Archives de catégorie : 04- Saison 2021/22

Comédie-Française – Studio : Le Silence de Molière

      Le Silence de Molière de Giovanni Macchia (1975) fait partie de ces récits de vie qui donnent désormais la parole à ceux que l’histoire a oubliés : cette fois-ci c’est Esprit-Madeleine Poquelin, fille de Molière, qui sort de son silence, attribué à la parution d’un libelle outrancier à l’égard de ses parents, pour évoquer, lors d’un entretien fictif, ses souvenirs d’enfance de son illustre père. Dans une mise en scène délicate d’Anne Kessler présentée au Studio de la Comédie-Française (>), Danièle Lebrun s’empare de la création de ce personnage énigmatique avec une élégance émouvante qui subjugue la salle.

      La vie de Molière a fait l’objet d’une affabulation romanesque en raison de nombreuses zones d’ombre qui la traversent faute de manuscrits et documents d’archives conservés. Son seul enfant parvenu à l’âge adulte, Esprit-Madeleine Poquelin (1665-1723) aurait même contribué à la rédaction de la première véritable biographie de Molière parue en 1705 sous le titre de La Vie de M. de Molière, aussitôt désapprouvée. Malgré les travaux des historiens sérieux qui ont essayé de la reconstituer en s’appuyant sur des faits avérés, des anecdotes savoureuses continuent à alimenter sa légende sans chercher toujours à démêler le vrai du faux. Le destin de sa fille est placé sous le même sceau de mystère, d’autant plus qu’elle perd le père à l’âge de sept ans et qu’elle se retire du monde du théâtre par manque de goût pour le métier de comédienne. Ses souvenirs d’enfance, nourris par des récits de sa mère Armande Béjart et des membres de la troupe, se prêtent aisément à une mise en récit dramatique.

« Alors que nous avons de nombreux portraits de Molière, tous très différents d’ailleurs, se dessine en filigrane des paroles de Danièle un nouveau portrait de lui. Nous passons de l’image d’un Molière star à celle d’un père, d’un artiste, d’un Molière d’une humanité bouleversante. »
Anne Kessler
 

      Dans Le Silence de Molière, Giovanni Macchia imagine la fille de Molière comme une vielle dame qui accepte pour la première fois de parler de son père. Le récit de vie qui s’ensuit se traduit comme un faux dialogue au regard du nombre limité de questions posées : ce parti pris permet cependant d’amener une situation propice au processus de remémoration et de présenter les faits dans un certain désordre propre aux défaillances de la mémoire. Le but n’est pas de les reconstituer avec une véracité absolue, mais de réinventer un personnage sensible tombé dans l’oubli et de donner à son récit fictif une profondeur humaine. On ne peut qu’imaginer qu’il devait être difficile pour Esprit-Madeleine de vivre dans l’ombre de son père disparu et de sa mère rongée par le désir de briller. Avant d’intéresser par des anecdotes de la troupe, le récit d’Esprit-Madeleine s’impose ainsi comme un témoignage poignant sur la vie de cette famille dont on suppose qu’elle se sentait exclue.

« Ce qui nous a séduites avec Anne [Kessler], c’est justement que Macchia, […], a créé avec Esprit-Madeleine, un personnage référencé certes, mais totalement imaginaire. Ce que nous aimons aussi, c’est que les spectateurs sortiront en se demandant : “Mais qui est cette femme ?”, sans pouvoir aller chercher dans une biographie quelconque car ils ne trouveront pratiquement rien ! »
Danièle Lebrun
 

      Dans la simplicité de leur création, Anne Kessler et Danièle Lebrun semblent vouloir faire résonner les fibres les plus intimes de l’âme d’enfant d’Esprit-Madeleine, autrefois bouleversée par la mort de son illustre père ainsi que par la parution d’un pamphlet ordurier. La scène du Studio représente paradoxalement un espace ambigu : un grand miroir légèrement tourné vers jardin se trouve installé à cour derrière un banc noir, sur lequel vient s’asseoir Danièle Lebrun vêtue d’une élégante robe bleu marine et coiffée d’une perruque blanche. Le reflet dans ce miroir fait pénétrer notre regard dans les coulisses pour nous laisser voir une table en bois et des lumières qui ressemblent curieusement aux bougies grâce à un effet de flou.  C’est comme un parfum d’anciens temps qui s’introduit dans la salle pour se mêler aux équipements modernes. Ce mariage subtil entre l’ancien et le moderne construit un lien fort entre le personnage historique et le spectateur d’aujourd’hui.

