Archives de catégorie : 04- Saison 2021/22

Théâtre Montansier : Le Tartuffe

      La Compagnie Yves Beaunesne (>) propose une nouvelle création de l’immortel Tartuffe de Molière dans une mise en scène brillante qui fait un délicieux froid dans le dos. Présenté au Théâtre de Liège début janvier 2022 (>), ce Tartuffe est parti en tournée à travers la France : le Théâtre Montansier à Versailles (>) l’a accueilli en premier dans sa belle salle dès fin janvier.

      Depuis sa première création versaillaise en trois actes à l’occasion des festivités de L’Île enchantée (1664), Le Tartuffe n’a jamais cessé d’intriguer par sa dimension hautement polémique ainsi que par des ambiguïtés morales qu’il engendre pour se couler dans les codes dramatiques en vigueur à l’âge classique. Les metteurs en scène ne se retrouvent jamais à court d’idées pour interroger ce texte impossible à renfermer dans une interprétation définitive qui balaie les précédentes, sans établir avec elles un rapport dialectique. Le 400e anniversaire de la naissance de Molière voit même une curieuse éclosion de plusieurs versions du Tartuffe inscrites toutes dans des projets dramaturgiques aussi différentes quant à leurs choix esthétiques qu’originales dans leurs réalisations scéniques pensées pour relancer son inépuisable renouvellement. Après celle de Macha Makeïeff créée au Théâtre de la Criée à Marseille et celle d’Ivo van Hove donnée à la Comédie-Française, Yves Beaunesne trace adroitement son propre chemin tout en se distinguant de ses confrères tant par une vision très sombre de la famille bourgeoise que par certaines solutions saillantes qui infléchissent radicalement la signification du texte.

Le Tartuffe, mise en scène par Yves Beaunesne, 2022 ©Guy Delahaye

      Il n’est plus dans l’usage de jouer Le Tartuffe dans des tonalités comiques, même si certains propos ne manquent jamais de provoquer quelques rires, aussi légers soient-ils. La dramaturgie contemporaine a amplement retourné la comédie traditionnelle en prenant le contre-pied des procédés farcesques et comiques triomphant à l’époque de Molière. Pour actualiser le texte du Tartuffe, les metteurs en scène dotent en effet ses personnages d’une plénitude psychologique au détriment des caractères ou en révèlent des non-dits et l’implicite en dépassant la logique des passions cartésiennes et ce, pour remettre en cause les convenances sociales qui les font agir selon les bienséances classiques. Yves Beaunesne fait partie de ces metteurs en scène perspicaces qui s’emparent du Tartuffe pour en proposer une relecture troublante. Il déconstruit les scènes plus célèbres pour leur conférer une nouvelle dynamique. Il enferme les personnages dans une solitude collective tout en soulignant leur incompréhension mutuelle et leurs divergences. Ces personnages semblent vivre dans un quasi huis-clos qui les plonge chacun dans une souffrance latente, si ce n’est, pour Orgon, dans une autosatisfaction sourde aux cris de détresse émis par les membres de sa famille. S’il y a peu de place pour le comique, des tensions souterraines entre les personnages qui ne parviennent plus à s’entendre, à commencer par le couple Mariane-Valère, instaurent ainsi une ambiance pesante aux confins de tragique.

Le Tartuffe, mise en scène par Yves Beaunesne, 2022 ©Guy Delahaye

      La scénographie situe l’action dans plusieurs pièces attenantes d’un appartement des années 1960. Elle évoque en demi-teinte ces films à scandale qui représentent le milieu bourgeois fracturé de l’intérieur par des conflits générationnels et des interdits sexuels. Quelque chose de lourd se dégage vite de l’aménagement de la salle à manger qui domine la scène au lever du rideau et qui se transforme, dès le troisième acte, en salon de billard. Une grande table rectangulaire fait un clin d’œil aux repas de famille obligés : si les personnages s’y trouvent réunis avant le début de l’action dans une ambiance bon enfant, ils n’y souperont jamais parce que leurs désaccords les désunissent rapidement en les isolant les uns des autres. La scène de dispute entre Mariane et Dorine se déroule ainsi dans l’intimité d’une chambre située à cour, en apparence séparée de la pièce principale par un grand canapé en cuir marron foncé, symbole d’une certaine idée de luxe pesant propre au monde d’affaires ultra fermé. Le salon de billard plongé dans la semi-obscurité renforce par la suite l’impression qu’une opulence rigide retient les personnages dans un entre-soi autodestructeur. Déroulées sur une estrade installée au fond du plateau, les scènes de messe, qui représentent par ailleurs de sublimes intermèdes musicaux empreints de mysticisme d’ordre catholique, ponctuent les premiers actes. Elles transcendent en même temps l’action pour faire ressortir les scandales de cet entre-soi néfaste avec une déconcertante efficacité, tant au regard de la duplicité de Tartuffe que celle d’Elmire, femme d’Orgon.

