Archives de catégorie : 04- Saison 2021/22

Théâtre de l’Odéon : La Cerisaie

      Metteur en scène portugais, dramaturge renommé et nouveau directeur du Festival d’Avignon, Tiago Rodrigues a inauguré sa 75e édition, celle de 2021, avec une nouvelle création de La Cerisaie de Tchekhov. Contrairement à sa pratique, il s’empare d’un texte existant dont il n’est pas auteur pour en proposer une relecture personnelle. C’est Isabelle Huppert qui apparaît dans le rôle de Lioubov qu’elle incarne avec une sensibilité éblouissante tout en poussant les limites de l’art dramatique à un étonnant degré de perfection. Partie en tournée, cette Cerisaie est actuellement jouée à l’Odéon- Théâtre de l’Europe (>).

      La Cerisaie ne cesse d’intriguer depuis sa création moscovite par Stanislavski et Dantchenko (1904), ne serait-ce qu’à cause de l’opposition des deux metteurs en scène et de l’auteur quant à la tonalité à donner à l’action scénique. Si Tchekhov conçoit, sans hésiter, sa pièce comme une « comédie en quatre actes », les thèmes abordés tendent rapidement à des lectures plus « sérieuses », empreintes de mélancolie et de désenchantement tout romantiques : la perte d’une propriété ancestrale et sa liquidation entamée au cours du IVe acte, la cérémonie des adieux, les vies et les amours manqués, l’effondrement et la dislocation de l’ancien ordre social, la montée en puissance de la spéculation et de l’argent qui favorisent la réussite de « moujiks », tout cela infléchit l’interprétation de La Cerisaie pour en faire ressortir avec nostalgie la disparition d’une société harmonieuse consacrée par l’habitude. L’insouciance et la vie à crédit de Lioubov, son attachement à l’amusement, son caractère aventurier, sa facilité à rebondir, exercent, d’autre part, une indéniable séduction pour ce personnage énigmatique dont les grands gestes pleins de noblesse nous charment infiniment plus que l’esprit de travail d’un arriviste inculte de la trempe de Lopakhine. Et pourtant, les propos innervés de ton mordant ne cessent de dénoncer en sourdine un immobilisme dérisoire sur lequel se reposent tendancieusement les personnages les plus séduisants de la pièce.

La Cerisaie
La Cerisaie, mise en scène de Tiago Rodrigues, Festival d’Avignon 2021 © Christophe Raynaud de Lage

      Tiago Rodrigues, quant à lui, n’inscrit pas sa mise en scène de La Cerisaie dans une tradition comique qui tende à la dérision. Ce n’est pas que les comédiens ne se laissent pas aller à une certaine légèreté qui se dégage de leurs propos et de leurs mouvements souples : leurs personnages semblent vivre très à l’aise, renfermés dans un univers délicatement enjoué, coupés de la réalité matérielle du monde environnant qui finit par les rattraper sans les surprendre. Mais leur propension à la légèreté, à la nonchalance, à l’étourderie, ne se communique paradoxalement pas aux spectateurs : Tiago Rodrigues a réussi à la tenir cloîtrée sur scène malgré un espace laissé grand ouvert et malgré plusieurs effractions ambiguës faites au quatrième mur. Les personnages de sa Cerisaie demeurent ainsi confinés dans un entre-soi pétillant, pétri de boutades à répétition et de petites histoires personnelles vécues collectivement. C’est leur déni de la réalité matérielle, incessamment rappelée par l’instinct mercantile de Lopakhine, qui les isole ainsi des spectateurs dans cet entre-soi confortable pour instaurer une atmosphère tendue aux confins de tragique. Tiago Rodrigues peut à juste titre parler de Lioubov comme d’« une héroïne tragique dans un drame comique » : Isabelle Huppert, quant à elle, a su lui donner cette saveur et cette attirance étourdissantes qui entraînent jovialement les autres vers une « catastrophe » que sa Lioubov surmonte avec aplomb.

      La scénographie de La Cerisaie de Tiago Rodrigues frappe par le décalage avec lequel elle dessine l’espace scénique d’une action censée se dérouler à l’intérieur d’une maison ancienne dans trois actes sur quatre. Elle met en effet en œuvre un grand espace ouvert, rempli de plusieurs rangs de chaises en fils de pêche, disposées symétriquement au début de l’action, et de quelques constructions métalliques à branches sur lesquelles sont suspendus différents lustres en cristal, constructions mobiles dont l’une sert de base à deux musiciens, un pianiste et un guitariste. En brouillant amplement les pistes d’un ancrage réaliste dans une Russie fin de siècle, cette scénographie « étrange » situe l’action dans un univers hautement théâtral qui déréalise certains actes en décalage avec les propos des personnages, que ce soit le discours de Léonid tenu sur l’armoire curieusement absente de scène ou qu’il s’agisse d’Ania qui lit assise sur une chaise du fond, alors qu’elle est censée dormir dans une chambre d’à côté. Tout semble être un effet d’illusion ou de rêve, comme la vie de ces personnages suspendue, le temps des trois premiers actes, dans un cadre spatio-temporel renfermé sur lui-même. La scène débarrassée de tout et éclairée par une lumière claire au cours du dernier acte nous convainc, en revanche, que la cérémonie des adieux, plongée dans une ambiance épurée, libère les personnages du poids de leur passé en brisant les chaînes qui les attachaient insidieusement à la Cerisaie. La dimension onirique des trois premiers actes contraste ainsi spectaculairement avec l’esprit de lucidité du dernier.

