Archives de catégorie : 03- Saison 2020-21

Poche-Montparnasse : Le Laboureur de Bohême

      Le Laboureur de Bohême est un dialogue du xve siècle de Johannes von Tepl, traduit en français par Florence Bayard et adapté pour le théâtre par Marcel Bozonnet et Pauline Devinat. La pièce est donnée au Théâtre de Poche-Montparnasse (>) avec Marcel Bozonnet et Logann Antuofermo dans les rôles respectifs du Laboureur et de la Mort.

      Le Laboureur de Bohême est un texte conçu comme un dialogue allégorique entre un homme et la Mort. Son écriture relève clairement des techniques de la rhétorique médiévale inspirée de l’Antiquité. Il s’agit, pour le Laboureur, de convaincre la Mort d’injustice et de l’amener par ses arguments à lui rendre sa chère femme. Dans cette perspective, le texte de Johannes von Tepl appartient au genre judiciaire fondé sur l’accusation ou la défense d’une cause. On retrouve dans le discours de l’accusateur les procédés habituels : la narration des faits passés et l’invocation des principes généraux appliqués à son cas particulier, mais aussi la brièveté des tirades et l’absence de digressions. Cette forme dialogale peut cependant paraître sur la scène quelque peu rigide dans la mesure où l’échange à travers les tirades ne favorise pas la vivacité : les deux personnages tiennent en effet chaque fois les discours, bien construits et d’une certaine longueur, qui ne correspondent pas à un échange verbal habituel. De plus, la « dispute » insoluble entre le Laboureur et la Mort est tranchée à la fin par l’intervention de Dieu qui remet les deux personnages à leur place. Du point de vue de sa composition, le dialogue de Johannes von Tepl se présente ainsi comme un exercice de style propre à l’enseignement de la scolastique médiévale conciliant l’héritage culturel antique et la théologie chrétienne : en l’occurrence, l’ancienne forme de disputatio et le contenu métaphysique empreint de christianisme. Si Le Laboureur de Bohême relève de cette forme d’écriture archaïque, il véhicule donc en même temps les représentations du monde radicalement différentes des nôtres ― la condition humaine repose ici entièrement sur une foi inébranlable en Dieu créateur et en la justice divine. Le texte nous touche pourtant par sa portée humaine : il place au centre de l’intérêt un homme souffrant, un homme profondément croyant mais en proie à un doute existentiel.

Le Laboureur. — Terrible destructeur de toute contrée, nuisible proscripteur de tout être, cruel meurtrier de toute personne, vous, Mort, soyez maudit ! Que Dieu, votre créateur, vous haïsse, qu’un malheur toujours plus grand réside à vos côtés, que l’infortune hante avec force votre demeure, que toujours vous soyez couvert d’opprobre ! (Le Laboureur de Bohême, chap. 1)
 

      Quelle que soit son origine, tout type de dialogue se prête en général à l’adaptation au théâtre, ce qui est également le cas du Laboureur de Bohême. Selon le projet esthétique retenu, il fallait lui donner une dimension scénique autre qu’une simple lecture à deux voix, autrement dit inventer un jeu scénique qui lui confère un mouvement en rapport avec ses enjeux métaphysiques. Marcel Bozonnet et son scénographe Renato Bianchi ont opté pour une mise en scène très sobre. Sur le plateau vide se trouve accolé un triangle gris plié en deux entre le sol et le mur du fond. À gauche de la pointe haute de ce triangle est accroché un rond clair représentant sans doute la lune d’autant plus que, dans le coin gauche de la scène, se dresse un tableau avec des nuages. La serfouette rouge est le seul accessoire retenu, symboliquement manipulé autant par le Laboureur que par la Mort. L’espace scénique ne réfère ainsi à aucun lieu concret : il figure au contraire un lieu abstrait et non daté que l’on peut situer entre le ciel et la terre au regard des éléments cosmiques et géométriques employés. Ce choix scénographique permet de manipuler l’historicité du texte pour donner à l’action une dimension universelle. Le temps dramatique paraît ainsi anhistorique, supposant peut-être même l’arrêt de son écoulement ou son déplacement dans le hors-temps. Les costumes des personnages confectionnés dans cet esprit renvoient à ce lieu atemporel et à ce temps suspendu : le Laboureur est vêtu d’une combinaison brun clair, sans doute en référence à son métier lié au travail de la terre, la Mort d’une combinaison grise assortie de pans noirs. Si le brun clair représente ici la vie ou la renaissance à la vie, le gris et le noir sont les signes de la destruction. L’abstraction spatio-temporelle et l’utilisation des symboles dans la scénographie du Laboureur de Bohême gagnent ainsi tout l’intérêt du spectateur contemporain pour les questionnements existentiels qu’entraîne le texte.

