Archives de catégorie : 04- Saison 2021/22

Poche-Montparnasse : Le Faiseur de théâtre

      Le Faiseur de théâtre (Der Theatermacher, 1984) est une pièce polémique de l’autrichien Thomas Bernhard devenu célèbre pour la teneur acérée de ses textes à l’encontre du conformisme et de la bien-pensance qu’ils dénoncent avec virulence. Le Faiseur de théâtre, quant à lui, s’en prend à l’art dramatique et ses conventions. Au théâtre Poche-Montparnasse (>), Chantal de La Coste s’en saisit avec finesse pour en proposer une mise en scène dynamique qui donne du poids au propos de Bruscon brillamment incarné par Hervé Briaux.

      Si Le Faiseur de théâtre est l’une de ces pièces métathéâtrales qui nous laissent pénétrer dans les coulisses de la fabrique du théâtre, elle compte parmi les moins conventionnelles, dans la mesure où elle est loin de le célébrer dans ses missions culturelles ou de détourner son fonctionnement sur un ton burlesque. La pièce de Thomas Bernhard dresse le portrait cruel d’un directeur de théâtre aussi bien renfermé dans une autosuffisance inflexible que replié sur une logique argumentative imprégnée des stéréotypes sociaux les plus orthodoxes. La pensée implacable de ce directeur qui aspire à la grandeur se dévoile au travers d’un faux dialogue mené avec un aubergiste comme avec ses deux enfants qu’il n’arrête pas de rabaisser tout en les amenant à jouer dans sa comédie. Il ne s’agit pas d’un jeu plaisant qui mette les personnages dans des situations embarrassantes pour éprouver leurs sentiments ou leurs performances à la manière des Acteurs de bonne foi de Marivaux. Bruscon représente la démonstration en force d’une vision de grandeur néfaste et stérile, et remet par-là en cause les défaillances du monde de théâtre, son fonctionnement autocratique et son impuissance à susciter l’intérêt des masses.

Le Faiseur de théâtre 01
Le Faiseur de théâtre, mise en scène par Chantal de La Coste, Théâtre Poche-Montparnasse, 2022 © Victor Tonelli

      L’action du Faiseur de théâtre évoque l’univers de théâtre de manière détournée en se situant non pas sur une scène de théâtre, mais dans l’auberge d’un village perdu au fin fond de rien : c’est là que Bruscon doit donner sa pièce La Roue de l’Histoire, à l’aide de sa troupe ambulante composée des membres amateurs de sa famille, devant à peu près deux cents spectateurs constitués de simples villageois, plus intéressés à l’élevage du porc qu’aux subtilités de la philosophie de Kierkegaard mentionné au passage, et symboliquement représentés par l’aubergiste indifférent aux discours sur l’art. L’autosuffisance qui conduit Bruscon à se considérer comme l’un des plus grands hommes de théâtre de son temps détonne spectaculairement avec une ambiance sordide qui ne se prête en aucune façon à la représentation d’une grande fresque historique promise par sa pièce. L’action du Faiseur de théâtre se présente ainsi comme une superbe farce qui interroge ironiquement notre rapport aux rouages du théâtre soumis aux archétypes rigides des aspirations élitistes. Au regard de ses enjeux esthétiques, Chantal de La Costa a fait choix d’une mise en scène puissante aux accents naturalistes tout en se gardant de la faire basculer dans la dérision ou la caricature.

      La scène représente la salle de restaurant de l’hôtel Au Cerf Noir à Utzbach en s’appuyant sur plusieurs éléments de décor réalistes, sans les multiplier pour autant à outrance pour préserver leur caractère factice propre à un subtil jeu de mises en abîme. Une porte d’entrée, à jardin, fait face à un plateau bar installé sous une arcade située à cour. Le fond de la scène figure une série de fenêtres recouvertes de rideaux clairs, sans doute en guise de vitres qui ne permettent pas de donner sur l’extérieur de façon authentique : cette fermeture énigmatique donne cependant l’impression que l’action du Faiseur de théâtre se déroule dans un endroit aussi retiré que caché, à cheval entre une réalité scénique concrète et une fiction dramatique virtuelle. Si une paire de tables en bois entourées de chaises symbolise la salle de restaurant, une estrade en lattes placée sur le devant de la scène la transforme tant soit peu en salle de bal attendue selon la didascalie initiale. Plusieurs portraits complètent cette scénographie figurative : celui d’un cochon et celui d’Adolf Hitler se font face sur une diagonale de cour à jardin en la subvertissant pour déjouer son caractère naturaliste et lui conférer in fine une dimension proprement théâtrale.