Le Silence de Molière
Le Silence de Molière, Studio de la Comédie-Française, 2022
© Marek Ocenas

      Si la comédienne reste assise sur le banc tout au long de l’entretien en se tenant droit selon les bienséances liées au paraître dans la société d’antan, elle séduit rapidement les spectateurs : ses gestes gracieux, ses regards rêveurs empreints de nostalgie, son indicible air de souffrance, sa voix douce posée, établissent une telle relation de confiance et d’empathie qu’on confond par moments la comédienne et le personnage qu’elle incarne. C’est ainsi qu’on se laisse entraîner par son récit composé d’autant d’anecdotes épiques que de réflexions polémiques sur Molière. Esprit-Madeleine évoque plusieurs comédiens ou personnes connus tels que La Grange ou Michel Baron, comme elle parle des séjours de Molière à Auteuil ou de l’indifférence d’Armande Béjart à son égard. C’est alors qu’elle rebondit çà et là, comme par inadvertance, sur des sujets plus littéraires pour se demander, par exemple, pourquoi l’image d’une bonne mère n’existe pas dans le théâtre de Molière. Elle rend par ailleurs un hommage caché à ce père adulé en comparant son engagement pour le théâtre avec le cliquant et le confort de Racine qui se serait contenté d’écrire sans jamais monter sur scène. Le plus émouvant est sans doute ce souvenir de Molière qui fit jouer sa fille dans Psyché à l’âge de six ans et qui inventa pour elle le rôle de Louison dans Le Malade imaginaire qu’elle aurait refusé. Danièle Lebrun crée ainsi un personnage sublime qui remue notre sensibilité tout en nous intriguant par son récit.

      Dans la mise en scène d’Anne Kessler donnée au Studio de la Comédie-Française, Le Silence de Molière est tout simplement un spectacle magnifique : Danièle Lebrun nous rend sensibles au récit de vie d’Esprit-Madeleine avec une telle conviction que la magie de théâtre opère ici plus que jamais.

Théâtre de la Huchette : Le Montespan

      À l’origine un roman historique de Jean Teulé lauréat de plusieurs prix littéraires, Le Montespan est une adaptation théâtrale de Salomé Villiers, mise en scène par Étienne Launay au théâtre de la Huchette (>) juché au cœur du Quartier latin. Cette création haute en couleur retrace, avec autant d’humour que d’élégance, le parcours d’un marquis fantasque cocufié par Louis XIV.

      L’histoire de France est une inépuisable source de sujets qui stimulent notre imaginaire historique ; le règne et la personne de Louis XIV ne cessent, d’autant plus, de nous fasciner tant par ses succès éclatants que par des anecdotes scandaleuses qui l’ont accompagné du berceau à la tombe. Si la vie mouvementée de ses nombreuses favorites a déjà fait couler beaucoup d’encre, la tendance d’aujourd’hui est de donner la parole à ces personnages restés dans l’ombre de la cour de Versailles et d’alimenter ainsi l’épopée louis-quatorzienne. Grâce au roman de Jean Teulé et son adaptation pour le théâtre, le Marquis de Montespan sort de cette ombre pour se livrer à nous dans un récit de vie rocambolesque porté sur scène par trois comédiens verveux.

Le Montespan
Le Montespan, Théâtre de la Huchette, 2022 © Philippe Escalier et Photo Lot

      L’adaptation du Montespan mêle avec finesse le dramatique et l’épique en inscrivant les scènes emblématiques retenues dans un temps historique : Le Montespan fait ainsi partie de ces créations fondées sur le récit de vie d’un personnage historique — secondaire, peu connu ou totalement oublié — entré en contact avec des hommes et des femmes célèbres. Celui de Louis-Henri de Pardaillan de Gondrin, Marquis de Montespan et d’Antin (1640-1961), est parsemé d’aventures succulentes qui allient la curiosité et l’extravagance à l’émotion, à commencer par sa rencontre romanesque avec la future maîtresse de Louis XIV à la suite d’un duel fatal à son frère qui devait lui-même se marier avec elle. Leur mariage d’amour est cependant contrarié tant par les problèmes financiers du jeune Marquis et ses entreprises militaires manquées que par le goût du Roi pour sa belle épouse. Un récit de vie aux allures de cape et d’épée, mais qui tourne à la désillusion pour celui qui est si amoureux de sa femme qu’il a du culot de braver Louis XIV et d’essayer de l’arracher du lit royal.