      La mise en scène de Tiago Rodrigue montre les personnages doublement enfermés dans un entre-soi à la fois rassurant et déroutant grâce à une série de paradoxes scéniques qui interrogent la perception de leur rapport à la réalité. Si ce n’est pas le seul espace ouvert vers le monde qui les tient prisonniers de leurs fantasmes et de leurs aspirations frustrées, ils semblent solitaires malgré une présence collective sur scène. Évoluant dans un univers subverti par un effet de déréalisation, les comédiens brisent à plusieurs reprises le quatrième mur à travers des adresses dirigées vers la salle, tandis que leurs personnages sont censés s’adresser à ceux qui généralement n’écoutent pas tout à fait faute de répondre sur le sens des propos. Epikhodov, quand il présente ses bottes, ou Douniacha, quand elle évoque son amour pour lui, donnent l’impression de vouloir établir un contact oculaire avec la salle, comme s’ils ne trouvaient plus d’interlocuteur sur scène. Cet effet prend tout son sens au moment où Varia parle de la Cerisaie face aux spectateurs, comme si elle regardait le verger dans une sorte d’ébahissement rêveur. Léonid adopte la même posture lors de ses discours qui ennuient rageusement la compagnie, comme s’il cherchait dans le public un destinataire fantasmagorique plus réceptif. Ces gestes inattendus nous soulignent finement la profonde solitude intérieure de ces personnages livrés au désœuvrement et à la rêverie. Les paradoxes qu’ils engendrent ensemble avec les choix dramaturgiques les rapprochent des spectateurs dans la salle à travers un curieux effet de distanciation.

La Cerisaie, mise en scène de Tiago Rodrigues, Festival d’Avignon 2021 © Christophe Raynaud de Lage

      Plusieurs autres choix renforcent cet effet tout en infléchissant la signification de La Cerisaie de Tiago Rodrigues. Lopakhine, au début de l’action, parle sans ambages aux spectateurs de la pièce de Tchekhov, comme si ce geste métathéâtral repoussait d’abord celle-ci dans un univers de contes pour adultes, geste qu’il reproduit au tournant du troisième et du quatrième acte en remarquant que l’action pourrait s’arrêter là. Si Lopakhine intervient de la sorte, c’est sans doute parce qu’il l’ouvre en évoquant le retour de Lioubov, mais aussi parce qu’il la termine en accompagnant symboliquement la famille au moment de partir. Il paraît de plus comme le personnage le plus lucide qui vit en phase avec son temps sans comprendre l’enlisement des autres dans une insouciance aristocratique hors du temps. C’est bien lui qui introduit dans l’action l’écoulement d’un temps historique à travers le progrès que représente son ascension sociale couronnée par la liquidation du passé liée à la démolition de la maison et à l’abattement du verger dès le quatrième acte. Les trois premiers multiplient ainsi des éléments qui plongent l’existence de la famille dans une ambiance  onirique, à commencer par des lumières tamisées. Cet effet est renforcé par l’introduction de plusieurs morceaux musicaux dont certains sont relevées de chorégraphies délirantes, comme cette danse énigmatique lors de laquelle les comédiens se meuvent sur scène avec des foulards portés sur leurs visages. Tout concourt à conférer à l’action des trois premiers actes une dimension quasi fantastique qui nous subjugue par intermittence tout en nous transportant dans un temps suspendu. À travers son double geste métathéâtral qui tend à transformer l’action de La Cerisaie en mythe, Lopakhine donne ainsi l’impression qu’il veut accaparer toute l’histoire de la pièce non pas tant pour mettre en valeur la sienne que pour l’inscrire dans la grande Histoire.

      La Cerisaie dans la mise en scène de Tiago Rodrigues est une création remarquable à tout point de vue. Les comédiens créent des personnages individualisés, dont certains sont bien hauts en couleur. Ils nous persuadent tous avec aisance de la valeur universelle de cette dernière pièce de Tchekhov présentée en l’occurrence dans une scénographie décalée qui gomme toute référence réaliste pour en faire ressortir l’intemporalité propre aux contes et aux mythes. Tiago Rodrigues a réussi à mettre en œuvre une action scénique qui nous surprend avec délicatesse par son originalité pour interroger spectaculairement notre attachement à un idéalisme passéiste.

Studio Hébertot : Pôles de Joël Pommerat

      Pôles est une pièce créée par Joël Pommerat en 1995 au théâtre de Montluçon : c’est celle qu’il considère comme son « premier texte artistiquement abouti » et qu’il publie aux éditions Actes Sud (2003). Plus de vingt ans après, Christophe Hatey, apparu en 1995 dans le rôle de Walter, obtient le droit de la recréer, avec la compagnie Air du Verseau (>), et en collaboration avec Florence Marschal, dans une nouvelle mise en scène personnelle, programmée au Studio Hébertot début janvier 2022 (>).