Le Faiseur de théâtre
Le Faiseur de théâtre, mise en scène par Chantal de La Coste, Théâtre Poche-Montparnasse, 2022 © Victor Tonelli

      À l’entrée dans la salle, des grognements de cochon suggèrent l’ambiance du « néant culturel absolu » tout en renvoyant à plusieurs propos acerbes de Bruscon qui sera incommodé par l’odeur de porc. C’est ainsi qu’Hervé Briaux, dans le rôle du directeur, habillé de noir et muni d’une canne, entre en scène pour se retrouver face à Patrice Dozier, dans celui de l’hôtelier : un étrange échange se met en place entre celui qui ne cesse de parler de la création de son immense pièce et celui qui se contente d’écouter et de fournir des informations loufoques sur les habitudes alimentaires de son village. Hervé Briaux incarne son personnage en lui donnant une prestance dominante grâce à des mouvements et gestes assurés, mais aussi à travers une voix grave tétanisante. Malgré le caractère hargneux de Bruscon, Hervé Briaux ne crée pas un personnage monstrueux dérisoire : son assurance et le maintien distingué produisent un effet de frayer d’autant plus efficace qu’Hervé Briaux nous persuade que son Bruscon est intimement convaincu du bien-fondé de ses actes et propos tant oppressants qu’empreints d’idées de grandeur. Face à lui, Patrice Dozier incarne un hôtelier apathique en limitant ses mouvements et en se contentant de sourire, mais sans paraître le moins du monde intimidé par la présence vainement écrasante de Bruscon. À un moment donné, il se met significativement à hacher la viande avec une nonchalance désarmante. Un fin dialogue de sourds souligne ainsi tout en demi-teinte le caractère quasi absurde de cette farce métaphysique sur des bas et des hauts qui traversent l’art dramatique.

Le Faiseur de théâtre      Mais l’action intègre également des scènes de théâtre dans le théâtre en rapport avec la création de la pièce de Bruscon : il s’agit notamment de répétitions faites avec la fille et le fils, copieusement humiliés par ce père cynique dont la rancœur se manifeste ici de la sorte conformément à ses propos misogynes et méprisants énoncés dans sa quête de l’absolu. Comme dans sa confrontation avec l’hôtelier, Bruscon d’Hervé Briaux garde le même sang-froid qui donne à son personnage une portée retentissante, alors que Séverine Vincent et Quentin Kelberine interprètent les deux enfants sans avoir l’air d’en souffrir. Le Faiseur de théâtre nous laisse ainsi pénétrer dans un univers féroce imprégné de tout type de préjugés et clichés prononcés sans gêne pour éprouver des valeurs négatives qui alimentent la propension de la bourgeoisie au mépris et à l’élitisme : « Seul un être cultivé est un être humain », déclarera Bruscon pour finir par constater que lui et sa famille ne jouent que pour s’améliorer et non pas pour « cette racaille de la campagne ». Si l’action et l’univers du Faiseur de théâtre paraissent à maints égards paradoxaux, ils restent pour autant parfaitement cohérents dans la mesure où ils tendent, sans aucune pitié, un miroir déformant aux archétypes de pensées de la bourgeoisie triomphante. L’équilibre obtenu entre la férocité du portrait dressé et sa représentation raffinée produit un puissant effet de sidération.

Le Faiseur de théâtre
Le Faiseur de théâtre, mise en scène par Chantal de La Coste, Théâtre Poche-Montparnasse, 2022 © Victor Tonelli

Manufacture des Abbesses : Enfance

      Depuis sa parution en 1983 aux éditions Gallimard, le roman Enfance de Nathalie Sarraute est devenu l’un des plus grands classiques du XXe siècle : s’il nous frappe par la singularité de sa forme dialoguée, il nous séduit tout autant par le caractère émouvant d’un récit constitué de pans de souvenirs qui se bousculent dans la mémoire de la narratrice pour se frayer un chemin vers son esprit. Tristan Le Doze a adapté ce roman pour le théâtre en faisant choix d’une mise en scène dépouillée qui laisse résonner le texte de Sarraute dans sa pureté : cette création a été programmée à la Manufacture des Abbesses (>).