      Dans cette ambiance troublante, les comédiens créent des personnages étonnants au regard de configurations interpersonnelles inédites. Ces personnages ne se ressemblent pas : leurs caractères et leurs aspirations secrètes n’ont en fin de compte que peu de choses en commun quand on les considère à travers les yeux d’Yves Beaunesne. Le spectateur se demande souvent avec stupéfaction ce qui les fait vivre ensemble sous un même toit, si ce n’est cette unité fondamentale qu’est la famille bourgeoise âprement attachée aux apparences stéréotypées des représentations sociales. Maria-Leena Junker, dans le rôle de Mme Pernelle, détonne d’emblée avec son parler lent et ses gestes soignés qui lui confèrent un aspect maternaliste en décalage avec l’attitude de la famille, à l’exception notable de son fils Orgon entiché de la fausse bien-pensance de Tartuffe. Cette fois-ci, ce n’est pas elle qui se fâche, c’est elle qui énerve délicatement les autres avec son ton doucereux préoccupé. Ce parti pris, tout à fait convaincant, laisse sourdre la tension tenue à fleur de peau pour la faire éclater à d’autres moments choisis avec précision

Le Tartuffe, mise en scène par Yves Beaunesne, 2022 ©Guy Delahaye

      Jean-Michel Balthazar marche dans les pas de Mme Pernelle : son Orgon semble le plus souvent se contenter d’agacer les autres et de provoquer chez eux des réactions tant soit peu frustrées et ce, d’autant plus qu’il semble ne pas écouter ce qu’ils lui disent. Si Damis, incarné par Léonard Berthet-Rivière, ne manque pas de s’échauffer, Dorine, Mariane et Elmire se trouvent toutes piégées par leur position de femmes soumises à l’autosuffisance désarmante d’un Orgon sourd à leurs propos. Johanna Bonnet crée une servante très agile, débordante d’énergie, mais sans un réel effet sur Orgon malgré sa posture imposante et son ton virulent. La Mariane de Victoria Lewuillon, quant à elle, se laisse aller à une souffrance haletante que la comédienne rend avec une sensibilité feutrée. Noémie Gantier, dans le rôle d’Elmire, donne enfin à la femme d’Orgon cette élégance alerte et énigmatique qui cache sous une apparence distinguée des sentiments autres que ceux qu’elle laisse transparaître à travers une posture maîtrisée : c’est lors de la sublime scène de la table qu’elle finit par profiter du long silence d’Orgon pour céder voluptueusement à la pression de Tartuffe. Dans ce florilège d’individualités finement prononcées, Tartuffe incarné par Nicolas Avinée paraît comme un élément fatal qui fait éclater l’unité de la famille d’Orgon : il s’impose par une présence raffinée en demi-teinte, comme s’il cherchait à s’effacer pour mener ses manipulations à l’abri des regards de ceux qui le soupçonnent d’imposture. La posture très élégante qu’adopte Nicolas Avinée le rend même paradoxalement presque sympathique au sein de cette famille agonisante, en manque de vigueur et d’émancipation.

      Le Tartuffe d’Yves Beaunesne repense l’espace et les relations entre les personnages pour instaurer efficacement une atmosphère crépusculaire. Cette création souligne par-là l’essoufflement étouffant des contraintes sociales qui règlent la vie de la famille d’Orgon manipulée par un Tartuffe séducteur. Si celui-ci représente sans doute une force maléfique, son introduction dans cette famille libère paradoxalement les pulsions feutrées de ses membres et les aide in extremis à se reconstruire sur de nouvelles bases. C’est certes une création singulière, mais remarquable par ce qu’elle révèle sur des rapports négatifs implicites entre les personnages.

Théâtre Lucernaire : Fantasio

      Présentée dans une mise en scène décalée d’Emmanuel Besnault au théâtre Lucernaire (>), Fantasio est une pièce d’Alfred de Musset qui se distingue dans son œuvre dramatique par un fond délicatement subversif. La compagnie L’Éternel Été (>) s’en empare avec un parti pris esthétique bien prononcé en la situant dans un univers explicitement théâtral aussi bien pour jongler avec les codes dramatiques que pour déjouer le mariage loufoque de la princesse Elsbeth, fille du roi de Bavière, avec le prince de Mantoue.

Fantasio
Fantasio, mise en scène par Emmanuel Besnault, L’Éternel Été, Lucernaire 2022 © Andreas Eggler

      Avec Fantasio (1833), Alfred de Musset a créé une pièce intemporelle qui détourne la tradition sclérosée de la tragédie classique : il bafoue la rationalité surfaite de l’industrie matrimoniale qui ordonne les mariages princiers dans ce genre de pièces. Si la tragédie classique intègre habituellement une intrigue amoureuse secondaire fondée sur un mariage d’intérêt politique en présentant ses personnages comme doués d’une intelligence supérieure et de sentiments nobles, la propension à la provocation conduit Alfred de Musset à retourner le caractère arbitraire de telles représentations sociales devenues rigides. Dans Fantasio, le prince de Mantoue se laisse en effet aller à un déguisement typiquement marivaudien pour connaître les sentiments d’Elsbeth avec laquelle il souhaite se marier, sauf que la princesse le traite comme n’importe quel homme sans condition, ce qui provoque en lui une violente colère. De plus, quand elle apprend son déguisement, elle se trompe benoîtement en prenant pour le prince de Mantoue le nouveau bouffon Fantasio. Ne serait-ce qu’au regard de ces deux procédés burlesques, Fantasio invite à une ingénieuse remise en question de stéréotypes grinçants et de codes dramatiques. 