Quant à Margherita, qui signifie « la perle », elle incarne la voie qui mène à Dieu. Privé de cette initiatrice, le veuf Laboureur doit s’efforcer de trouver la vérité en lui-même. La foi est un combat d’autant plus difficile à livrer que la mort ébranle la confiance que l’homme avait mise en Dieu.
Florence Bayard, Le Laboureur de Bohême, Dossier de presse, 2020.
 

      L’action est déclenchée par l’accusation du Laboureur plié sous le poids de la douleur provoquée par la disparition prématurée de sa femme Margherita lors d’un accouchement. Agenouillé sur la scène, le regard plongé dans le vide, le comédien se relève peu à peu en invectivant et en maudissant la Mort pour la lui avoir prise. Si le Laboureur en veut autant à la Mort, c’est parce qu’il ne comprend pas cet acte d’injustice au regard de la pureté morale de sa femme, alors que la Mort laisse en vie les criminels et les grands pécheurs. À sa grande surprise, celle-ci finit par lui répondre du fond de la salle à travers les rangs des spectateurs, laissant le Laboureur seul sur scène dans la posture d’un mortel frappé d’incompréhension. Si l’espace symbolique qui lui est réservé reste limité à la scène dont il ne sortira que pendant quelques moments, les déplacements incessants de la Mort symbolisent d’emblée son omniprésence : on n’entend d’abord que sa voix, on la voit ensuite apparaître au pied de la scène côté cour ou derrière une sorte de paravent, se présenter face au Laboureur ou s’asseoir sur un tabouret, disparaître toujours une fois que son discours réprobateur est terminé. Ce sont ces apparitions de la Mort qui donnent du mouvement à l’action scénique. Elles ne manquent pas d’engendrer une certaine inquiétude à cause de leur caractère imprévisible : on ne sait pas quand et par où la Mort entrera sur scène, comme on ne sait pas dans la vie réelle quand et où elle fauchera. Ces apparitions créent même un certain suspens parce qu’on se demande si la Mort reviendra et si elle aura le bon vouloir de répondre aux arguments inépuisables du Laboureur. La manipulation de l’espace scénique étendu à la salle et à la hors-scène matérialise parfaitement la condition inégale des deux discoureurs : celui qui ne pourra jamais l’emporter sur celui qui n’a rien à perdre.

      Le jeu des deux comédiens se distingue par des gestes et des mouvements simples. Si le Laboureur incarne un mortel affligé et perplexe en proie à un doute existentiel, le comédien qui l’interprète conserve tout au long de l’action le registre mesuré marqué par le deuil. En dehors de son accusation initiale qui reste violente tant dans la teneur de ses propos que dans l’expression de la douleur, on ne décèle rien de brusque ou de précipité dans son jeu. Le comédien montre au contraire que l’argumentation du Laboureur est réfléchie, qu’elle est soumise au logos et non pas à la folie. Tel un Laocoon sevré par le serpent, il laisse transparaître l’émotion à travers un souffle tempéré de paroles : ses intonations et ses gestes réservés touchent plus le spectateur que ne l’auraient fait des manières affectées. Marcel Bozonnet dans le rôle de la Mort se trouve, quant à lui, dans une situation qui le conduit à une plus grande variation de tons et de gestes. La Mort se moque littéralement de la vanité du Laboureur persuadé d’avoir le droit de lui réclamer des comptes et de marchander les vertus de sa bien-aimée contre une vie plus longue. Marcel Bozonnet ne manque pas de hausser le ton, de ricaner, de dénoncer avec véhémence cette audace humaine insensée. Il défend les prérogatives de la mort sur la vie avec la désinvolture de celui qui est plus que sûr de sa position supérieure.

      Le Laboureur de Bohême est sans aucun doute un texte puissant qui fascine par la teneur métaphysique de son questionnement atemporel sur la mort. Il résonne avec toutes les époques au regard de la naïveté de la situation du Laboureur, épurée de tout ancrage historique, et ce, malgré sa dimension profondément chrétienne. Sa puissance et sa résonance tiennent précisément à la simplicité de l’argumentation qui ne s’enlise pas dans un débat philosophique obscur et prétentieux. Sans grands moyens, la mise en scène sobre de Marcel Bozonnet laisse surgir la « dispute » entre le Laboureur et la Mort dans la plus grande pureté d’une joute verbale.

Théâtre 13 – Seine : Yourte

      Yourte est une création de la compagnie Les mille Printemps à partir du texte co-écrit par Gabrielle Chalmont et Marie-Pierre Nalbandian : elle est donnée au Théâtre 13 – Seine (>).