      L’écriture de Nathalie Sarraute, avec celle de Marguerite Duras, fait partie de ces techniques narratives qui ont le plus marqué tant nos habitudes de lecteur que notre rapport aux écritures de soi aux confins de récits autobiographiques. Nathalie Sarraute explore dans ses écrits les processus cérébraux qui font surgir la pensée à l’état pur, à ce moment précis où celle-ci se trouve à fleur de conscience, sans être tout à fait ordonnée pour être énoncée selon les normes rationnelles attendues. Elle révèle, en les reconstituant, les hésitations de cette activité cérébrale propre à former la pensée de chaque individu. Dans Enfance, elle remet en cause la rationalité du récit autobiographique en déconstruisant son harmonie artificielle par l’introduction d’une seconde voix qui la ronge de l’intérieur. Cette technique narrative ouvre de nouvelles voies pour mettre en évidence l’activité mémorielle qui mène un individu à se raconter et à construire une image de soi. Enfance souligne, à travers un dialogue intérieur, l’impossibilité de produire une représentation véridique, complète et définitive. Son adaptation pour le théâtre se présente comme un réel défi dramaturgique.

Abbesses Enfance
Enfance, mise en scène par Tristan Le Doze, Manufacture des Abbesses, 2022 © Marwan Belaïd

      Le récit dans Enfance est en effet traversé par de multiples situations dialogiques fondées tant sur la double voix de la narratrice — celle qui se raconte et celle qui la questionne — que sur des propos d’autres personnages rapportés par la même narratrice. Ces voix et ces propos laissent en même temps ressortir une histoire bouleversante d’une jeune fille dont la vie se partage entre la Russie et la France, entre une mère indifférente, quasi absente, et un père peu présent, accompagné d’une jeune belle-mère qui semble tant soit peu la charmer. Mais quelle est la valeur de ces souvenirs ? correspondent-ils à l’état des choses vécues il y a longtemps ? comme il s’agit des souvenirs d’enfance, comment peut-on être sûr que la distance temporelle et l’expérience postérieure ne les ont pas altérés ? L’ensemble n’est en fin de compte qu’un amas de récits en lambeaux sans pathos et sans rancune, et c’est précisément cet effet d’altération qu’essaie de reconstituer la situation narrative complexe d’Enfance et que l’adaptation pour le théâtre doit parvenir à reproduire. À travers la simplicité du dispositif adopté, Tristan Le Doze restaure sur scène cette situation délicate entre une instance narrative par excellence et différents acteurs qui la contrebalancent en la troublant.

      La scénographie offre un plateau nu, habillé de noir et plongé dans une semi-obscurité dont l’intensité varie selon les épisodes évoqués : seules deux chaises en bois se trouvent installées, face à face, au milieu de la scène pour figurer le caractère polyphonique et la confrontation intérieure du récit d’enfance dont l’unité fondamentale est fractionnée par des interventions subversives de plusieurs instances. En l’occurrence, deux comédiennes incarnent tous les intervenants amenés à porter sur scène cette situation complexe et à instaurer un double rapport dialectique entre celle qui tente de se raconter et ceux qui infléchissent son récit. Pour représenter symboliquement ce dédoublement quasi métaphysique, les deux comédiennes sont vêtues d’habits confectionnés à partir des mêmes matériaux : celle qui prend en charge le « récit épique » porte en effet un chemisier fabriqué du même tissu qu’est la robe de celle qui est son alter ego narratif et dramatique. La scénographie et les costumes mettent ainsi en œuvre les conditions favorables à donner du poids au déploiement scénique d’une écriture de soi en quête d’elle-même dans une intimité épurée de tout segment superflu.