      La mise en scène d’Emmanuel Besnault exploite amplement le caractère subversif de Fantasio en accentuant l’aspect théâtral de l’action et en forçant certains traits des personnages. Elle ne ménage que peu de place à la rêverie romantique de Fantasio criblé de dettes et désillusionné par le cours du monde. La fracture métaphysique qui le pousse à prendre la place du bouffon Saint-Jean pour échapper en apparence à ses créanciers ne verse dans aucun sentimentalisme larmoyant : de même, la princesse ne verse dans aucun épanchement pathétique à cause de son mariage conclu selon les intérêts de son père. Ce n’est pas que les propos des deux personnages n’y invitent les comédiens. Entouré de ses amis, puis apparu dans le rôle du bouffon, Fantasio clame fort sa déception du monde et sa lassitude morale tout en allant jusqu’à déclarer solennellement qu’il ne croit pas à l’amour. Elsbeth, quant à elle, ne manque pas de déplorer sa condition qui l’oblige à épouser un homme réputé « horrible et idiot » et de voir ses rêves de jeune fille se briser. C’est qu’Emmanuel Besnault amène les comédiens à adopter des postures tout opposées aux effusions sentimentales connues de la poésie romantique. Comme Musset précipite ses personnages dans des situations burlesques, le jeune metteur en scène les reprend en remodelant pour faire de ces personnages des caricatures fantasques de leur propre état d’âme : le déchirement romantique cède ainsi la place à la dérision qui le résorbe avec finesse pour donner à l’action grotesque une dimension irrésistiblement mordante.

Fantasio
Fantasio, mise en scène par Emmanuel Besnault, L’Éternel Été, Lucernaire 2022 © Andreas Eggler

      La scénographie reproduit un décor de cirque dans une mise en abîme énigmatique de la scène transformée en scène de théâtre. En arc brisé, le fond est scindé en deux parties en représentant, à jardin, une entrée en pente, bordée de poteaux blanc rouge, à cour, une estrade fermée par un rideau rouge, qui cache un second espace réservé à un piano et d’autres instruments manipulés par les comédiens eux-mêmes. Le plateau revêtu d’un faux carrelage en noir et blanc contraste avec les deux parties du fond tout en constituant l’espace de jeu principal. Si le jeu subtilement affecté des comédiens transcende cette théâtralité apparente, les costumes nous rappellent à leur tour plus certaines figures classiques de la commedia dell’arte que les rois et les reines conventionnels : le costume bariolé de Fantasio fait un clin d’œil discret à Arlequin, la robe blanche d’Elsbeth, retroussée, évoque tant soit peu celle de Colombine, et l’ensemble pantalon veste noir du prince de Mantoue est une reprise modernisée de l’habit de Lélio. L’efficacité de ces clins d’œil théâtraux omniprésents est relevée par des personnages mystérieux qui apparaissent à certains moments chorégraphiés tout en portant des masques en forme de bec d’oiseau en référence aux médecins de peste. La scénographie ainsi pensée par Emmanuel Besnault invite d’elle-même les comédiens à parodier les personnages tirés par Musset de plusieurs stéréotypes dramatiques usés.

      À travers des attitudes excessives campées dans un univers théâtralisé, les comédiens parviennent à imprimer à leurs personnages une certaine profondeur qui renferme quelque chose d’amer. Lionel Fournier, dans le rôle de l’aide de camp Marinoni, et Manuel Le Velly, dans celui du prince de Mantoue, forment un duo fantasque au regard de la perspicacité timorée du serviteur et de l’infantilité débordante du maître. Leur jeu montre drôlement qu’aucun des deux n’est à sa place : les mouvements et les gestes gracieux de Marinoni et sa délicatesse séduisent autant la princesse Elsbeth dupe de l’échange des rôles que les postures trop enthousiastes du prince de Mantoue imbu de sa valeur personnelle la rebutent rapidement. Si de telles attitudes correspondent à l’idée que l’on peut se faire des deux personnages, la mise en vie d’Elsbeth et de Fantasio surprend par le côté excessivement capricieux de la première et l’assurance froidement provocatrice du second. Elisa Oriol ne crée pas une princesse transie d’impatience et d’angoisse à l’annonce du mariage : elle se laisse aller à des enfantillages dérisoires contraires au maintien altier attendu d’une fille de roi. Benoît Gruel, dans le rôle de Fantasio, déconstruit son personnage représenté habituellement en proie à une rêverie nonchalante en adoptant une posture très agile qui confère à ses propos acerbes et à ses vérités désabusées une force satirique palpitante. L’interprétation des deux comédiens ne laisse pas pour autant de nous persuader que leurs personnages surjouent explicitement leur rôle pour cacher un trouble plus profond qui émeut les spectateurs en sourdine.

      

      Une fois ouverte avec une danse de plusieurs personnages habillés de capes blanches, relevées par des masques de théâtre, l’action prend un rythme endiablé pour se poursuivre sans aucun temps mort jusqu’au dénouement. Les scènes s’enchaînent rapidement tout en étant reliées par des chansons de registres variés et des numéros chorégraphiés qui se superposent efficacement à l’action dramatique pour la prolonger et rehausser son côté théâtral. C’est ainsi que Marinoni et la princesse Elsbeth se laissent aller à une danse sensuelle qui traduit « scandaleusement » leur attirance mutuelle au grand dam du prince de Mantoue. Si la scène de beuverie entre Fantasio et ses amis représente un cliché sans basculer pour autant dans une caricature déplaisante, elle donne clairement le ton : maintenir l’action dramatique à un haut niveau bouffon qui impose à ses personnages une élégance mordante. Tout paraît ainsi tourné de manière à verser dans une dérision à la fois leste et délicate, mais les gestes symboliques détournés ne suscitent en fin de compte que rarement le rire des spectateurs : les postures adoptées par les comédiens et leur jeu entraînant les tiennent davantage en haleine tout en les subjuguant par une prestance éclatante empreinte d’émotions restées en demi-teinte. L’invention de l’action scénique allie ainsi remarquablement la dérision à un burlesque fleuri très élégant.