      Énigmatique, l’intrigue de Pôles repose sur une reconstitution fragmentaire d’événements vécus dans un passé lointain qui échappe aux personnages réunis un jour sur un coup de hasard. C’est une de ces pièces conçues autour du travail sur la mémoire et ses défaillances dans un cadre spatio-temporel éclaté en raison de nombreux retours dans le passé qui bouleversent régulièrement le déroulement linéaire d’une action principale étendue sur une année. Ces retours dans le passé sont ordonnés autour d’un événement « horrible », celui d’un prétendu matricide survenu dans des conditions douteuses, jamais tout à fait éclairé. Une dialectique dramatique troublante se dessine ainsi entre un passé douloureux, resté suspendu dans l’impasse d’une enquête manquée, et un présent lourd de ce passé difficile à raconter. L’enjeu d’une mise en scène de Pôles semble d’emblée tenir à l’actualisation scénique de ce rapport inextricable entre les deux moments de l’action.

      Christophe Hatey s’empare de Pôles en interrogeant précisément le lien mystérieux entre le passé et le présent en regard de la grande Histoire, évoquée en sourdine dans certains propos à travers un anniversaire non spécifié qu’il s’agit de commémorer à une année d’intervalle. Pour ce faire, il opte pour la simplicité matérielle du dispositif scénique qui situe la double action de la pièce aussi bien dans une époque intemporelle que dans un lieu imprécis. Inspirée de la pratique scénique de Joël Pommerat, sa scénographie paraît tout aussi dépouillée et symbolique que celle de son maître : deux paravents blancs sont les seuls décors qui servent de cadre aux effets de lumière sur lesquels reposent l’évocation d’ambiances diverses et l’alternance des deux moments de l’action. Aucune scène ne représente ainsi un lieu réaliste mais accentue au contraire le côté onirique, de telle sorte que les personnages donnent de plus en plus l’impression qu’ils sortent de nulle part pour être finalement engloutis dans un noir de transition. Les passages dans l’obscurité renferment en effet chaque scène dans une séquence-tableau autonome, que l’on peut appréhender comme une coupe faite dans la conscience d’Elda, pour l’action principale, ou dans celle d’Alexandre-Maurice, pour les retours dans le passé.

      La première scène, où Elda nous fait part de ses troubles de mémoire, et la deuxième, où elle reçoit dans une ambiance pesante un voisin et son frère Walter accompagné d’Alexandre-Maurice, semblent les plus proches de nous grâce à un éclairage standard qui tire sur le clair. Celles qui suivent sont davantage plongées dans une pénombre bleutée, ce qui est valable notamment pour les retours dans le passé. Cette démarche permet de dérouler dans un premier temps les deux moments de l’action avec fluidité et sans confusion. Une interférence étrange se produit cependant vers le milieu pour confronter, comme dans un éclair, Alexandre-Maurice de maintenant et celui d’alors : c’est sans doute pour insister symboliquement sur le poids de ce passé qui a fait basculer sa vie dans la catastrophe. Une dialectique scénique subtile se met ainsi en place pour instaurer un lien fragile entre le présent d’Elda déroulé de manière linéaire et le passé d’Alexandre-Maurice qui ressurgit de manière intermittente pour tendre un miroir tant soit peu éclairant à l’activité mémorielle manquée.

      Seuls les costumes des personnages et certaines allusions à la grande Histoire permettent de raccorder la double action à notre présent pour bousculer nos certitudes avec une plus grande efficacité. Si l’histoire des Atrides ou celle des Labdacides restent des histoires individuelles partagées dans des récits collectifs et reléguées dans une époque tant soit peu historique, celle d’Alexandre-Maurice qu’Elda Older ne parvient pas à (faire) écrire nous paraît ainsi davantage comme celle de tout un chacun : vouée à disparaître dans des réminiscences qui ne sont que de pâles reflets de ce que les retours dans le passé montrent aux spectateurs avec netteté, à l’exception notable de la scène du matricide plongée dans une atmosphère fantastique hallucinée. Mais la mise en scène de Christophe Hatey institue une ambiguïté scénique qui ne permet pas de savoir avec certitude si ces retours dans le passé doivent se substituer à des récits de souvenirs parcellaires ou s’ils sont destinés aux spectateurs censés reconstituer eux-mêmes les faits à la place des personnages. C’est que le personnage dépositaire de ces souvenirs, Alexandre-Maurice, souffre de troubles de mémoire et, pendant un certain temps, même de mutisme. Et les efforts d’Elda Older pour lui faire écrire son histoire, puis pour l’écrire elle-même à sa place, se soldent par un échec.