      Au regard de plusieurs particularités dramatiques, Yourte n’est pas un spectacle tout à fait traditionnel. La pièce est présentée comme « une comédie engagée », que l’on peut d’emblée associer à une « pièce à thèse ». Ce classement parmi les « pièces à thèse » suscite une certaine méfiance parce qu’on s’attend à ce qu’elles cherchent à nous imposer une idéologie ou à nous donner une leçon. Si on a tendance à s’en méfier, c’est aussi que le théâtre à thèse sous-entend que le spectateur est ignorant ou que ses convictions et les représentations sont erronées. On n’est plus à l’époque des Lumières où les « philosophes » croyaient pouvoir instruire un public dans l’ensemble illettré. Quand on dit, d’autre part, « théâtre engagé », on pense immédiatement au théâtre de Sartre et à son utilisation de la scène pour exposer ses idées philosophiques. Ce théâtre paraît aujourd’hui daté dans la mesure où l’existentialisme, bel et bien dépassé, n’a plus de cours. On peut également penser à certaines pièces d’Ibsen, telles qu’Un ennemi du peuple ou La Maison des poupées. Le traitement de l’action dramatique et les sujets abordés par le dramaturge norvégien sont en revanche doués d’une telle dimension universelle que son théâtre continue à nous tendre un miroir et à interroger notre rapport à la société. Ibsen sort du lot parce qu’il passe généralement pour le fondateur du théâtre moderne en raison du renouvellement des sujets considérés comme fondamentaux pour la société qui n’est plus fondée sur les anciennes valeurs aristocratiques mais sur l’égalité et la justice sociale. Le théâtre à thèse comme le théâtre engagé ont donc leurs hauts et leurs bas. Pour gagner la faveur des spectateurs et pour devenir pérennes, ils nécessitent une manipulation particulière qui ne conduise pas à un didactisme plat. Pièce « écologique » sur la vie singulière d’une communauté en retrait de la société de consommation, Yourte tâche d’éviter cet écueil en repensant et en remodelant le rapport de la scène à une salle de théâtre en gradins.

Yourte est le récit d’un rêve. Des jeunes gens se regroupent pour imaginer, inventer, construire un nouveau monde, une manière de vivre qui leur ressemble et les rassemble. Quitter la ville pour la campagne, troquer mille supermarchés pour un potager, abandonner patron.ne.s, logements, voitures, ordinateurs, portables, argent. Vivre ensemble en redécouvrant les saveurs de l’entraide, du partage, de l’égalité au sein d’un espace vert où béton, consommation, carriérisme et individualisme n’ont plus leur place. Le rêve, c’est la yourte. Oui, mais le rêve de qui ? Tout le monde ?
Yourte, Théâtre 13, Dossier de presse
 

      Les spectateurs qui entrent dans la salle sont accueillis et placés par les comédiens eux-mêmes. Ce qui désarçonne certains d’entre eux, c’est que deux jeunes comédiennes les tutoient tous sans gêne et sans différence d’âge : certains semblent embarrassés, d’autres se laissent prendre au jeu. On comprend rapidement l’enjeu de cet accueil « amical » dans la mesure où la séparation stricte entre la scène et la salle ne sera jamais vraiment instaurée. La vie communautaire dans la Yourte est fondée sur des relations franches, épurées de toutes conventions et hiérarchie sociales. Les comédiens jouent certes de manière traditionnelle en respectant le déroulement de l’action retenue et les rôles appris, mais ils œuvrent tout au long de la représentation à briser l’illusion théâtrale au nom de cette simplicité égalitaire des relations sociales. Ils cherchent même à inclure les spectateurs dans l’action en leur donnant l’impression qu’ils font partie de la communauté comme Isaac et sa petite amie qui s’y rendent pour voir leurs amis pendant les vacances. Plusieurs spectateurs se voient interpellés au cours de la représentation, invités à répondre à des questions ou à rejoindre la scène pour aider les comédiens à déplacer les décors. En même temps, ceux-ci montent çà et là dans les gradins, s’appuient nonchalamment sur la balustrade, se parlent à travers les rangs des spectateurs s’ils ne s’adressent directement à eux pour partager leur point de vue. Moi-même j’ai été interrogé, au milieu du spectacle, par une comédienne qui voulait savoir si j’étais bien installé. Une complicité toute singulière s’établit ainsi entre les spectateurs et les comédiens qu’on a alors du mal à considérer comme de simples personnages sortis de l’imagination d’un dramaturge. On sait que l’on assiste à un spectacle organisé, et les comédiens le présentent généralement comme tel, mais ils semblent en même temps se confondre avec des personnes de la vie réelle.