      Au théâtre Lucernaire, Fantasio dans la mise en scène d’Emmanuel Besnault se distingue par une dramaturgie audacieuse, haute en couleur, qui saisit les spectateurs tout en les emportant dans l’univers déjanté d’une élégance affolante. Ici, la caricature, la dérision et l’ironie les enchantent littéralement. Rien n’est gratuit, rien n’est laissé au hasard, tout fusionne impeccablement dans un ensemble parfaitement homogène. C’est un curieux plaisir pour les yeux et les oreilles ! Il faut absolument aller voir ce spectacle.

Le Guichet Montparnasse : La Dame aux Camélias

La Dame aux Camélias

      La Dame aux Camélias est à l’origine un roman d’Alexandre Dumas fils (1848), adapté par lui-même pour le théâtre du Vaudeville (1852). Jean-Marie Ledo s’empare de cette histoire d’amour, devenue célèbre notamment grâce à La Traviata de Verdi, pour la porter sur scène, avec sa troupe Le Théâtre des 400 coups, dans une adaptation originale qui allie finement l’émotion dramatique à un récit de vie. Cette nouvelle création, conçue par Jean-Marie Ledo en collaboration avec Jean-François Labourdette, est absolument à voir au Guichet Montparnasse (>).

      L’histoire de La Dame aux Camélias appartient à ces quelques rares histoires sublimes d’un amour impossible qui nous touchent profondément, malgré leur caractère fondamentalement immoral, par la violence et la pureté de la passion irrésistible d’un jeune homme pour une courtisane célèbre, comme celle de Lucien de Rubempré pour Esther (Illusions perdues) ou celle du Chevalier des Grieux pour Manon Lescaut, explicitement citée dans le texte. Ces trois histoires racontent l’amour d’un homme désintéressé pour une femme entretenue par au moins un homme riche qui cherche à se l’attacher au mépris de toutes les conventions sociales et malgré l’amour de cette femme éprouvé pour un autre. Si elles s’inscrivent dans une durée romanesque, et qu’elles soient racontées par un amant endeuillé tant pour dire la douleur que pour les rendre mémorables, les situations dramatiques qu’elles engendrent ne manquent pas d’offrir des scènes passionnées propres à émouvoir les spectateurs par l’expression des émotions exaltées et exaltantes. Dans sa mise en scène de La Dame aux Camélias, Jean-Marie Ledo explore précisément ce rapport énigmatique entre un temps romanesque et un temps dramatique tout en mettant l’accent sur une expression délicate de la passion amoureuse.

      L’adaptation de La Dame aux Camélias conserve la situation cadre en mettant en scène celle du narrateur qui se fait raconter l’histoire de Marguerite Gautier par Armand Duval endeuillé, que ce narrateur rencontre au coin d’une rue et auquel il finit par restituer l’exemplaire de Manon Lescaut censé avoir appartenu à la femme aimée. Le narrateur, qui s’adresse explicitement aux spectateurs dans l’intimité de la salle du Guichet Montparnasse, leur fait ainsi le récit de la rencontre avec Armand Duval qui lui fait le récit de son histoire d’amour. Il institue par-là un rapport ambigu entre les spectateurs et les scènes déroulées, qui transposent ceux-ci, par le truchement d’un double récit rétrospectif, au cœur de ce qui ne semblait qu’un leurre : une histoire d’amour aussi incroyable que véritable, inspirée en réalité par l’amour d’Alexandre Dumas fils pour Marie Duplessis. Cette situation de départ qui instaure subtilement une triple temporalité n’est cependant pas introduite dans l’action pour son seul aspect anecdotique pittoresque. Elle déjoue amplement le caractère fictif de la situation cadre pour conférer à l’histoire d’amour une plus grande authenticité. Mais elle permet aussi d’atténuer les scènes les plus émouvantes propres à verser dans le mélodrame, dès lors qu’Armand Duval les coupe, quand les passions évoquées semblent avoir atteint le trop-plein, en revenant soudain au narrateur pour laisser la tension se résorber dans des sauts temporels. Cet équilibre extrêmement raffiné donne aux scènes clés retenues une grâce irrésistible en les préservant efficacement d’un pathétique larmoyant.