Enfance, mise en scène par Tristan Le Doze, Manufacture des Abbesses © Marwan Belaïd

      L’action scénique, quant à elle, souligne en demi-teinte la continuité épique d’un récit fragmenté pris en charge par Anne Plumet qui occupe généralement le devant de la scène. Sa voix douce et posée et un certain enthousiasme propre aux enfants engendrent une délicate ambiguïté quant à l’origine de cette voix narratoriale qui s’adresse à nous : sa prestation entraînante nous amène à nous demander si la voix qui raconte est celle de la jeune fille ou celle de la « vieille dame » qui évoque ses souvenirs d’enfance. Cette ambiguïté est alimentée par les interventions tant soit peu austères de son double, incarné par Marie-Madeleine Burguet qui, elle, se tient en retrait tant pour questionner les lacunes que pour laisser entendre par intermittence la voix des proches de la jeune fille, celle de la mère en particulier. Un rapport subtil se met en place entre celle qui se laisse entraîner par un flot de souvenirs malgré des troubles de mémoire explicitement soulignés et celle qui endigue cet enthousiasme pour conférer une plus grande authenticité à l’histoire construite par à-coups. Le double intervient à des moments opportuns tout en relançant paradoxalement la narratrice à travers sa posture quasi inquisitoriale qui semble vouloir suppléer à certains troubles de mémoire et doutes : c’est ainsi que surgissent de façon ambiguë l’ombre de la mère ou celles du père et de la belle-mère. On a l’impression que la « vieille dame » se confond amplement avec la jeune fille qu’elle était autrefois et qu’elle puise, sous nos yeux, ses souvenirs dans les plis de sa mémoire. Cette impression donne au jeu des comédiennes et au récit d’enfance une sensibilité dramatique frappante.

      L’adaptation d’Enfance jouée à la Manufacture des Abbesses nous séduit par la sobriété scénographique qui met en avant le jeu sensible des deux comédiennes et le texte de Nathalie Sarraute dans sa beauté originelle : c’est ainsi qu’elle réussit à nous subjuguer pour nous en laisser revivre les passages les plus touchants.

Théâtre de l’Essaïon : Valentine ou la passion du théâtre

Valentine ou la passion du théâtre      Valentine ou la passion du théâtre est une création de la compagnie Toby Or Not présentée au Théâtre de l’Essaïon dans une mise en voix sensible de Philippe Catoire (>). Valentine, c’est la comédienne Valentine Tessier (1892-1981), et la passion du théâtre, c’est le récit de ses souvenirs tiré de son entretien télévisé du 20 octobre 1973. S’il s’agit d’un témoignage tout aussi entraînant sur le plan humain que précieux pour l’histoire du théâtre français, c’est qu’il nous plonge au cœur de toute une époque mythique qui est à l’origine de notre manière de pratiquer et penser le théâtre.

      Retranscrire un entretien télévisé pour le mettre en voix dans un seul-en-scène est un parti pris dramaturgique bien particulier pour créer un spectacle de récit de vie. Si on s’efforce habituellement à déjouer le caractère narratif de ce type de spectacles et à les couler dans une forme dramatique hybride, Philippe Catoire transforme un entretien à deux voix en un monologue théâtral par excellence, explicitement adressé aux spectateurs. L’emboîtement de scènes dramatiques plus ou moins longues dans un récit épique ainsi entrecoupé est en effet non seulement une façon de rendre ces spectacles plus dynamiques, mais c’en est aussi une pour répondre aux attentes de ce genre post-moderne qui renverse le rapport poétique entre le dramatique et l’épique. Si Valentine ou la passion ne connaît pas cette tension interne entre mimésis et diégésis, elle la refonde dans un rapport vibrant entre la scène et la salle : séduire les spectateurs pour les intéresser à un témoignage à l’aide d’un dispositif scénique qui ne cherche pas d’emblée à provoquer l’illusion de la vérité. Celle-ci intervient spontanément au cours de la représentation dans son intimité bouleversante qui réunit le comédien et ses spectateurs dans une sorte de communion privilégiée autour de la figure de Valentine Tessier.

      Si les propos de Valentine sont le fruit d’une expérience personnelle de sa pratique passionnée du théâtre, ils ne comprennent in fine que peu de détails tant soit peu poignants ou piquants sur sa vie intime ; et pourtant, son récit suscite un intérêt constant qui va crescendo. Elle passe rapidement sur son entrée malaisée dans le métier, en parlant de ses concours manqués au Conservatoire, pour raconter les anecdotes les plus séduisantes de son parcours alléchant de comédienne. Elle évoque sa découverte fébrile du songe d’Athalie qui lui inspire l’amour du beau texte et le désir de partager cet amour : c’est, selon ses mots, « le premier choc », celui d’une écolière, qu’elle appréhende comme « la naissance de la vocation ». C’est ainsi qu’elle nous entraîne au cœur d’une pratique avant-gardiste pour l’époque, pratique qui relève des recherches de Copeau installé au Vieux-Colombier et accompagné de Jouvet, Dullin et tant d’autres : un travail approfondi sur la création des personnages, contrairement à cette autre pratique, qualifiée de « superficielle », fondée sur l’étude rhétorique du texte. C’est ainsi qu’elle nous livre un récit à la fois riche et drôle, construit autour de la création de ses rôles les plus marquants sous la direction de Copeau et de Jouvet en particulier, mais aussi autour de son expérience tardive du grand écran.