      Pièce sur le travail de la mémoire, Pôles pose en même temps le problème de la mémoire de gens ordinaires frappés par un crime contre l’humanité, traité autrefois dans des tragédies d’inspiration antique. Autant l’histoire des rois des Atrides et des Labdacides fait l’objet d’un engouement inépuisable, autant celle des gens ordinaires risque de tomber dans l’oubli en l’absence de scripteur capable de la mettre en lumière. Joël Pommerat cherche à « raconter » des histoires imaginaires de ces gens ordinaires oubliés par la grande Histoire pour explorer spectaculairement leur désarroi. La mise en scène de Christophe Hatey va pleinement dans ce sens tout en plongeant l’action dans un univers inquiétant qui interroge notre rapport tant au présent qu’au réel.

      Ce qui frappe dans la mise en scène de Christophe Hatey, c’est l’efficacité angoissante avec laquelle elle maintient l’action dans une ambiguïté spatio-temporelle. Celle-ci transpose en effet le récit introducteur d’Elda Older et l’activité mémorielle qu’il déclenche dans un univers étrange de contes : non pas dans celui de contes de fées qui campe l’action avec sécurité dans un passé imaginaire, mais dans celui de contes pour adultes qui fonde un lien équivoque avec notre époque pour remuer nos sensibilités. L’histoire du prétendu matricide d’Alexandre-Maurice qui constitue le noyau épique de Pôles nous affecte par son caractère horrible. Celle de l’activité mémorielle défaillante d’Elda Older qui l’enchâsse nous perturbe par son extension possible à l’ensemble des hommes. Si Pôles de Joël Pommerat nous raconte ainsi le traumatisme de cette activité mémorielle défaillante sur le cas précis d’une fracture émotionnelle impensable, la mise en scène de Christophe Hatey réussit à nous faire ressentir ses retentissements dans une expérience théâtrale singulière. Dans cette aventure scénique, il est parfaitement servi par les comédiens de sa troupe qui créent avec conviction des personnages étourdissants. 

Manufactures des Abbesses : Truffaut correspondance

Truffaut correspondance      Présenté début décembre à la Manufacture des Abbesses (>), le spectacle Truffaut correspondance est une création originale conçue par Judith d’Aleazzo et David Nathanson de la compagnie Les Ailes de Clarence (>) pour évoquer la vie mouvementée de ce cinéaste incontournable. C’est un de ces spectacles pétillants fondés sur la mise en scène d’un récit de vie, généralement fictif, attribué à un artiste du XIXe ou du XXe siècle. Truffaut correspondance s’en distingue cependant par son caractère épistolaire : un seul-en-scène, celui de David Nathanson, amené à mettre en voix un certain nombre de lettres adressées par Truffaut à des correspondants différents. Accompagné d’Antoine Ouvrard ou Pierre Courriol au piano, le comédien crée un personnage contrasté grâce à la sensibilité avec laquelle il parvient à nuancer la tonalité des lettres choisies et à leur donner une résonance saisissante.

      Ces dernières années, on a pris l’habitude et le plaisir d’aller au théâtre pour nous faire « raconter » la vie d’un artiste connu ou celle d’une personne de son entourage proche. Ce genre de spectacles chargés de dresser un portrait pittoresque ou poignant mêle la mise en voix d’un récit de vie à des scènes jouées qui en illustrent les moments les plus marquants pour émouvoir, faire rire, questionner, susciter une réflexion ou tout cela en même temps selon le parti pris dramaturgique. S’il s’agit de récits de vie fictifs, ces spectacles sont bien documentés pour ne pas refroidir les spectateurs par des erreurs cocasses : ils s’appuient sur des recherches menées en amont avec sérieux ou sur des ouvrages à caractère biographique adaptés pour le théâtre avec précision. Ils ne prétendent pas pour autant à la véracité de l’action mise en œuvre dans la mesure où une part importante d’interprétation psychologique et morale, parfois même esthétique et philosophique, entre nécessairement en jeu dans leur création. Ils nous affectent, sur un ton confidentiel, par la singularité des destins humains tant soit peu frappants. La création de Truffaut correspondance s’inscrit dans cette même veine avec plusieurs différences notables.

Truffaut correspondance
Truffaut correspondance, Théâtre la Manufacture des Abesses, 2021 © Luca Lomazzi.

      Si Truffaut correspondance évoque la vie du cinéaste, ce n’est pas selon le procédé typique de ce genre de spectacles, c’est-à-dire en suivant le déroulement linéaire d’une action rétrospective. Les lettres de Truffaut retenues ne sont présentées ni dans un ordre chronologique ni dans celui qui reconstitue par magie la linéarité artificielle d’un récit de vie. C’est un spectacle fondé sur la juxtaposition de plusieurs « récits » variés, librement organisés selon un axe thématique implicite. De nombreuses zones d’ombre sont entraînées par le caractère éminemment circonstanciel et personnel de la lettre écrite : si certains noms ou certains détails sont ignorés par les spectateurs, la superposition de faits connus d’époques différentes ne fait qu’accentuer l’effet de mosaïque et d’incomplétude. Cet enjeu narratif introduit dans le spectacle une délicate part de mystère propre à jouer sur l’attente curieuse des spectateurs dans la mesure où ceux-ci, chacun à sa manière, s’attendent à l’évocation de certains événements, films et personnes ainsi qu’à des révélations d’ordre privé. Ce parti pris dramaturgique permet de déjouer l’impossibilité de tout raconter, mais aussi solliciter la participation des spectateurs amenés à se forger eux-mêmes un portrait de François Truffaut. Il donne de plus envie de (re)découvrir les films mentionnés et de chercher des éclaircissements.