La Dame aux camédlias      Dans ces conditions, la scénographie de La Dame aux Camélias garde un aspect symbolique afin de faciliter des va-et-vient entre les scènes tirées du récit d’Armand et la double situation narrative. Au milieu de la scène se trouve un fauteuil ancien dans lequel est d’abord assise, le dos au public, Natacha Simic qui incarne avec élégance Marguerite Gautier et qui ne sort de scène qu’après l’annonce douloureuse de la mort de l’héroïne. Mais ce fauteuil semble moins réservé à la figure centrale de Marguerite Gautier qu’à ceux qui sont tant soit peu entrés dans sa vie : Armand, le Comte et Prudence qui y prennent le plus souvent place, alors que l’héroïne ne cesse de virevolter autour d’eux, comme pour souligner son oscillation entre les bras d’Armand et ceux du Comte, en se reposant çà et là sur le regard bienveillant de son amie Prudence, avant d’être impitoyablement happée par les bras de la mort. D’autres éléments de décor placés au fond de la scène — des banquettes basses installées dans le coin côté jardin, avec un portait à fleurs de l’héroïne, un paravent au milieu et une table recouverte de verres et d’une bouteille de champagne — sont là davantage pour suggérer en sourdine une certaine idée de confort en référence au luxe de la société mondaine. Le rouge qui domine nous évoque inlassablement le caractère passionné, quasi théâtral, de l’histoire d’amour vertigineuse. La scénographie relève ainsi la théâtralité des scènes les plus émouvantes pour en atténuer le côté spectaculaire.

      Tout à fait convaincants dans leurs rôles, les comédiens dirigés par Jean-Marie Ledo créent des personnages individualisés, doués d’une sensibilité vibrante qui les plongent dans des situations d’autant plus intenses. Si le narrateur donne un coup de pouce à l’action pour en relier par la suite les différents moments, Laurent Moulin l’incarne avec ce charisme affectueux qui suscite la confiance essentielle à convaincre les spectateurs de la véracité des faits. Jean-Marie Ledo, dans le rôle du Comte, crée quant à lui un personnage sûr de lui-même et de sa valeur personnelle au sein de la société mondaine : ses gestes assurés et sa voix ferme montrent clairement que son amour passionné n’est pas dupe de la diplomatie galante de Marguerite. Romain Châteaugiron, dans le rôle d’Armand Duval, nous séduit par l’innocence et la douceur affables qui contrastent avec l’allure plus recherchée du Comte et qui donnent ainsi à son expression de la passion ce quelque chose de nerveux qui le dévore comme de l’intérieur. De son côté, Natacha Simic s’impose comme une Marguerite très expressive en adoptant des postures fébriles et en traduisant par-là délicatement la passion, le trouble et le dilemme qui subjuguent son personnage : elle montre parfaitement l’effort surhumain de Marguerite pour maîtriser ses émotions dans les situations les plus éprouvantes. Ronan Carretti (Gaston), Maïna Louboutin (Prudence), Jean-François Labourdette (le père d’Armand) et Michelle Sevault (Nanine) s’emparent, tous, de la création des personnages secondaires avec une grande adresse.

      Présentée au Guichet Montparnasse, La Dame aux Camélias dans l’adaptation subtile de Jean-Marie Ledo et Jean-François Labourdette nous envoûte par la sensibilité et l’élégance avec lesquelles les comédiens mettent en vie une histoire d’amour célèbre : sans verser dans l’excès de pathétique, leurs personnages personnifient les passions exaltées avec cette noblesse qui nous touche en plein cœur, mais aussi avec cette humanité qui nous rapproche d’eux.

Théâtre de la Contrescarpe : Le Rêve de Mercier

      Le Rêve de Mercier est une pièce originale d’Alain Pastor, présentée dans une mise en scène vibrante de Pascal Vitiello au Théâtre Princesse Grâce de Monaco fin novembre 2021 (>), reprise au Théâtre de la Contrescarpe début janvier 2022 (>). Touché par le sort tragique de Françoise-Thérèse de Choiseul-Stainville (1766-1794), Alain Pastor rend un magnifique hommage à cette princesse monégasque frappée de plein de fouet par la Terreur débordante et dévorante, semée par Robespierre et ses complices.

      Dans Le Rêve de Mercier, Alain Pastor évoque l’envers de la noire période de la Révolution française, qui a été autrefois farouchement idéalisée mais que l’on considère aujourd’hui avec une plus grande lucidité. Il en propose une analyse perspicace à travers une confrontation émouvante de deux figures historiques réunies à la faveur d’une rencontre inopinée, entièrement fictive : la princesse Françoise-Thérèse de Choiseul-Stainville, emprisonnée à la suite de plusieurs dénonciations complaisantes, et l’écrivain Louis-Sébastien Mercier (1740-1814), qui lui aussi se retrouve en prison à cause de son opposition critique à la clique menée par Robespierre.

      Alain Pastor s’intéresse de plus près au sort de la princesse dont il retrace l’histoire avec sensibilité : Françoise-Thérèse de Choiseul-Stainville se trouve en effet dans la dernière charrette envoyée place de la Nation, peu après la chute de Robespierre, pour y être exécutée à l’âge de 27 ans le 27 juillet 1794. La princesse compte ainsi parmi ces innombrables victimes éliminées par un régime révolutionnaire grâce à des procès montés sans pitié, sans pièces à conviction et à l’aide de témoins louches, en raison d’une condition sociale favorable. Mais Le Rêve de Mercier se présente tout d’abord comme une mise en débat virulente des événements historiques les plus emblématiques qui affectent directement les deux prisonniers amenés sur scène. La figure de l’écrivain Louis-Sébastien Mercier, qui, par le truchement de la rencontre fictive avec la princesse, est susceptible de rapporter les derniers moments de sa vie, donne à cet échange dramatique ses lettres de noblesse ainsi qu’une émotion troublante stimulée par la déception de la Révolution basculée dans un excès de violence et par le désir de vivre en paix.

