Jean-François Labourdette nous envoûte par la sensibilité et l’élégance avec lesquelles les comédiens mettent en vie une histoire d’amour célèbre : sans verser dans l’excès de pathétique, leurs personnages personnifient les passions exaltées avec cette noblesse qui nous touche en plein cœur, mais aussi avec cette humanité qui nous rapproche d’eux.