      Truffaut correspondance séduit les spectateurs par ce que les lettres authentiques peuvent « scandaleusement » révéler de la vie intime du cinéaste. Il y a quelque chose de plus que transgressif dans la mise en voix publique d’une lettre privée, même si le détail de la vie de Truffaut et ses positions sont largement connus. Certaines lettres ne viennent que nuancer les choix défendus publiquement, dans la presse ou dans les émissions télé. C’est sans doute pour cette raison que le spectacle commence par deux lettres dans lesquelles Truffaut refuse deux scénarios différents avant de rebondir, entre autres, sur la lettre adressée au ministre de la justice au sujet du film de Chris Marker Le Joli Mai (1963). Truffaut soutient dans cet écrit, en plus du « cinéma d’expression personnelle », un film documentaire qui touche à la postérité de la guerre d’Algérie, celle du premier mois de paix. A ses positions esthétiques se mêlent ainsi des positions tant soit peu socio-politiques, même si Truffaut s’en défend explicitement, et des anecdotes tirées de sa vie intime, celle de l’enfance et de l’adolescence en particulier. Le spectacle propose un panorama énigmatique qui se transforme subrepticement en une sorte de confession au regard des souffrances et des luttes racontées à des destinataires différents qui se confondent, comme par enchantement, avec les spectateurs.

Truffaut correspondance
Truffaut correspondance, Théâtre la Manufacture des Abesses, 2021 © Luca Lomazzi.

      La scénographie conçue par Samuel Poncet installe confortablement le comédien dans un espace dramatique qui suggère d’emblée une situation de lecture, bien que David Nathanson ne lise pas, si ce n’est, de manière symbolique, une lettre qu’il finit par froisser. Plusieurs éléments de décor et les costumes situent vaguement l’action scénique dans la période des Trente Glorieuses à laquelle semble appartenir la majorité des lettres retenues. Un fauteuil, une table basse ronde et une lampe, installés côté cour, font pendants à une grande table avec un clavier intégré, côté jardin. Quelques livres et des magazines de Cahiers du cinéma, entassés en piles ou disposés sur les tables, figurent de manière pittoresque l’univers stéréotypé de François Truffaut. Un écran suspendu en fond, derrière le fauteuil, projette des images — affiches, extraits, photos — en lien avec le propos des lettres pour renforcer cet effet pittoresque. Cette scénographie, mais aussi l’accompagnement musical, réactivent ainsi les références et l’imaginaire des spectateurs tout en donnant délicatement à la représentation une profondeur plastique et sonore.

      Sans être une simple lecture expressive frontale, Truffaut correspondance s’impose comme un spectacle complexe qui confère aux lettres une certaine dimension figurative. Il ne s’agit pas, pour David Nathanson, d’incarner François Truffaut dans une perspective mimétique. Il lui prête sa voix pour proposer une interprétation animée de ses lettres en en montrant les émotions à l’aide des éléments iconographiques et sonores mentionnés : le sentiment dans des passages consacrés à Hervé Bazin ou dans la lettre à Sarah Racine-Freess, l’amusement dans celle à ses deux filles, la douleur et le désenchantement quand il est question d’enfance et d’adolescence, mais aussi l’indignation et la colère qui pénètrent Truffaut à l’égard des persécutions menées contre Sartre et à l’égard du comportement élitaire de Jean-Luc Godard dénoncé dans une lettre virulente. David Nathanson s’empare de cette mise en voix avec souplesse grâce à une gestuelle assurée et des mouvements dynamiques qui neutralisent efficacement le caractère statique de la lecture. L’accompagnement musical adroit et raffiné redynamise le spectacle en assouplissant les changements de tonalité et la juxtaposition des thèmes.

      Truffaut correspondance est un spectacle subtil qui déjoue avec finesse les codes d’un traditionnel récit de vie mais aussi ceux d’une lecture en fauteuil. Si David Nathanson ne prétend pas être Truffaut, son charisme et la force de son jeu nous entraînent rapidement dans l’univers désenchanté du cinéaste éprouvé par de nombreuses accidents de vie qui ont contribué à former une personnalité forte. Son interprétation nous convainc avec aisance de cette sensibilité bouleversante de Truffaut qui transparaît à travers ses films. Truffaut correspondance est un spectacle passionnant de haute qualité dramaturgique.

Théâtre de La Reine-Blanche : Liza et Moi, Histoires de mères et de filles

Liza et moi      Jouée actuellement au Théâtre de la Reine-Blanche (>), Liza et moi, Histoires de mères et de filles est une pièce de théâtre contemporaine, imaginée par Sandrine Delsaux et Sophie Thebault, qui souhaitait créer un spectacle à dimension sociale sur les femmes, plus précisément sur les relations entre mères et filles. Leur collaboration fructueuse pour la compagnie Les Tournesols a ainsi donné lieu à une création puissante sans parti pris idéologique, si ce n’est celui d’interroger avec acuité nos représentations stéréotypées sur ce que c’est qu’être fille et mère.