Rêve de Mercier
Le Rêve de Mercier, mise en scène par Pascal Vitiello, Théâtre de la Contrescarpe, 2022 © Fabienne Rappeneau

      Le Rêve de Mercier mêle de manière originale le temps dramatique et le temps épique dans une perspective dialectique extrêmement subtile : de facture dramatique au sens classique du terme, l’action déroulée dans la cellule de Françoise-Thérèse au cours d’une seule journée, celle qui précède sa sortie de prison et son procès expédié en quelques dizaines de minutes, est en effet rattrapée par le récit de ce procès et de son exécution pour s’inscrire pleinement dans un temps historique. Les moments les plus importants de la vie de la princesse sont certes évoqués dans le débat avec Louis-Sébastien Mercier, dès lors que celui-ci découvre avec étonnement sa condition princière, et lui servent souvent même d’arguments pour se défendre contre les accusations soulevées par l’écrivain, mais l’écoulement du temps historique n’est introduit dans l’action qu’in extremis à travers une série de séquences narratives poignantes qui se succèdent rapidement au dénouement. Cette résolution frappante confère à l’attente angoissée de Françoise-Thérèse une dimension tragique au sens moderne du terme : la princesse, qui aurait pu échapper à son exécution, semble soudain balayée par un inéluctable concours de circonstances et ce, malgré les propos rassurants de l’écrivain vivement touché dans son humanité malgré les divergences politiques qui les opposent.

      La scénographie et le travail de mise en scène jouent finement avec la tension tragique obtenue grâce à la dialectique du temps inscrite dans l’action. Une petite fenêtre en bois suspendue sur un fond noir côté jardin nous transporte dans la prétendue cellule de Françoise-Thérèse plongée dans la pénombre. L’austérité de ce type de lieu réputé pour son insalubrité jure avec l’élégance d’un fauteuil Louis XVI flanqué d’une jolie petite table basse claire et d’un paravent blanc, mais aussi avec une magnifique robe à paniers orange portée par la prisonnière. Une table à écrire et une chaise en bois, placées côté cour, contrastent avec ces éléments pittoresques dont la fonction manifeste est ici de signifier le XVIIIe siècle. Tous ces éléments de décor n’ont en fin de compte qu’un rôle symbolique : évoquer un lieu d’emprisonnement et une époque historique avec cette imprécision spatio-temporelle qui situe l’action déroulée dans une réalité scénique concrète métamorphosée, comme par enchantement, en une vision fabuleuse qui s’impose à notre regard avec une plus grande force que ne l’aurait fait une scénographie naturaliste. Le spectateur a ainsi l’impression que la confrontation entre Françoise-Thérèse de Choiseul-Stainville et Louis-Sébastien Mercier gagne en authenticité au mépris du caractère fictif de cette rencontre forgée dans l’esprit du dramaturge. Débarrassée du superflu d’un ancrage matériel artificiel, le sort tragique de la princesse se profile dans un saisissant clair-obscur qui nous transpose dans l’intimité bouleversante de cette prisonnière tenue dans l’attente de sa comparution fatale devant le Tribunal révolutionnaire.

Rêve de Mercier
Le Rêve de Mercier, mise en scène par Pascal Vitiello, Théâtre de la Contrescarpe, 2022 © Fabienne Rappeneau

      L’action scénique, quant à elle, tient à la mise en espace d’un échange animé entre les deux protagonistes qui ne laissent d’abord rien présager sur le sort tragique de la princesse. Le spectateur trouve Séverine Cojannot, qui l’incarne avec une élégance épatante, assise dans le fauteuil du fond en train de coudre : Françoise-Thérèse de Choiseul-Stainville se fait surprendre par l’entrée de Louis-Sébastien Mercier qui l’entraîne malgré elle dans une polémique intéressée sur la Révolution, écrivain dont elle n’aurait jamais entendu parler. C’est Patrick Courtois qui s’empare de ce rôle avec la véhémence d’un homme politique acquis aux idées révolutionnaires d’égalité et de justice sociale. Les deux comédiens créent des personnages contrastés que tout semble opposer à l’exception notable de leur désir de retrouver leurs familles.

      Patrick Courtois donne à l’écrivain une attitude énergique et passionnée qui correspond certes à ses convictions politiques, mais la fébrilité lisible dans des gestes et mouvements agiles traduit aussi bien sa profonde inquiétude pour sa propre vie que son violent désir de paix et la sympathie éprouvée pour la princesse. Les entrées et les sorties de Mercier relancent l’action tout en stimulant l’inquiétude grandissante de Françoise-Thérèse. Séverine Cojannot l’interprète cependant avec une attitude altière en accord avec les représentations de la morgue aristocratique : un maintien parfait, les bras appuyés contre les paniers, un parler lent et une articulation distinguée, des mouvements et des gestes réfléchis, tout montre que ce personnage est issu de la haute noblesse, avant même que son identité ne soit explicitement révélée. Séverine Cojannot garde cette même attitude tout au long de l’action en la nuançant par un certain trouble à peine maîtrisé qui montre en sourdine la souffrance de la princesse séparée de ses enfants et de son pays d’adoption. A travers ces deux postures diamétralement opposées, les deux personnages paraissent ainsi en proie à une inquiétude existentielle commune tout en émouvant avec délicatesse les spectateurs présents dans la salle.