Valentine ou la passion du théâtre
Valentine ou la passion du théâtre, mise en scène par Philippe Catoire, Théâtre de l’Essaïon, 2022 © Marek Ocenas

      Philippe Catoire s’empare, quant à lui, de la création de Valentine Tessier avec émotion pour nous communiquer sa propre passion pour cette période de Copeau-Jouvet qui fourmille de trouvailles et découvertes inscrites dans les us et coutumes de la pratique du théâtre au cours du XXe siècle. Dans l’exiguïté d’un espace scénique pittoresque — une petite salle voûtée en sous-sol, une ancienne cave —, il installe un simple fauteuil en osier dans lequel il s’assied en se couvrant les bras d’un châle à motif oriental. Si c’est paradoxalement un comédien homme qui incarne un personnage féminin, c’est sans conséquence sur la valeur universelle du témoignage de Valentine Tessier qui se prête aisément à un tel défi dramaturgique. Philippe Catoire crée un personnage pétillant en se laissant aller à un discret jeu de regards pour instaurer avec le public une complicité délicate. Son récit élégant et sensible est enfin relevé par plusieurs tirades choisies en fonction des rôles évoqués tout en donnant lieu à des imitations nuancées, sans excès et sans pathos.

      Valentine ou la passion du théâtre est donc un de ces spectacles intimes qui séduisent tant par la simplicité gracieuse de leur esthétique que par la richesse des propos transposés sur scène avec une légèreté entraînante. C’est un joli moment de théâtre qui nous fait justement rêver du théâtre !

Théâtre des Quartiers d’Ivry : Hilda avec Natalie Dessay

      Hilda est la première pièce de théâtre écrite par Marie NDiaye, publiée aux éditions de Minuit en 1999 et devenue depuis sa création un classique de la scène contemporaine. Reprise par Élisabeth Chailloux dans une nouvelle mise scène présentée au TNS début octobre 2021 (>), Hilda est désormais à l’affiche au Théâtre des Quartiers d’Ivry (>). C’est Natalie Dessay qui incarne, avec une noblesse d’enfer, l’intransigeante Mme Lemarchand.

      Depuis la parution de son premier texte dramatique, Marie NDiaye s’est remarquablement inscrite dans le paysage théâtral français. La reconnaissance dont son œuvre fait aujourd’hui l’objet se manifeste par la reprise ou la création de ses pièces par les scènes nationales telles que l’Odéon, le Théâtre de la Ville ou le TNS : on a vu tout récemment Berlin mon garçon dans une mise en scène de Stanislas Nordey ou Royan – La professeure de français dans celle de Frédéric Bélier-Garcia. L’œuvre dramatique de Marie NDiaye nous affecte par la finesse avec laquelle cette étonnante femme dramaturge s’empare de sujets controversés pour renverser les idées reçues. Dans Hilda, elle a l’audace de s’en prendre aux représentations de cette bourgeoisie bienpensante qui se prévaut d’être de gauche pour s’octroyer la bonne conscience : le portrait poignant de Mme Lemarchand provoque le malaise à travers l’image que donne d’elle cette femme en proie tant à une insoutenable solitude qu’à une volonté de puissance dissimulée dans les ombres d’un angélisme sadique.

Hilda Natalie Dessay
Hilda, mise en scène par Élisabeth Chailloux, avec Natalie Dessay © Jean-Louis Fernandez