      Les récits ou les pièces de théâtre qui abordent la question des femmes et de leur place au sein de la société moderne n’évitent pas toujours l’écueil de verser dans un féminisme politique ou dans un anecdotique burlesque susceptibles de les rendre caducs quelques années après. S’ils frappent par un militantisme assumé qui dénonce non sans perspicacité plusieurs dérives, ils s’imposent pour la postérité davantage comme des témoignages orientés sur l’état de la société à un moment historique. On salue généralement le courage, voire l’audace de leurs auteurs ou autrices pour avoir réintroduit dans le théâtre une polémique régénératrice qui aille au-delà de l’agréable et du plaisant. Il est en revanche délicat de monter une pièce à valeur universelle qui dépasse des débats que l’on sent d’emblée datés, comme ceux compris dans ces pièces du XVIIIe siècle qui prennent pour cible les philosophes ou leurs adversaires, injouables aujourd’hui à cause des références historiques et des points abordés qui n’intéressent plus que des chercheurs renfermés dans un orgueilleux entre-soi. C’est en prenant en compte ces enjeux esthétiques et idéologiques que l’on mesure l’ingéniosité de Liza et moi. Sandrine Delsaux a réussi à produire un texte étonnamment limpide grâce à un dialogisme explicite qui, en donnant la parole à six comédiennes, laisse entendre des milliers d’autres femmes.

      Ce faisant, Sandrine Delsaux s’empare d’un sujet sensible, quasi intouchable, rarement traité au théâtre avec une telle franchise en raison d’un réflexe de pudeur qui se déclenche dès lors qu’on évoque publiquement la relation sociale la plus intime qui soit : relation entre mères et filles, construite et reconstruite depuis le XVIIIe siècle sur des liens sentimentaux et ce, au détriment du rapport mercantile qui la réglait dans l’organisation des sociétés anciennes. Le cliché propre aux représentations conventionnelles de la famille bourgeoise veut, depuis le XIXe siècle, que cette relation soit fondée sur la tendresse, la confiance et la transmission qui imposent à la mère le rôle d’une sorte de doyenne des valeurs bourgeoises à préserver et à perpétuer, un peu à la manière de l’image que l’on se fait de Mme de Sévigné abondamment citée par la grand-mère de Marcel dans La Recherche, puis par la mère après la disparition de la première. On se souvient par ailleurs du scandale entraîné par la parution du Deuxième sexe et des positions tranchées de Simone de Beauvoir à l’égard de la relation mère-enfant considérée comme socialement construite et non pas comme allant de soi. Et on a toujours du mal à accepter que cette relation, en particulier celle qui lie mères et filles, puisse être problématique, douloureusement vécue, voire impossible, et de ce fait, problématisée, discutée, remise en question. C’est ce qu’entreprend Sandrine Delsaux avec sensibilité et finesse dans Liza et moi, Histoires de mères et de filles.

Liza et moi
Liza et moi, Histoires de mères et de filles, Théâtre de la Reine-Blanche, 2021 © Pascal Gely

      L’action se déroule sous forme de tableaux reliés par un thème commun ainsi que par le retour de certains personnages. Au départ, une femme enceinte, à qui on apprend qu’elle aura une fille, s’interroge anxieusement sur l’éducation à lui donner et sur la manière de la préserver de tous les dangers qui l’attendent au regard de sa condition de « être fille » et non pas « être garçon ». Cette jeune femme qui pose ainsi les jalons quasi métaphysiques de l’action à venir, on la retrouve dans plusieurs tableaux. Ceux-ci sont censés répondre à son questionnement initial en dévoilant des points poignants dans la relation mère-fille à travers des situations tirées de la vie de tous les jours, certaines légèrement burlesques comme la scène d’émission radio. Compte tenu de ces enjeux dramaturgiques, la scénographie ne cherche pas à camper l’action scénique dans un espace mimétique concret : elle s’en tient à exposer les situations retenues sur un plateau presque vide pour obtenir un effet de dépouillement maximal. Les costumes ne manquent certes pas de trahir tant soi peu une appartenance sociale, mais leur simplicité n’est pas moins révélatrice du fait que toutes les femmes peuvent s’y reconnaître. Deux porte-vêtement installés au fond des deux côtés de la scène et plusieurs chaises sont les seuls éléments de décor. Le plateau ainsi dégagé refonde le rapport des spectateurs à l’action représentée pour les affecter avec efficacité.