      La scénographie situe l’action à l’époque du Roi-Soleil tout en convoquant plusieurs éléments inspirés des codes dramatiques du XVIIe siècle. Une toile de fond, qui représente un palais à volonté (re)utilisé autrefois comme un décor pour la tragédie, fait d’emblée un clin d’œil historique au théâtre du XVIIe siècle, ensemble avec ces quelques bandes sonores tirées de compositions de Lully. Les beaux costumes imaginés par Virginie H reproduisent, quant à eux, le cliché des habitudes vestimentaires de l’époque tout en mettant l’accent sur certains enjeux narratifs de l’action : si le Marquis de Montespan finit, par exemple, par se revêtir d’une culotte typique et d’une élégante tunique à manches en dentelle, tout en noir, pour célébrer les funérailles de son amour, la Marquise porte une jolie robe décolletée pour mettre en valeur les attraits de sa beauté mythique. Les visages des deux comédiens qui incarnent les deux personnages principaux, comme celui de Michaël Hirsch qui crée une foule de personnages épisodiques, sont par ailleurs maquillés en blanc. Quelques éléments de décor, une grosse corne ou une perruque suspendue derrière la toile de fond, complètent enfin cette scénographie pittoresque qui détourne délicatement les stéréotypes de l’univers théâtral du XVIIe siècle.

 

      Trois excellents comédiens — Simon Larvaron, Salomé Villiers et Michaël Hirsch — créent des personnages truculents. Simon Larvaron incarne le malheureux Marquis avec ce charme irrésistible qui inspire la sympathie pour son personnage maltraité par les caprices du destin : sa noble prestance, son assurance et sa voix grave lui donnent un air passionné, relevé par cette juste mesure qui nous convainc de l’authenticité fracassante de l’amour du Marquis pour la belle Athénaïs. Sa posture et son regard renferment quelque chose d’inquiet qui nuance les scènes burlesques par un fond d’humanité. Salomé Villiers, dans le rôle, entre autres, de la Marquise de Montespan, s’en empare avec aisance en créant aussi bien une épouse dévouée à son mari qu’une favorite flattée par la faveur du Roi qu’elle cherche à se conserver. Michaël Hirsch incarne avec légèreté plusieurs personnages secondaires, masculins comme féminins, pour relier les scènes qui se succèdent avec un rythme endiablé : à l’aide de quelques traits saillants et gestes stéréotypés, il interprète la servante Larivière, un prêtre, la Marquise de Montausier ou même le père du Marquis de Montespan venu persuader son fils de profiter du cocuage.

Le Montespan
Le Montespan, Théâtre de la Huchette, 2022 © Fabienne Rappeneau

      Malgré l’émotion qu’entraînent plusieurs situations touchant le sort du Marquis, l’action du Montespan n’est pas celle d’une pièce trempée dans un romantisme échevelé qui nous pousse à verser des larmes. Elle mêle au contraire l’émotion à des scènes cocasses et produit par-là un subtil décalage qui transforme le récit de vie du Marquis de Montespan en une aventure aussi romanesque que théâtrale. Les situations dramatiques, reliées par de courts moments narratifs assurés par tous les personnages se passant le relais, intègrent des gestes et des propos burlesques. Le ton est donné dès le début quand un bouffon introduit sur scène le Marquis entré par le fond de la salle, puis la future Marquise qui emprunte le même chemin. Si la nuit de noces réjouit grâce à des propos grivois farcesques, si la soirée chez la Marquise de Montausier renvoie au salon de Célimène, celle passée au théâtre de Molière à l’occasion d’un Amphitryon ou l’apparition du Roi derrière la toile de fond entraînent de délicieux moments de mise en abîme. Le Montespan plonge ainsi les spectateurs dans un univers hautement théâtral pour les intéresser au destin du plus célèbre cocu de France avec autant d’élan épique que de gausserie piquante.

      Au théâtre de la Huchette, Le Montespan fait partie de ces créations raffinées qui nous affectent tout en nous réjouissant à travers un récit de vie poignant. Ce spectacle réussi joue avec les codes dramatiques du XVIIe siècle pour nous embarquer dans une aventure scénique savoureuse.

Théâtre MC93 : Sentinelles

      Sentinelles est une pièce originale de Jean-François Sivadier, présentée dans une mise en scène de l’auteur à la Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis (Bobigny) (>) et partie en tournée à travers la France. Cette création palpitante nous plonge au cœur d’un débat fascinant sur la musique classique, ses enjeux esthétiques comme le rapport qu’elle induit avec ses interprètes : au cœur de l’un des plus passionnants débats esthétiques du théâtre français !