      Par sa construction rigoureuse en six tableaux, Hilda de Marie NDiaye fait partie de ces pièces post-modernes qui nous rappellent insidieusement la tragédie classique, actualisée par des sujets et thèmes contemporains et revêtue d’une dramaturgie épurée. Resserrée autour de la figure de Mme Lemarchand, l’action évolue en suivant un déroulement inexorable pour conduire à l’épuisement spirituel et social, à une quasi mort, de celle qui fait l’objet des désirs des deux personnages de la pièce, mais qui n’apparaîtra jamais sur scène : cette jeune Hilda issue de quartiers populaires, embauchée de force par Mme Lemarchand à la recherche d’une femme de ménage susceptible non seulement de servir et s’occuper de ses enfants, mais aussi de nouer avec elle une relation de confiance, sinon une forme d’amitié rémunérée. Cette bourgeoise qui se dit de gauche semble vouloir nier l’esclavagisme moderne imposé à Hilda par cette impossible relation qu’elle ne parvient pas à lui faire accepter, contrairement à ce qu’il en est dans le cas des personnages de la tragédie classique pour lesquels cela va de soi. Élisabeth Chailloux se saisit de cette histoire troublante dans une mise en scène qui souligne avec une élégance effrayante le cheminement vers un dénouement tragique.

      L’espace scénique se distingue au premier abord par une scénographie dépouillée constituée de quelques éléments de décor symboliques, peut-être à l’image de cette propreté recherchée par Mme Lemarchand dans les transformations qu’elle veut infliger à Hilda tant sur le plan physique qu’au niveau intellectuel et relationnel. L’espace de jeu est délimité par une estrade située au milieu du plateau, comme pour mettre à nu la théâtralité de cette bourgeoisie votant à gauche par conformisme. Cet espace, séparé du fond par des panneaux en verre opaque, représente le salon de Mme Lemarchand à travers un fauteuil en cuir, dans lequel se trouve assise Natalie Dessay dès l’entrée des spectateurs. Au fond, à jardin, on aperçoit un piano et un porte-manteau, à cour, une table et des chaises qui renvoient à l’appartement de Hilda et son mari Franck. Au début de chaque tableau, l’aménagement de l’estrade connaît quelques transformations pour représenter les différents lieux de l’action : une chaise et un panneau à cour tourné de côté pour suggérer l’appartement de Franck et Hilda, les panneaux tournés de côté pour donner sur le jardin des Lemarchand, le fauteuil en cuir pour faire revenir l’action dans le salon du début, enfin la chaise du deuxième tableau ramenée dans les deux derniers, où Mme Lemarchand se rend une fois de plus chez Franck. Cette scénographie parfaitement limpide renferme ainsi l’action scénique sur l’estrade du milieu pour mieux dénoncer une escroquerie sociale et humaine.

Hilda Natalie Dessay
Hilda, mise en scène par Élisabeth Chailloux, avec Natalie Dessay © Jean-Louis Fernandez

      La limpidité et le caractère dépouillé de la scène sont très efficaces pour faire ressortir le jeu sur un fond symbolique qui stimule l’imagination des spectateurs sans la surcharger par des signes superflus. Dans ce cadre épuré, Natalie Dessay peut déployer d’autant plus aisément son talent de comédienne que le volume de son texte la renferme dans un faux dialogue avec Franck, auquel Mme Lemarchand impose tant bien que mal ses souhaits. Sans basculer dans l’excès, Natalie Dessay crée un personnage délicatement fébrile en en distinguant les états d’âme aussi bien quand elle passe d’un tableau à l’autre, que quand elle se laisse aller à des variations minutieuses au cours de chacun d’eux. Et c’est tout à fait convaincant dans la mesure où sa Mme Lemarchad est loin de se couler dans une plate monstruosité : Natalie Dessay a au contraire su lui donner un vibrant air de souffrance qui infléchit aussi bien son attitude mielleuse et avenante que son irritation mordante, dès lors que Franck et par-là Hilda ne veulent pas accéder à la prétendue générosité bienfaisante de la maîtresse. C’est ainsi qu’elle déclare sur un ton rêveur : « Je suis une maîtresse de gauche » ou « Je suis une ancienne révolutionnaire », pour considérer plus loin Franck avec un regard condescendant et sur un ton de mépris à peine dissimulé. On a l’impression que c’est presque par accident ou par la force des choses que Natalie Dessay laisse transparaître tant la solitude bouleversante que la cruauté dévoratrice de son personnage : et c’est cette impression — que Mme Lemarchand nous dévoile son insoutenable hypocrisie « par accident », sans l’assumer de fait — qui rend sublime la prestance sensible de Natalie Dessay. Son jeu est absolument épatant, relevé par ces moments fascinants où l’on se sent obligé de retenir le souffle, tant ses gestes expressifs et ses fiévreuses inflexions de voix semblent placés avec justesse.