      D’un certain point de vue, Liza et moi, Histoires de mères et de filles est un spectacle curieux par la juxtaposition de ces histoires qui n’entretiennent parfois entre elles qu’un lien thématique, comme c’est le cas dans certaines pièces de Joël Pommerat. On ne connaît généralement pas les noms des personnages ni leur identité sociale ; certains n’apparaissent qu’une seule fois ou se confondent avec un autre personnage, d’autres reviennent pour montrer une relation ébauchée avec une distance temporelle ; plusieurs tableaux ne sont que des transitions chantées avec émotion ou des scènes collectives qui soulèvent un problème. Si l’action scénique composite se trouve ainsi constituée de différents types de scène, son but est tout d’abord de donner la parole aux femmes, à toutes les femmes en général, pour crier leur mal-être dans une relation inextricable qui les subjugue tout en les empêchant de s’accomplir librement et pleinement dans leur vie. La question posée par la femme enceinte au début de l’action n’est pas anodine dans la mesure où l’éducation procurée à sa fille l’engagera durablement dans un rapport intime difficile à construire. D’une part, les filles dénoncent la présence envahissante d’une mère dévoratrice déterminée à aider et par-là à tout contrôler ; d’autre part, dans un second temps, la voix des mères reléguées à vie à un rôle à tenir se fait également entendre pour réclamer le droit d’être « autre chose qu’une mère », celui d’« être moi ». Comment faut-il donc élever une fille, sans l’étouffer par une présence oppressante, et sans exister uniquement comme mère ?

      La pièce de Sandrine Delsaux ne répond pas tout à fait à cette question, si ce n’est en montrant et en disant ce qui est problématique à travers une voix plurielle. Comme le laisse entendre la seconde partie du titre « Histoires de mères et de filles », Liza et moi ne relève pas de l’exposition d’une seule histoire, fictive ou réelle, elle s’écrit et se joue au pluriel : et la portée polémique de cette pièce est par-là d’autant plus efficace que les situations dépeintes restent suffisamment ouvertes quant à l’identité des personnages pour qu’elles nous invitent à nous projeter dans plusieurs d’entre elles. La force du spectacle repose précisément sur le fait de dire l’impossible, ce que certaines (et certains sans doute aussi) vivent au quotidien sans oser l’exprimer à la manière des filles et mères qui défilent dans Liza et moi. Il y a comme un effet cathartique dans le fait d’entendre cette parole impossible et de voir que, malgré l’artificialité explicite du spectacle, elle est moins fictive qu’elle ne surgit de manière authentique des entrailles de tout un chacun. Liza et moi, Histoires de mères et de filles peut à juste titre être considérée comme une création bouleversante, sans que cet adjectif prolifique soit ici un signe d’exagération.

      Liza et moi, Histoires de mères et de filles de Sandrine Delsaux, mise en scène par Sophie Thebault, est donc une de ces rares pièces qui remuent les sensibilités des spectateurs avec intensité. C’est un spectacle puissant qui les affecte tous. Saluons enfin le jeu et le courage des comédiennes de la compagnie Les Tournesols, sans doute mères et/ou filles elles aussi, qui s’emparent de la création de leurs personnages avec virtuosité.

Comédie-Française : Sans famille

      Sans famille est une adaptation théâtrale d’un roman éponyme d’Hector Malot par Léna Bréban et Alexandre Zambeaux. Cette création présentée dans une mise en scène pittoresque est jouée au théâtre du Vieux-Colombier (>).

      Sans famille est tout d’abord un récit d’enfance à succès, écrit dans la veine du célèbre Oliver Twist de Charles Dickens : depuis sa parution en 1878, il a connu de nombreuses rééditions et plusieurs adaptions cinématographiques pour s’imposer comme un grand classique de la littérature de jeunesse. Il séduit par une histoire romanesque apparentée à la fois à une forme de récit de voyage et un roman d’apprentissage. L’action se met en effet en marche au moment où Rémi se retrouve à la rue, chassé à l’âge de huit ans de son foyer adoptif, au retour d’un beau-père farouchement opposé à nourrir un enfant trouvé et disposé à le louer en gages au saltimbanque Vitalis. Passant des bras d’une belle-mère chérie qui vit dans la misère, il s’attache à ce comédien ambulant prêt à l’intégrer à sa troupe de fortune composée d’un singe et d’un chien pour le faire chanter et danser avec eux. Tous les quatre, ils parcourent la France tout en connaissant des hauts et des bas, exposés à plusieurs accidents de vie dont le froid, la faim et même la mort. Léna Bréban et Alexandre Zambeaux embarquent ainsi les spectateurs dans l’histoire de Rémi pour les plonger dans un univers enfantin empreint d’amitié émouvante, de poésie scénique, mais aussi de franche gaieté.

      La scène représente un lieu ouvert, facilement transformable pour suggérer les différents endroits d’une action épique fondée sur des déplacements souvent rapides. Au fond d’un plateau tournant est placé un grand rocher, symbole emblématique du parcours itinérant de Rémi, mais aussi des écueils qui l’attendent et de l’abandon auquel il est amené à faire face au cours de son périple. Ce plateau tournant favorise des changements fluides tout en donnant lieu à des transitions efficaces qui montrent souvent les personnages sur les chemins et ce, dans des tableaux colorés au son d’une musique inquiétante. Si un échafaudage en lattes installé côté jardin représente, au lever du rideau, la maison pauvre de Mère Barberin, il change plusieurs fois de fonction pour servir d’abri de fortune ou d’entrée lors des scènes d’intérieur, comme celle qui est située dans la maison du souteneur d’enfants Garofoli. Grâce à une longue toile étendue sur le devant de la scène, celle-ci se transforme d’un coup en bateau où Madame Milligan et Arthur abritent pendant quelque temps Rémi et les deux animaux. Le plateau renferme enfin une plateforme destinée à montrer les personnages en train de jouer leur spectacle. La scénographie et le traitement de l’espace contribuent ainsi amplement à dépeindre des situations tant soit peu pittoresques dans lesquelles évolue le récit de vie de Rémi.