      Avec sa brillante création de Sentinelles (Les Solitaires Intempestifs, 2021), Jean-François Sivadier accomplit un exploit littéraire : à la lecture, sa pièce se révèle comme l’un des plus beaux textes dramatiques du XXIe siècle français. Si elle fait tant soit peu penser à Art de Yasmina Reza (1994) conçu pour confronter avec humour, à travers les goûts opposés de trois amis, des positions différentes sur la peinture contemporaine, Sentinelles s’en distingue en recentrant le propos sur la musique classique et en introduisant dans l’action une dimension narrative. Car l’histoire de Sentinelles est d’abord l’histoire de l’amitié entre trois pianistes réunis par le hasard jusqu’au moment où ils participent à un concours d’excellence qui finit par les séparer. Trois histoires, qui pourraient faire, chacune, l’objet d’un récit singulier pour retracer le parcours exceptionnel de chacun des trois personnages, s’emboîtent ici l’une dans l’autre pour mettre à plat les clichés sur la musique classique. Comme chaque position est étroitement liée au destin et au caractère de celui qui la porte, l’action gagne amplement en efficacité dramatique : elle instaure des tensions empreintes d’émotion sur deux plans inextricables, narratif et esthétique. Sentinelles est un coup de maître.

Sentinelles
Sentinelles, mise en scène par Jean-François Sivadier, MC93, 2022 © Jean-Louis Fernandez

      La mise en scène de l’auteur reproduit finement ces tensions vibrantes qui innervent l’action sans donner raison, sur le fond, à aucun des trois pianistes. L’action prend pour point de départ une interview destinée aux étudiants en licence, représentés par les spectateurs auxquels les comédiens n’hésitent pas à poser quelques questions pour instaurer un faux dialogue. Cette situation prosaïque oppose d’entrée de jeu deux des anciens pianistes, Raphaël et Mathis, en engendrant entre eux un malaise qui dévoile l’intensité de leur divergence intellectuelle vécue autrefois collectivement. L’arrivée soudaine de Swan enfant opère cependant un retour en arrière tout en donnant l’amorce aux trois récits de vie pour conduire à l’évocation de la rencontre dans une salle de cinéma où Raphaël accompagnait au piano les films muets. L’action alterne dès lors, dans un rapport dialectique, des moments narratifs qui la font évoluer et des échanges virulents qui lui confèrent une résonance métaphysique. La mise en scène transpose cette alternance dynamique en entraînant le spectateur sans l’ennuyer par des propos abstraits : tout est équilibré de telle sorte que l’émotion s’allie au plaisir intellectuel stimulé par le désir de savoir.

 

      La scénographie ne prétend à aucune reproduction mimétique de lieux réalistes : elle exploite la théâtralité et le caractère artificiel de l’espace scénique pour faire alterner des scènes polémiques avec des tableaux fascinants qui mettent en vie aussi bien les moments les plus intimes que ceux qui paraissent les plus spectaculaires. Un cintre baissé vers le plateau divise d’abord celui-ci en deux parties jusqu’au moment où les trois pianistes décident de rejoindre, pour la durée de trois ans, l’Académie dirigée par le très réputé Heinzberg : c’est ainsi qu’une toile blanche recouvre la scène, comme pour représenter leur enfermement dans cette école qui les pousse vers l’excellence malgré des crises engendrées par des différences de goût et des aspirations personnelles. Si les trois amis évoquent leurs premiers contacts avec la musique dans d’émouvants récits d’enfance, ils incarnent leur passion dans des scènes intimes pour introduire des moments de répit dans le déroulement des échanges esthétiques : dans la lumière bleutée d’un réflecteur, assis sur une chaise, les mains enfarinées, Mathis, puis Swan, puis Raphaël, chacun d’eux mime avec ardeur l’interprétation d’un morceau préféré : des préludes de Bach, de Chopin et de Chostakovitch retentissent ainsi pour accompagner les comédiens. Le concours de Moscou accentue enfin la théâtralité de l’action déroulée à l’aide d’un impressionnant jeu de lumières, de bandes sonores et de voix diffusées avec un léger écho pour ménager de nouvelles scènes mimées qui subjuguent par leur virtuosité. La scénographie dessine ainsi les contours schématiques d’un jeu scénique pour souligner la passion pour la musique à travers des ambiances magnétisantes relevées par des expressions corporelles éthérées.