      A l’affiche au Théâtre de la Contrescarpe, Le Rêve de Mercier d’Alain Pastor est une création remarquable qui nous transpose au cœur de la sombre période révolutionnaire. Elle dresse des portraits poignants de deux figures historiques qui interrogent avec acuité notre rapport à ces événements tristement célèbres et à l’origine de notre démocratie tout en posant la question du devenir de l’homme confronté à la violence et à la manipulation. Les deux comédiens nous rassurent cependant que le sentiment d’humanité ne cesse de renaître même à ces moments sans espoir où tout semble perdu.

Allain Pastor évoque la création de sa pièce sur la Princesse Françoise-Thérèse de Choiseul-Stainville.

Comédie-Française : Le Tartuffe ou l’Hypocrite

      Pour inaugurer la saison Molière mise en œuvre à l’occasion du 400e anniversaire de la naissance de cette incontournable figure de théâtre français, l’administrateur de la Comédie-Française Éric Ruf a fait appel à Ivo van Hove pour l’inviter à créer Le Tartuffe dans sa version de 1664 en trois actes (>). Le metteur en scène belge, pour lequel c’est la troisième création présentée à la Comédie-Française, après Les Damnés et Electre/Oreste, séduit à nouveau les spectateurs par la précision et la finesse avec lesquelles il remodèle les personnages bien connus de la grande comédie en cinq actes. Grâce à une distribution brillantissime, il retourne l’histoire de la famille d’Orgon tout en explorant les non-dits passionnels et pulsionnels d’un texte comique tempéré à cet égard suivant les bienséances classiques.

      Le texte de la prétendue version de 1664 est en réalité le fruit des travaux de recherche menés par Georges Forestier, qui a tenté de la reconstituer en s’appuyant à la fois sur des témoignages d’époque et sur la méthode de la génétique théâtrale, exposée autrefois dans son ouvrage Essai de génétique théâtrale : Corneille à l’œuvre (1996). Il s’agit en effet d’isoler les étapes dans l’invention de l’action dramatique à partir d’un dénouement souhaité, ce que représente, dans le cas de la tragédie, le sujet de la pièce, le plus souvent exprimé par le biais d’une phrase extraite d’un ouvrage antique (« Titus renvoya Bérénice », Suétone). Cette démarche permet de comprendre ce qui relève de l’amplification ou de l’enrichissement de l’action dramatique pour une pièce déroulée en cinq actes. Il paraît, suivant cette démarche et les témoignages d’époque, que Molière aurait repris Le Tartuffe ou l’Hypocrite en trois actes, interdit en 1664 après seulement trois représentations données à l’occasion des festivités de L’Île enchantée, pour le transformer, vers 1667, en une grande comédie en cinq actes : pour ce faire, il aurait introduit, dans l’intrigue initiale d’une farce type de « trompeur trompé », une intrigue amoureuse fondée sur le procédé traditionnel d’un amour contrarié par les intérêts d’un père. De la version reconstituée de 1664, présentée à la Comédie-Française, l’intrigue amoureuse entre Marianne et Valère ainsi que les deux personnages qui la portent ont précisément été retirés : au lieu de s’achever sur une promesse de mariage, ce Tartuffe débouche sur la seule révélation de l’hypocrisie du personnage faussement dévot.

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Le Tartuffe ou l’Hypocrite, mise en scène par Ivo van Hove, Comédie-Française 2022 © Jan Versveyweld

      Quoi qu’il en soit de la méthode génétique et de l’exactitude du texte de 1664, Ivo van Hove ne fait pas partie de ces metteurs en scène dont les recherches consistent en des reconstitutions historiques ou historicisées : sans surprise, il situe l’action de sa version du Tartuffe à une époque contemporaine qui nous rappelle insidieusement le cadre temporel de ces pièces où Yasmina Reza expose la violence des conflits interpersonnels, comme elle le fait par exemple dans Le Dieu du carnage. Les comédiens sont ainsi habillés d’élégants costumes bourgeois d’aujourd’hui en fonction de leur âge et de leur statut social tenu dans la maison d’Orgon. Si les personnages masculins portent des costumes cravates classiques, la confection de l’habillement des personnages féminins est plus nuancée, amplement révélatrice du rôle de leur féminité dans l’action, comme si le costumier An d’Huys voulait faire un clin d’œil aux propos subversifs de Dorine sur la fausse prude évoquée lors de la joute verbale avec Mme Pernelle : un tailleur sombre pour Dominique Blanc dans le rôle de la servante, un ensemble pantalon et haut pour Claude Mathieu dans celui de Mme Pernelle, et une robe courte, fermée par un simple ruban-ceinture, pour Marina Hands qui incarne une séduisante Elmire. Ivo van Hove entame par-là un précieux travail d’interprétation dramaturgique tout en rompant clairement avec la tradition de ces Tartuffes pensés à cheval entre deux époques : le sien s’inscrit résolument dans une intemporalité moderne qui dépoussière l’historicité du texte pour en révéler des tensions passionnelles à valeur universelle.

