Sans famille est une adaptation théâtrale d’un roman éponyme d’Hector Malot par Léna Bréban et Alexandre Zambeaux. Cette création présentée dans une mise en scène pittoresque est jouée au théâtre du Vieux-Colombier (>).
Sans famille est tout d’abord un récit d’enfance à succès, écrit dans la veine du célèbre Oliver Twist de Charles Dickens : depuis sa parution en 1878, il a connu de nombreuses rééditions et plusieurs adaptions cinématographiques pour s’imposer comme un grand classique de la littérature de jeunesse. Il séduit par une histoire romanesque apparentée à la fois à une forme de récit de voyage et un roman d’apprentissage. L’action se met en effet en marche au moment où Rémi se retrouve à la rue, chassé à l’âge de huit ans de son foyer adoptif, au retour d’un beau-père farouchement opposé à nourrir un enfant trouvé et disposé à le louer en gages au saltimbanque Vitalis. Passant des bras d’une belle-mère chérie qui vit dans la misère, il s’attache à ce comédien ambulant prêt à l’intégrer à sa troupe de fortune composée d’un singe et d’un chien pour le faire chanter et danser avec eux. Tous les quatre, ils parcourent la France tout en connaissant des hauts et des bas, exposés à plusieurs accidents de vie dont le froid, la faim et même la mort. Léna Bréban et Alexandre Zambeaux embarquent ainsi les spectateurs dans l’histoire de Rémi pour les plonger dans un univers enfantin empreint d’amitié émouvante, de poésie scénique, mais aussi de franche gaieté.
La scène représente un lieu ouvert, facilement transformable pour suggérer les différents endroits d’une action épique fondée sur des déplacements souvent rapides. Au fond d’un plateau tournant est placé un grand rocher, symbole emblématique du parcours itinérant de Rémi, mais aussi des écueils qui l’attendent et de l’abandon auquel il est amené à faire face au cours de son périple. Ce plateau tournant favorise des changements fluides tout en donnant lieu à des transitions efficaces qui montrent souvent les personnages sur les chemins et ce, dans des tableaux colorés au son d’une musique inquiétante. Si un échafaudage en lattes installé côté jardin représente, au lever du rideau, la maison pauvre de Mère Barberin, il change plusieurs fois de fonction pour servir d’abri de fortune ou d’entrée lors des scènes d’intérieur, comme celle qui est située dans la maison du souteneur d’enfants Garofoli. Grâce à une longue toile étendue sur le devant de la scène, celle-ci se transforme d’un coup en bateau où Madame Milligan et Arthur abritent pendant quelque temps Rémi et les deux animaux. Le plateau renferme enfin une plateforme destinée à montrer les personnages en train de jouer leur spectacle. La scénographie et le traitement de l’espace contribuent ainsi amplement à dépeindre des situations tant soit peu pittoresques dans lesquelles évolue le récit de vie de Rémi.
Malgré la pauvreté du milieu social inscrit dans l’histoire du roman d’Hector Malot, la costumière Alice Touvet imagine pour les personnages de jolis costumes qui masquent en partie leur misère. L’assemblage de tissus de couleurs et matériaux variés montre en effet cette misère sous un beau jour pour souligner l’aspect folichon de l’action romanesque qui, en fin de compte, conduit Rémi de la pauvreté à l’aisance. Rémi et Mère Barbebin sont ainsi vêtus de costumes qui marient gaiement des tissus à motif à une palette de couleurs vives en accord avec leur optimisme fondamental et leur généreuse jovialité. Le seul personnage de Vitalis, habillé d’un vieux paletot marron et chaussé de bottes usées, a l’air miséreux d’un saltimbanque errant sur les chemins, ce qui contraste au reste avec sa profonde bonté et la beauté plastique de sa boîte à musique. S’il est accompagné d’un gracieux singe, en forme de marionnette habilement manipulée par Jean Chevalier, et du chien Capi drôlement incarné par Bakary Sangaré, coiffé à l’occasion d’une perruque dread foncée, ils forment un trio inséparable qui, rejoint par Rémi, introduit dans l’action les scènes les plus joyeuses comme les plus émouvantes.
Léna Bréban et Alexandre Zambeaux ont inventé une formidable action scénique qui entraîne les spectateurs, tenus en haleine tout au long de la représentation, d’une scène épatante à l’autre en renouvelant rondement des tonalités aussi diverses que variées en fonction des endroits traversés. Dès lors que le rideau se lève sur la ferme de Mère Barberin en manque de moyens, l’action se met en marche pour avancer à un rythme effréné tout en mêlant des passages épiques à des moments dramatiques, souvent hauts en couleurs, mais aussi à quelques chansons relevées par des chorégraphies expressives. Elle ne s’enlise jamais dans un excès d’émotion ou dans un excès de gaieté ou même de drôlerie bouffonne. Si Rémi, mis à la porte et engagé par Vitalis, se trouve soudain en proie à la peur, douloureusement éprouvé par la brutale froideur du beau-père et le déchirement de Mère Barberin, la sympathie du comédien lui redonne de l’espoir et le rend même joyeux, dès lors que celui-ci lui achète de vraies chaussures et qu’il lui fait répéter une chanson. Ces répétions pétillantes le montrent pris au jeu malgré des maladresses riantes pour conduire à une représentation déjantée censée remporter un grand succès. Mais ce succès de la troupe obtenu à un endroit rebondit rapidement à un autre sur un contretemps qui expose les personnages à la misère, ce qui donne lieu à une marche épuisante sous la neige et par-là à un magnifique tableau scénique. Rémi, en route, seul ou accompagné, est ainsi ballotté d’une situation rocambolesque à l’autre.
C’est Véronique Vella qui crée ce personnage d’enfant : son Rémi ne perd rien de l’agilité qu’on lui suppose en lisant le roman d’Hector Malot ; la comédienne lui donne une allure alerte grâce à son sens de la repartie et ses gestes vifs, de sorte que son Rémi traverse les situations les plus éprouvantes avec une légèreté éveillée qui atténue leur caractère pathétique et fait évoluer l’action sans verser dans le sentimentalisme. Thierry Hancisse, dans le rôle de Vitalis, séduit Rémi autant que les spectateurs par une assurance aisée : sa prestance enjouée, ses nombreux sourires et clins d’œil, sa persévérance sensible dans ses intonations graves, agissent comme un remède efficace contre les souffrances de Rémi et servent de passerelle entre son monde enfantin et celui des adultes qui leur met à tous des bâtons dans les roues. Jean Chevalier, qui crée deux autres personnages capitaux, celui de Mattia en particulier, suscite le rire des spectateurs à travers ses arlequinades convaincantes : les postures comiques qu’il adopte avec aisance introduisent dans l’aventure de Rémi des scènes burlesques. Saluons enfin l’excellent travail d’autres comédiens parus dans plusieurs rôles épisodiques en donnant vie à des personnages aussi drôles qu’attachants pour accompagner Rémi dans son cheminement vers les retrouvailles avec sa famille.
Sans famille s’impose ainsi comme une belle aventure théâtrale qui enchante aussi bien les enfants que les spectateurs adultes : Léna Bréban et Alexandre Zambeaux ont réussi à porter sur scène l’histoire de Rémi dans une mise en scène pétillant à la fois d’émotions et de rires. C’est un spectacle entraînant qui séduit par la saveur romanesque de ses scènes les plus délirantes.