L’affiche de Yourte, Théâtre 13, 2020

      La scénographie et les manipulations des décors sont dans ces conditions tout à fait symboliques. La scène n’est pas censée représenter un lieu réel. Elle abrite les comédiens-personnages venus partager leur expérience avec les spectateurs en salle. Elle comprend avant tout deux espaces dramatiques différents : l’appartement d’Isaac et de sa copine et le terrain où s’est installée la communauté Yourte. Le premier est matérialisé, au milieu de la scène, par quatre grandes planches en bois, une paroi bleu gris dressée derrière et portant une étagère, une table et trois chaises posées devant. C’est là que paraît le jeune couple au début de l’action pour opposer son mode de vie frustré par des échecs professionnels, des espoirs brisés ou l’usure des transports à celui de la Yourte qui passe pour sain. Le second espace dramatique qui embrasse toute la scène est suggéré par des tentes en bambou ― de grosses tiges que les comédiens ne cessent d’assembler et de déplacer ―, deux parterres en bois remplis de salades ou de terre. C’est ainsi que l’appartement sera symboliquement absorbé par l’espace réservé à la communauté dès lors qu’Isaac et Camille décident de renoncer à leur vie ordinaire et de rester auprès de leurs amis. Il est démantelé, les pièces réutilisées : les planches sont déplacées par les comédiens pour construire la scène où les membres de la communauté se représentent leur vie antérieure, chacun, à travers un défaut saillant. Présentée comme ça, l’action a bel et bien l’air d’une pièce à thèse censée mettre en avant les bienfaits de la vie vécue au milieu de la nature.

Aujourd’hui j’ai 26 ans, et j’admets avoir du mal à faire le deuil de mon monde. Un monde qui tue, exploite, divise, torture. Oui, mais aussi un monde qui voyage, explore, soigne, écrit, chante, danse et communique loin, très loin. […] Ma génération, elle vit une transition. Un immense bordel complexe vécu par des individus qui n’ont plus envie de subir les bras croisés. C’est de ce groupe d’individus dont j’ai envie de parler aujourd’hui. Il est l’heure de se raconter des histoires.
Gabrielle Chalmont, co-autrice de Yourte, Théâtre 13, Dossier de presse
 

      La vie dans la Yourte ne paraît cependant pas parfaitement harmonieuse. Elle est certes conçue comme une utopie, assumée au reste explicitement comme telle, mais l’action en fait apparaître des limites. Elle est tout d’abord dérangée par l’arrivée du jeune couple et, en particulier, celle de Maxime qui se moque royalement de sa « philosophie » poussée à outrance. La désinvolture de Maxime fait ainsi basculer l’action dans le comique. Si ce trentenaire a été emmené par Isaac et Camille, c’est parce que sa femme l’avait quitté du jour au lendemain. L’attachement de Maxime à la vie ordinaire fondée sur l’ambition et la réussite sociales divisent les membres de la Yourte désemparés par son comportement cavalier. Sa sœur essaie de calmer le jeu au prix d’une violente dispute, puis le caractère impulsif de Jonathan conduit à une agression physique stoppée in extremis par d’autres membres. Mais il n’y a pas que Maxime qui met le feu aux poudres, il y a aussi un sujet brûlant qui divise : l’intervention discutée contre la construction d’un supermarché Carrefour dans les parages des terrains de la communauté. Si Jonathan est adepte d’une solution radicale ― faire sauter le nouveau Carrefour, d’autres membres s’y opposent au nom des principes fondateurs de la Yourte. Recourir à la violence, ce serait revenir à la vie antérieure contestée, ce serait revenir à l’époque des manifestations et des grèves, c’est-à-dire à l’époque des revendications politiques et sociales, alors que vivre dans la Yourte signifie vivre dans le renoncement et en harmonie avec la nature.

      L’action dramatique fait ainsi ressortir des tensions existant au sein de la communauté sans aucune idéalisation. Elle mise plutôt sur le comique et le rire, parfois même sur la dérision. De manière générale, elle ne cherche pas, et c’est là le mérite de la pièce, à convaincre, coûte que coûte ou en jouant sur les émotions des spectateurs, de la justesse exclusive de la philosophie de la Yourte. On le voit dans le cas du personnage de Maxime : aucun membre de la communauté ne tente de le faire adhérer à son idéologie ni de le retenir. L’action montre simplement cette autre vie comme une alternative à la vie de la société de consommation qui conduit, sur le plan humain, à la frustration entraînée par des ambitions insatisfaites et, sur le plan planétaire, aux abus d’un capitalisme sauvage et à l’effondrement écologique. Cette action est enfin portée par les comédiens convaincants dans leur rôle, qui s’en emparent avec un tel naturel qu’on les prend pour des membres de la Yourte. S’ils sont tous brillants, on souligne en particulier le talent de Bastien Chevrot dans le rôle Jonathan qui crée un personnage ferme et pourtant touchant. Yourte est une pièce de théâtre et un spectacle hors du commun.