Sentinelles, mise en scène par Jean-François Sivadier, MC93, 2022 © Jean-Louis Fernandez

      La résolution du rapport à la musique et à son interprétation, voire son incarnation scénique, s’impose comme une question existentielle. Si le point d’achoppement semble être Mozart, mais aussi Chopin ou Schubert, les trois pianistes conçoivent différemment l’œuvre d’art musicale, appréhendée tantôt comme quelque chose de sacré et vénérable, tantôt comme quelque chose de radicalement intime et sauvage. C’est ainsi que Mathis se distingue par des partis pris tranchés formulés contre le désir de plaire, la sacralisation de l’art et l’émotion. Ces partis pris scandalisent Swan adepte d’une conception bourgeoise qui considère l’œuvre d’art dans sa représentation collective qui la transcende. Vincent Guédon, dans le rôle de Mathis, crée un personnage suspicieux tout en donnant à sa posture un air de fermeté conjugué à une forme de détermination intransigeante : son Mathis paraît ainsi sûr de lui, quitte à déplaire, quitte à agacer quiconque avec ses convictions non conformistes, ce qui convainc de son génie. Swan semble en revanche fragilisé par sa timidité, mais aussi par son manque de confiance. Il se laisse emporter par des avis provocateurs de Mathis pour défendre son idéalisme et son penchant pour l’harmonie. Samy Zerrouki l’incarne avec émotion tout en nous persuadant de la sincérité des aspirations sublimes de son personnage. Parmi les trois amis, Raphaël paraît le plus insaisissable : caractérisé par l’auteur/metteur en scène comme « rationnel », il ne représente cependant pas une sorte de voie médiane qui concilie les deux extrêmes et ce, d’autant plus que lui seul n’obtient aucun prix au concours de Moscou. Il reste que Julien Romelard l’interprète avec cette souplesse qui le fait louvoyer entre le génie de Mathis et le perfectionnisme de Swan : son personnage nous émeut par un fond d’humanité et un air de souffrance qui animent sa passion pour la musique.

      Sentinelles de Jean-François Sivadier est une œuvre théâtrale remarquable tant par la qualité de son intrigue et de sa teneur intellectuelle que par sa création scénique fascinante : les trois comédiens qui la mettent en vie nous séduisent par la virtuosité avec laquelle ils s’emparent de leurs rôles pour nous communiquer la passion de leurs personnages pour la musique. Sans aucun temps mort, sans longueur, sans ennui, les spectateurs se passionnent avec eux pour cette musique qui finit par les propulser vers des sphères sacrées. 

Théâtre Amandiers-Nanterre : Quai Ouest

      Présentée fin septembre au Théâtre national de Bretagne Rennes, dans une mise en scène raffinée de Ludovic Lagarde de la Cie Seconde nature, la pièce de Koltès Quai Ouest a été programmée au Théâtre Amandiers-Nanterre (>) début février 2022. C’est de loin une création fascinante par la manière dont elle instaure, à travers une série de tableaux, une tension palpitante entre la mise en vie de l’espace et le jeu des comédiens.

      Consacré par les créations mythiques de Patrice Chéreau, le théâtre de Koltès nous fascine depuis plusieurs décennies par son côté énigmatique. Si on l’apprécie pour cela aussi bien à la lecture que sur scène, les textes de Koltès échappent à une interprétation tant soit peu pérenne. On parvient généralement à résumer les histoires mises en œuvre, mais on ne cesse de s’interroger sur leurs significations précises en raison de leur polysémie inépuisable. Les commentaires ou témoignages de Koltès nous laissent parfois perplexes au regard des questions qu’ils soulèvent ensemble avec ses pièces polémiques tant au niveau métaphysique que du point de vue dramaturgique. D’après Koltès, Quai Ouest serait l’histoire d’un hangar portuaire désaffecté qu’il a visité lors de l’un de ses voyages à New-York et dont il voulait transposer le mystère. Mais l’introduction des personnages réunis par le hasard, au cours d’une journée, tend à déplacer l’intérêt de l’action sur leurs destins personnels qui résonnent avec les préoccupations de ces populations souterraines ou marginales dont on détourne le plus souvent les yeux. Quai Ouest n’est pas pour autant une pièce sociale, loin de là. Qu’est-ce qu’elle est alors ? Le mystère.