      La scénographie ne prétend à aucune reconstitution mimétique du salon de la maison d’Orgon : l’espace scénique reste éminemment théâtral pour camper les personnages dans une sorte d’arène passionnelle. Au lever du rideau, des figurants aménagent sans ambages le plateau dont on voit le fond noir et des constructions métalliques rangées en file, pendant qu’Orgon et Dorine lavent un Tartuffe barbouillé et mal vêtu, tout juste récupéré sous un tas de couvertures par son protecteur inconditionnel. Le temps de ce bain salutaire, éclairé par une série de torches qui réactivent sans détour des fantasmes scabreux, amplement stimulés par la nudité de Christophe Montenez entièrement déshabillé, les figurants disposent ainsi plusieurs praticables au fond de la scène pour construire une plate-forme métallique, dont on descend sur le devant de la scène par un large escalier. De façon symbolique, ils collent sur le plateau un grand carré de papier blanc, entouré peu après par six lustres suspendus qui changent à chacun des trois actes : c’est au milieu de ce carré que Mme Pernelle grondera avec une aigreur prononcée sa bru, son petit-fils, Cléante et Dorine, c’est à ce même endroit qu’on verra çà et là deux chaises ou une table ronde. Sans aucune recherche d’illusion théâtrale, cette scénographie décalée se plaît ainsi à circonscrire un espace de jeu pour mettre en évidence sa théâtralité fondamentale propice à un effervescent combat de passions. Celle-ci se trouve par ailleurs relevée par un éclairage tamisé qui souligne que l’action déroulée nous laisse entrer dans un sous-texte méconnu de lectures scolaires.

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Le Tartuffe ou l’Hypocrite, mise en scène par Ivo van Hove, Comédie-Française 2022 © Jan Versveyweld

      L’action scénique mise en œuvre par Ivo van Hove redynamise le texte fondé avant tout sur des échanges verbaux, sur ces joutes oratoires qui opposent le plus souvent les personnages à travers des tirades ciselées selon les règles de la rhétorique classique. Il y parvient brillamment en maniant adroitement toute une palette de tonalités qui infléchit la teneur des propos et la posture des personnages, en mêlant en sourdine une certaine forme de bestialité pulsionnelle à une sensualité parfois débridée. Tout l’art d’Ivo van Hove et des comédiens qu’il dirige tient à cet équilibre frappant qui maintient les deux extrêmes dans une tension permanente qui explose à des moments bien choisis, à la suite de ces passages empreints d’une sérénité troublante. Le spectateur n’est pas dupe de certaines postures quasi angéliques, celles de Tartuffe ou d’Orgon, pour sentir sourdre en eux une passion refoulée qui ne manque pas de s’exprimer avec une intensité saisissante dans un accès de violence étrangement maîtrisé, aux confins d’une sourde cruauté. Il le perçoit par exemple dans l’interprétation du personnage de Cléante réputé pour sa nature conciliante : si Loïc Corbery l’incarne avec un sang-froid suspect, il sait placer avec justesse ces moments de colère où Cléante s’emporte brusquement pour dénoncer avec éclat les absurdités les plus patentes, que ce soit face à Orgon à la fin du premier acte ou face à Tartuffe au début du troisième. Les deux scènes qui réunissent Tartuffe et Elmire sont d’autre part marquées par un jeu de séduction délirant dont les à-coups traduisent superbement les pulsions des deux personnages attirés instinctivement l’un vers l’autre.

      Chaque comédien crée un personnage contrasté en proie à une volonté de puissance plus ou moins prononcée qui trahit ses désirs ou aspirations frustrés : le but semble ici de mettre en évidence cet inconscient bouillonnant, inconnu de l’âge classique, pensé ainsi en terme de passions. Claude Mathieu crée une Madame Pernelle infernale qui terrorise d’emblée la famille sans aucun sentiment de pitié. Denis Podalydès, dans le rôle d’Orgon, paraît en revanche animé par des émotions plus douces, notamment dans les scènes avec Tartuffe qu’il chérit avec un angélisme parfois déconcertant, même s’il ne manque pas, lui aussi, de montrer sa colère contre son fils Damis, incarné par Julien Frison avec une impulsivité éclatante qui le conduit à une rixe ouverte avec le faux dévot. Si Cléante de Loïc Corbery frappe par une certaine froideur qui confère à ses convictions mondaines mesurées une résonance étonnante, Dominique Blanc donne à sa Dorine une attitude assurée et un ton mordant qui attestent de sa lucidité narquoise, mais aussi de sa position privilégiée occupée dans la maison d’Orgon. Marina Hands, dans le rôle d’Elmire, paraît submergée par une passion dévorante qui la pousse, malgré quelques protestations de façade, dans les bras de Tartuffe : elle crée un personnage amplement sensuel en soulignant brillamment son instabilité sentimentale qui la conduit des pleurs à un abandon à peine voilé. Christophe Montenez, enfin, dans le rôle de Tartuffe, s’empare de son personnage en mêlant subtilement des moments de maîtrise de soi à une certaine forme de folie palpable autant dans ses regards détournés que dans sa voix volontairement dérangée : son Tartuffe semble tourmenté par une passion refoulée au point de trahir par moments sa bestialité mal dissimulée, dès lors que cette passion se trouve tant soit peu stimulée par des frissons charnels d’une Elmire sensible à son charme.

      Le travail d’Ivo van Hove sur Le Tartuffe ou l’Hypocrite est absolument remarquable par ses partis pris dramaturgiques qui dévoilent des passions latentes des personnages dont le paraître est d’ordinaire soumis au respect des bienséances classiques. Sa mise en scène ne bascule cependant pas dans une perversité gratuite ni dans un sadisme déplaisant : Ivo van Hove a su la concevoir avec une retenue aussi raffinée que fragile à tout instant, tout en poussant les limites de la violence passionnelle à une élégance déroutante qui bouleverse les lectures et représentations traditionnelles de cette pièce de Molière.