Hilda Natalie Dessay
Hilda, mise en scène par Élisabeth Chailloux, avec Natalie Dessay © Jean-Louis Fernandez

      Saluons aussi l’interprétation de Franck par Gauthier Baillot dont le rôle le réduit à des réponses courtes ainsi qu’à une écoute frustrante de « serviteur » : Gauthier Baillot a réussi à donner à son personnage une présence active et efficiente qui représente un précieux contrepoids pour la création de Mme Lemarchand par Natalie Dessay. Son silence et son immobilisme troublants comme ses réactions véhémentes font naître précisément cette impression que Mme Lemarchand est comme poussée à proférer des propos tant soit peu compromettants qui révèlent avec effroi toute la vanité scandaleuse de sa posture sociale de « maîtresse de gauche » et d’« ancienne révolutionnaire ». Lucile Jégou crée enfin une Corinne mordante et intraitable.

      Hilda de Marie NDiaye dans la mise en scène d’Élisabeth Chailloux est une création parfaitement achevée et réussie : aussi déroutante et fracassante par la teneur de son intrigue subversive que fascinante par le jeu magnétisant de Natalie Dessay, accompagnée dans sa nouvelle aventure théâtrale par deux comédiens qui défendent leurs rôles avec aplomb.

      Merci, Natalie Dessay, pour ce merveilleux moment de théâtre.

Théâtre 13 : La tragédie d’Hamlet

      Pour faire revenir sur scène l’histoire d’Hamlet, Guy-Pierre Couleau n’opte pas pour la version classique de Shakespeare, mais pour son adaptation réalisée par Peter Brook en 2002 en collaboration avec Jean-Claude Carrière et Marie-Hélène Estienne. Il recrée cette version modernisée connue sous le titre de La tragédie d’Hamlet dans une mise en scène dépouillée présentée en février 2022 au Théâtre 13 – Glacière (>).

      L’adaptation de Peter Brook resserre l’action de la pièce originelle autour de ses personnages essentiels pour confronter l’individu à son destin avec une plus grande intensité. Et il est vrai que son déroulement, sans division en actes et recentré sur la figure d’Hamlet, gagne autant en efficacité dramatique qu’en amplitude tragique : tous les personnages tournent les yeux vers Hamlet qui ouvre l’action tant pour méditer sur la vanité du monde que pour évoquer la mort douloureuse de son père disparu depuis deux mois et s’indigner du remariage précipité de sa mère avec son oncle. Cet Hamlet, sans longueurs et sans temps morts, va ainsi droit au cœur de la célèbre tragédie de vengeance par une marche inexorable vers l’accomplissement de son destin.

La tragédie d'Hamlet
La Tragédie d’Hamlet, mise en scène par Guy-Pierre Couleau, Théâtre 13 © Laurent Schneegans

      Malgré une sensible tension tragique amenée par l’expérience de la folie et de la mort, il n’y a aucune place pour un dieu caché qui poursuive les coupables : si une bande sonore inspirée de musique religieuse retentit au début et à la fin de l’action pour lui conférer une résonance mystique, les hommes seuls semblent être les maîtres de leur destin qui les confronte les uns aux autres à travers des actes horribles. Le seul élément mystique ou mystérieux présent dans l’adaptation de Peter Brook relève de ces apparitions troublantes du spectre du roi assassiné, visible uniquement à son fils Hamlet appelé à sa vengeance. Malgré des discours empreints de poésie baroque, La tragédie d’Hamlet telle que conçue par Peter Brook et reprise par Guy-Pierre Couleau se transforme dès lors en un drame humain dont la violence passionnelle nous touche vivement. La réappropriation de ce drame humain se prête aisément à une actualisation dépouillée qui situe vaguement l’action dans un huis-clos haletant ainsi que dans une époque qui nous rappelle avec prégnance la nôtre.