Quai Ouest
Quai Ouest de Koltès, mise en scène par Ludovic Lagarde © Gwendal Leflem

      Ludovic Lagarde parvient à garder « intact » ce mystère qui plane autour de Quai Ouest. Il prête autant d’attention au traitement dynamique de l’espace qu’à la création d’un subtil jeu scénique. Il établit un étonnant rapport dialectique entre ces deux aspects fondamentaux de tout travail de mise en scène. Dans ce cas précis, la manipulation de la lumière et du son lui permet de décentrer le regard des spectateurs, habituellement intéressés au déroulement de l’action dramatique, pour le subjuguer par des variations d’atmosphères ainsi que par le caractère insaisissable de cet espace que les personnages semblent occuper sans pouvoir l’investir totalement. Une telle tension, un tel sentiment d’instabilité, est favorisé par la progression de l’action à travers les tableaux qui se succèdent en imposant des passages dans le noir et qui produisent par-là un effet de mosaïque et ce, d’autant plus que cette action n’accorde de place prépondérante à aucun personnage en particulier. Si les comédiens profèrent les propos impartis à leurs personnages dans des situations dialoguées, ils semblent souvent renfermés dans une énonciation poétique de discours restés lettres mortes ou taxés d’un refus volontaire d’être écoutés. Le plus énigmatique de tous, Abad ne dira, par exemple, aucun mot, même s’il a l’air d’écouter et de comprendre. Qu’en est-il des autres qui n’ont pas perdu la faculté de s’exprimer et qui se murent dans une solitude collective ? Le mystère.

Quai Ouest
Quai Ouest de Koltès, mise en scène par Ludovic Lagarde © Gwendal Leflem

      La scénographie reproduit de façon schématique un lieu qui évoque un hangar abandonné : une sorte de paroi en relief scinde l’espace scénique en deux parties, le devant à la portée des spectateurs et le derrière dont ils perçoivent vaguement les contours. Plusieurs ouvertures — portail pourvu d’un rideau métallique, deux passages attenants avec des bassins d’eau plats, et fenêtres sans vitres — sont en effet disposées à deux niveaux, le rez-de-chaussée et le premier étage, de telle sorte que l’éclairage favorise un impressionnant jeu d’ombres et de lumières, et que l’écran du fond laisse entrevoir des projections de paysages, la pluie ou, le plus souvent, une mer ondoyante. Ainsi, au lever du rideau, Monique, perturbée par l’obscurité du lieu qu’elle ne connaît pas, apparaît dans une bande de lumière qui s’arrête au milieu de la scène, puis, Maurice, après l’avoir rejointe, dans une bande parallèle qui le dépasse légèrement. Quant à l’entrée de Charles, on ne perçoit d’abord, à travers le rideau métallique à moitié baissé, que les jambes d’une silhouette éclairée par une forte lumière venant du fond. Fak et Claire, installés nonchalamment à cour, sont éclairés, quant à eux, par une lumière tamisée venant de jardin. De telles variations permettent de plonger dans une (semi-)obscurité poétique ce hangar qui intrigue tant les personnages que les spectateurs et de ne dévoiler ses contours qu’en fonction de l’éclairage changeant à chaque tableau. À un moment donné, on a l’impression que ces variations suggèrent la course d’une journée, de nuit à nuit, peut-être en référence à l’écoulement du temps dans la tragédie classique. Une fois de plus, des mystères, que des mystères.

      C’est dans cette ambiance empreinte d’une étrange poésie spatio-temporelle que plusieurs personnages semblent jouer la carte de leur destin, à commencer par Maurice venu accompagné par Monique pour se suicider en se laissant jeter dans l’eau. Mais son projet est traversé par l’apparition d’autres personnages qui semblent occuper le hangar faute de mieux, des immigrés en quête de bonnes affaires ou en attente de partir pour commencer une autre vie ou la terminer dans la misère. Leurs histoires se croisent à travers des rencontres fortuites qui semblent plus dépeindre leurs états d’âme qu’elles ne font avancer « l’action ». Si plusieurs décisions sont prises, elles se soldent rapidement par un échec ou ont une issue incertaine, comme cette histoire d’amour éphémère entre Fak et Claire qui se termine par un coït consommé dans un passage obscur. Plusieurs univers, bourgeois et immigrés, riches et pauvres, vieux et jeunes, s’entremêlent ici, durant quelque temps, dans une coexistence passagère, forcée par le hasard, sans que les personnages arrivent à se comprendre ou à nouer un dialogue tant soit peu empathique et sincère.