Sans famille
Sans famille, Vieux-Colombier/ Comédie-Française, 2021 © Marek Ocenas

      Malgré la pauvreté du milieu social inscrit dans l’histoire du roman d’Hector Malot, la costumière Alice Touvet imagine pour les personnages de jolis costumes qui masquent en partie leur misère. L’assemblage de tissus de couleurs et matériaux variés montre en effet cette misère sous un beau jour pour souligner l’aspect folichon de l’action romanesque qui, en fin de compte, conduit Rémi de la pauvreté à l’aisance. Rémi et Mère Barbebin sont ainsi vêtus de costumes qui marient gaiement des tissus à motif à une palette de couleurs vives en accord avec leur optimisme fondamental et leur généreuse jovialité. Le seul personnage de Vitalis, habillé d’un vieux paletot marron et chaussé de bottes usées, a l’air miséreux d’un saltimbanque errant sur les chemins, ce qui contraste au reste avec sa profonde bonté et la beauté plastique de sa boîte à musique. S’il est accompagné d’un gracieux singe, en forme de marionnette habilement manipulée par Jean Chevalier, et du chien Capi drôlement incarné par Bakary Sangaré, coiffé à l’occasion d’une perruque dread foncée, ils forment un trio inséparable qui, rejoint par Rémi, introduit dans l’action les scènes les plus joyeuses comme les plus émouvantes.

      Léna Bréban et Alexandre Zambeaux ont inventé une formidable action scénique qui entraîne les spectateurs, tenus en haleine tout au long de la représentation, d’une scène épatante à l’autre en renouvelant rondement des tonalités aussi diverses que variées en fonction des endroits traversés. Dès lors que le rideau se lève sur la ferme de Mère Barberin en manque de moyens, l’action se met en marche pour avancer à un rythme effréné tout en mêlant des passages épiques à des moments dramatiques, souvent hauts en couleurs, mais aussi à quelques chansons relevées par des chorégraphies expressives. Elle ne s’enlise jamais dans un excès d’émotion ou dans un excès de gaieté ou même de drôlerie bouffonne. Si Rémi, mis à la porte et engagé par Vitalis, se trouve soudain en proie à la peur, douloureusement éprouvé par la brutale froideur du beau-père et le déchirement de Mère Barberin, la sympathie du comédien lui redonne de l’espoir et le rend même joyeux, dès lors que celui-ci lui achète de vraies chaussures et qu’il lui fait répéter une chanson. Ces répétions pétillantes le montrent pris au jeu malgré des maladresses riantes pour conduire à une représentation déjantée censée remporter un grand succès. Mais ce succès de la troupe obtenu à un endroit rebondit rapidement à un autre sur un contretemps qui expose les personnages à la misère, ce qui donne lieu à une marche épuisante sous la neige et par-là à un magnifique tableau scénique. Rémi, en route, seul ou accompagné, est ainsi ballotté d’une situation rocambolesque à l’autre.

      C’est Véronique Vella qui crée ce personnage d’enfant : son Rémi ne perd rien de l’agilité qu’on lui suppose en lisant le roman d’Hector Malot ; la comédienne lui donne une allure alerte grâce à son sens de la repartie et ses gestes vifs, de sorte que son Rémi traverse les situations les plus éprouvantes avec une légèreté éveillée qui atténue leur caractère pathétique et fait évoluer l’action sans verser dans le sentimentalisme. Thierry Hancisse, dans le rôle de Vitalis, séduit Rémi autant que les spectateurs par une assurance aisée : sa prestance enjouée, ses nombreux sourires et clins d’œil, sa persévérance sensible dans ses intonations graves, agissent comme un remède efficace contre les souffrances de Rémi et servent de passerelle entre son monde enfantin et celui des adultes qui leur met à tous des bâtons dans les roues. Jean Chevalier, qui crée deux autres personnages capitaux, celui de Mattia en particulier, suscite le rire des spectateurs à travers ses arlequinades convaincantes : les postures comiques qu’il adopte avec aisance introduisent dans l’aventure de Rémi des scènes burlesques. Saluons enfin l’excellent travail d’autres comédiens parus dans plusieurs rôles épisodiques en donnant vie à des personnages aussi drôles qu’attachants pour accompagner Rémi dans son cheminement vers les retrouvailles avec sa famille.

      Sans famille s’impose ainsi comme une belle aventure théâtrale qui enchante aussi bien les enfants que les spectateurs adultes : Léna Bréban et Alexandre Zambeaux ont réussi à porter sur scène l’histoire de Rémi dans une mise en scène pétillant à la fois d’émotions et de rires. C’est un spectacle entraînant qui séduit par la saveur romanesque de ses scènes les plus délirantes.