      En plus des costumes contemporains et des dimensions quasi intimes de la salle du Théâtre 13 – Glacière, la mise en scène de Guy-Pierre Couleau nous affecte d’autant plus intensément que certains choix brisent le quatrième mur de façon très ambiguë, à commencer par ces sorties des comédiens par l’une des deux ruelles montantes au milieu des spectateurs, ou par ces adresses implicites faites par Hamlet au public, comme par inadvertance, à travers des contacts oculaires, dès lors que le comédien évoque ses états d’âmes aux confins de folie dans des monologues poignants. Dès l’entrée des comédiens, on a l’impression que l’action renfermée sur le plateau déborde celui-ci pour investir peu à peu tout l’espace théâtral. Si les comédiens sont d’abord assis sur des chaises disposées des deux côtés du fond de la scène et qu’ils attendent en quelque sorte leur tour, l’action finit par s’étendre dans l’espace pour se rétracter çà et là sur le plateau selon l’intensité de ses oscillations tragiques. C’est à la fois subtil et étonnant dans la mesure où les accroches entre la situation des spectateurs et l’ambiguïté spatio-temporelle de l’action engendrent une tension dialectique qui renforce fortement le lien entre les comédiens et la salle pour les plonger dans une communion insolite autour de la tragédie d’Hamlet.

     La mise en scène de Guy-Pierre Couleau se distingue tant par l’économie de ses moyens matériels que par la sobriété du jeu scénique. De simples chaises disposées autour du plateau, redisposées en rangs de spectateurs à l’occasion du spectacle offert par Hamlet au roi et à la reine, et des panneaux noirs avec des images iconiques constituent les seuls éléments de décor. Quelques accessoires, tels que les coupes et les épées amenées à la fin du drame, soulignent symboliquement son aboutissement tragique marqué par la mort forcée de trois protagonistes. Pas de place, dans ce cadre dépouillé, à la déclamation ou à la grandiloquence, ni aux gestes emphatiques, sans que les comédiens ne manquent pour autant de prestance scénique : on sent leurs personnages comme tétanisés par la conduite tant soit peu imprévisible d’Hamlet. Cette modération renferme paradoxalement quelque chose d’énigmatique et inquiétant qui rend leurs attitudes ambiguës : aucun ne semble foncièrement mauvais, même pas le roi et la reine qui paraissent plus en proie à une certaine angoisse existentielle plutôt qu’animés par une volonté de puissance démesurée.

La tragédie d'Hamlet
La Tragédie d’Hamlet, mise en scène par Guy-Pierre Couleau, Théâtre 13 © Laurent Schneegans

      Benjamin Jungers crée un Hamlet époustouflant en trouvant un équilibre frappant qui nous plonge dans le doute quant à la prétendue folie de son personnage : s’il fait remarquablement sentir la douleur d’Hamlet bouleversé par l’apparition du spectre et par la découverte de la vérité horrible et ce, à travers des gestes mesurés et une voix doucement vibrant de souffrance, le comédien s’empare de l’interprétation de la folie avec une telle contenance maîtrisée qu’on finit par ne plus savoir si son Hamlet joue toujours pour piéger le roi et la reine ou s’il a sombré dans le délire : on remarque dans sa posture quelque chose de spasmodique ou nerveux qui demeure à fleur de peau sans verser dans l’excès. Cet équilibre saisissant rend son Hamlet particulièrement humain. La prestance élégante de Benjamin Jungers est d’autant plus efficace que ses regards furtifs dirigés vers la salle donnent l’impression que son Hamlet se livre aux spectateurs pour établir une relation de confiance : proférée sans emphase, sa tirade Être ou nous pas être semble leur être destinée tant pour déjouer subtilement la suspicion portée sur le monologue théâtral que pour remuer leur sensibilité. D’autres comédiens qui l’accompagnent dans son aventure tragique se plient à une réserve semblable qui confère à leurs personnages une profondeur tout aussi humaine, ce qui est d’autant plus sensible dans le cas d’Ophélie interprétée avec retenue par Sandra Sadhardheen ou dans celui de la reine incarnée par Anne Le Guernec. L’ensemble est parfaitement cohérent, entraînant et intense.

      C’est la création d’Hamlet la plus convaincante que j’aie jamais vue : précisément en raison de sa théâtralité contenue, portée aux pieds des spectateurs métamorphosés en témoins privilégiés grâce à des incursions aussi ambiguës que discrètes dans la salle. Les comédiens incarnent les personnages avec sobriété tout en rendant palpitante leur angoisse existentielle. Benjamin Jungers crée pour moi un Hamlet mémorable par sa prestance sublime obtenue grâce à l’équilibre de son jeu aussi nerveux qu’élégant.

La tragédie d’Hamlet, mise en scène par Guy-Pierre Couleau, Théâtre 13 – Glacière, 2022.