Quai Ouest
Quai Ouest de Koltès, mise en scène par Ludovic Lagarde © Gwendal Leflem

      Dans un cadre spatio-temporel réputé sordide, il n’y a aucune place pour la vulgarité ou la déchéance matérielle. Les comédiens s’emparent de la création de leurs personnages avec élégance en leur donnant des attitudes tranchées qui traduisent poétiquement leur angoisse existentielle. S’il n’y a pas vraiment de personnage principal, on peut être touché par le destin de Charles qui inspire une certaine sympathie à travers son désir tchekhovien de partir, travailler et mener une autre vie que celle qui l’enserre au sein d’une famille déchirée. Micha Lescot, excellent dans ce rôle, crée un Charles sensible et vibrant d’émotions : ses longs cheveux blonds et ses gestes légèrement efféminés lui confèrent quelque chose d’émouvant qui contraste curieusement avec la froideur et le désarroi des autres personnages interprétés avec une certaine austérité mordante. De même, Léa Luce Busato, dans le rôle de Claire, avec ses mouvements sensuels relevés par une posture légèrement provocatrice, introduit dans cet univers désenchanté quelque chose de lumineux. L’ensemble produit ainsi des tensions frémissantes tout en laissant le spectateur dans le doute quant à la véritable nature des relations entre les personnages, comme ce meurtre final. Des mystères !

      La mise en scène de Quai Ouest séduit carrément par la beauté paradoxale des tableaux sombres tant au niveau des histoires racontées que sur le plan scénique : Ludovic Lagarde a mis en vie cette pièce crépusculaire en transcendant la misère d’un lieu sinistré et celle de plusieurs destins humains voués à la damnation et ce, dans un ensemble délicat relevé par l’excellent jeu de tous les comédiens. Il a brillamment transposé sur scène le mystère de Koltès.

Théâtre Les Déchargeurs : Le Pain dur

      Le Pain dur de Paul Claudel (1918) est le second volet d’une vaste trilogie sur la famille des Coûfontaine, s’insérant respectivement entre les drames L’Otage (1911) et Le Père humilié (1920). La compagnie La Grande Ourse le met à l’honneur dans une brillante mise en scène de Salomé Broussky présentée au théâtre Les Déchargeurs (>) : c’est une création vibrante d’émotions qui surprend par une dynamique entraînante. 

      Le théâtre de Claudel n’est pas celui qui suscite un grand enthousiasme de spectateurs férus de passions fortes : il ennuie généralement à cause des longueurs engendrées par des tirades interminables qui ne séduisent pas vraiment sur scène malgré leur indéniable force poétique, transcendée par le rythme cadencé du « vers » claudélien. On préfère paradoxalement les apprécier dans l’intimité bouleversante d’une lecture silencieuse. Avec Le Pain dur, qui fait partie d’une fresque familiale déroulée en trois temps différents et qui s’inscrit par-là dans un temps épique, on peut rapidement être découragé par le volume du texte et avoir ainsi l’impression de ne pas appréhender les enjeux de l’histoire faute de connaître les autres volets. Salomé Broussky, avec sa création aussi savoureuse que mordante, nous persuade cependant du contraire : porter Le Pain dur sur scène peut réussir grâce à l’invention d’une action scénique foudroyante, sans temps mort et sans essoufflement.

La pain dur
Le Pain dur de Paul Claudel, mise en scène par Salomé Broussky, Théâtre Les Déchargeurs, 2022.

      Au cœur de l’histoire du Pain dur se trouve un étrange parricide, passé inaperçu, dans la mesure où la mort du comte Turelure est attribuée à une simple crise cardiaque : personne ne saura, sauf Louis et la comtesse Lumîr, que cet accident a été provoqué par deux balles manquées qu’a tirées ce fils détesté pour se venger d’un père avaricieux et libidineux. Ce parricide qui intervient vers la fin du second acte relie les deux temps de l’histoire en débloquant la situation et en redessinant par-là les rapports de force entre les personnages obnubilés par un pressent besoin de l’argent qui doit leur permettre d’accéder à une certaine plénitude existentielle. S’ils déclarent tous, à un moment donné, qu’ils ne croient pas en Dieu, l’argent paraît s’être substitué à ce Dieu mort aussi bien dans le microcosme de la famille des Coûfontaine que sur le plan politique représenté par les aspirations de la comtesse Lumîr âprement déterminée à se battre pour la cause de la Pologne. Ils sont tous prêts à tout entreprendre, à sacrifier l’amour, la foi, l’honnêteté, à se sacrifier eux-mêmes, pour obtenir cet argent après lequel ils courent avec une frénésie désespérée.

Le Pain dur
Le Pain dur de Paul Claudel, mise en scène par Salomé Broussky, Théâtre Les Déchargeurs, 2022.

      Salomé Broussky imagine pour son Pain dur une scénographie très épurée, relevée par quelques objets hautement symboliques. Un fauteuil en bois placé au milieu de la scène et des tapis clairs qui recouvrent le plateau aident d’abord à situer l’action dans une pièce imprécise de la propriété du comte Turelure. Plusieurs livres entassés sur le devant de la scène et une grande croix en bronze, laissée à l’abandon, au fond, renvoient sans doute à l’ancienne bibliothèque du monastère des Coûfontaine, indiquée par Claudel dans la didascalie initiale comme le lieu de l’action. Un grand chandelier juif, allumé et manipulé à plusieurs reprises par Sichel, complète enfin ce décor dépouillé, qui traduit le vide de ce lieu dont le Dieu est renvoyé pour laisser sa place à l’intérêt et à l’argent. Les beaux costumes qui frappent par des couleurs saturées et des contrastes bien prononcés détonnent spectaculairement avec ce vide métaphysique tout en extériorisant les passions et le statut des personnages.

       Dans ce saisissant jeu de couleurs, quatre comédiens créent cinq personnages fortement individualisés grâce aux postures maîtrisées qui mettent à nu leurs états d’âme. Sarah Jane Sauvegrain, dans le rôle de Sichel, donne à cette femme entretenue et intrigante, disposée à renier sans scrupules sa foi et ses origines pour se marier in extremis avec Louis, un ton incisif rehaussé par une assurance alerte et une attitude suspicieuse qui révèlent en demi-teinte son caractère calculateur. Daniel Martin incarne le vieux comte Turelure avec une ardeur diabolique : ses mouvements et ses gestes agiles, empreints d’une certaine théâtralité, traduisent amplement l’orgueil et l’appétit sexuel de ce personnage cruel qui se plaît à coincer les autres. Daniel Martin pousse son interprétation à une certaine forme de sadisme feutré qui cache subtilement une peur bleue devant la mort. Il crée également Ali, père de Sichel, en lui donnant un air hébété, quasi imbécile, à l’opposé du comte bien éveillé. Étienne Galharague, dans le rôle de Louis anxieusement attendu pendant un acte et demi, surprend par son allure juvénile d’une fraîcheur farouche : déstabilisé par la haine du père et par les détours de Lumîr, son Louis paraît douloureusement ballotter entre des émotions opposées, tout en manque de repères, et ce, même quand il prend maladroitement la place de ce père qu’il a tué. Marilou Aussilloux, enfin, est une énigmatique comtesse en proie à une profonde souffrance exprimée grâce à une étonnante palette de tons variés. Le jeu de Marilou Aussilloux nous persuade que sa comtesse, malgré une douleur réelle et un amour sincère, ne perd jamais de vue ses intérêts : ce contraste rendu avec bravoure range Lumîr parmi ces princesses quasi cornéliennes qui, douées d’une sensibilité moderne, bouleversent en émouvant.

La Pain dur
Le Pain dur de Paul Claudel, mise en scène par Salomé Broussky, Théâtre Les Déchargeurs, 2022.

      Sur cet échiquier coloré, bousculé par des passions intéressées, les personnages se meuvent inlassablement sans jamais trouver un moment de répit. Dès l’entrée sur scène, sous une pluie battante qui ouvre l’action et termine chacun des trois actes, les comédiens se laissent aller à un jeu souple empreint d’une sensualité parfois convulsive, parfois fébrile et inquiète. Si les rencontres entre Lumîr et Louis se trouvent innervées de cette attirance haletante qui les met aux prises avec leurs intérêts, les avances et les propositions du vieux comte introduisent d’emblée dans l’action une ambiance troublante, remplie de sentiments négatifs qui plongent les autres dans des situations déroutantes, moralement discutables ou carrément immorales. Les quatre comédiens dirigés par Salomé Broussky mettent ainsi en œuvre une action palpitante, intense, ponctuée par des surprises quant aux attitudes adoptées, relancée régulièrement par des variations raffinées qui confèrent aux propos et aux gestes une force déconcertante pour tenir le spectateur en haleine du début à la fin.

      Le Pain dur dans la mise en scène de Salomé Broussky nous entraîne ainsi irrésistiblement dans le tourbillon passionnel d’une action dramatique soutenue par des questions tant métaphysiques que politiques et morales. Si cette action renferme quelque chose de sombre et troublant qui fait froid dans le dos, le jeu des quatre comédiens la transcende fiévreusement pour remuer les sensibilités des spectateurs confrontés à une histoire glaçante dans l’intimité poignante du théâtre Les Déchargeurs.