Archives de catégorie : 04- Saison 2021/22

Théâtre de la Contrescarpe : Les Sœurs Tatin

      La pièce Les Sœurs Tatin, une vie à la Tchekhov, jouée au Théâtre de la Contrescarpe (>), est une nouvelle création de Laetitia Gonzalbes (Compagnie Kabuki >), jeune auteure et metteuse en scène, qui s’empare librement d’un célèbre texte de Tchekhov dans une démarche intertextuelle explicite. Le spectacle ainsi empreint de réminiscences des Trois Sœurs porte sur scène la vie de deux sœurs, hôtelières à Lamotte-Beuvron en Sologne, créatrices de la fameuse tarte à laquelle elles prêtent leur nom.

      Anton Tchekhov ne cesse d’intriguer les auteurs et les metteurs en scène à travers son œuvre dramatique qui renferme, tout en l’annonçant, la dramaturgie moderne développée au cours du XXe siècle. Ce ne sont pas seulement les thèmes abordés qui continuent à nous affecter au plus profond de notre sensibilité humaine, c’est aussi une écriture dramatique novatrice qui leur confère une résonance singulière en rupture avec les techniques de la rhétorique classique. Les Trois Sœurs et La Cerisaie, les deux dernières pièces qu’il a données, comptent de ce point de vue parmi les plus achevées et sans doute aussi parmi les plus jouées. Si la seconde montre, sur un ton de dérision, l’incapacité des hommes à dépasser de vieux acquis sociaux et à se construire dans le présent en accord avec les tendances de l’époque moderne, la première représente plusieurs vies brisées à cause d’un criard manque de volonté à prendre des décisions radicales. Olga, Irina et Macha ne retourneront jamais à Moscou, elles chercheront un réconfort dans le travail pour essayer de sortir de la léthargie existentielle à laquelle elles semblent (s’être) vouées. Comme les trois sœurs de Tchekhov, Stéphanie et Caroline Tatin rêvent, elles aussi, d’une autre vie qu’elles ne mènent à Lamotte-Beuvron : partir et s’installer à Paris, mais aussi rencontrer un grand amour. Les sorts des unes et des autres se croisent dans le même désir d’accéder à une plénitude existentielle comme dans l’impression d’avoir échoué.

      Plusieurs similitudes observées par Laetitia Gonzalbes entre l’histoire des trois sœurs de Tchekhov et celle des deux sœurs Tatin l’ont sans doute amenée à les rapprocher dans une libre réécriture pour rendre certes hommage au dramaturge russe, mais aussi pour souligner la valeur universelle de leur destin. En plus des références explicites au texte source, la pièce de Laetitia Gonzalbes représente une sorte de mise en abîme narrative conçue à la faveur d’un récit rétrospectif : le spectateur retrouve, au lever du rideau, Stéphanie Tatin, en un âge avancé, Les Trois Sœurs à la main dont elle dit d’emblée qu’elle les aime relire parce que la pièce lui rappelle sa propre vie vécue aux côtés de sa sœur Caroline décédée depuis un certain temps. Murée dans une solitude de vieille dame, elle commence alors le récit de leur vie commune à l’hôtel de Lamotte-Beuvron hérité de leurs parents morts de façon prématurée comme ceux des trois sœurs. C’est par le biais de la citation initiale de la pièce de Tchekhov que la jeune auteure instaure sans ambages une situation intertextuelle susceptible de conduire le spectateur à la relecture des Trois Sœurs à l’aune de la destinée bouleversante de Stéphanie et Caroline Tatin, incarnées en l’occurrence par Roxane Le Texier et Anaïs Yazit dans une mise en scène éclectique. L’action ne cesse par la suite de jouer subtilement sur des réminiscences de la pièce de Tchekhov tout en se traçant un nouveau chemin pour faire accéder les deux sœurs à leur propre existence théâtrale.

      L’espace scénique mêle finement plusieurs lieux, à commencer par la chambre où vient s’installer Stéphanie pour évoquer la disparition de sa sœur et sa solitude : elle s’assoit à grand peine, la voix tremblante, dans un grand fauteuil en bois placé sur le devant de la scène côté jardin tout en se demandant pourquoi se souvenir, introduisant ainsi dans l’action un des leitmotivs empruntés aux Trois Sœurs de Tchekhov. C’est à ce moment-là qu’apparaît Caroline comme dans un rêve pour la conduire à faire une plongée dans leur jeunesse commune passée à l’hôtel de Lamotte-Beuvron. La scène semble aménagée de façon à favoriser les processus de remémoration et à représenter par-là ce qui aurait fait l’objet d’un récit de vie. Un grand four en acier est placé côté cour, de manière symbolique, non seulement pour faire un clin d’œil à l’activité professionnelle qui a rendu les deux sœurs célèbres, mais aussi pour situer rapidement l’action dans une époque historique. Cette historicité est dans le même temps soutenue par les costumes : les deux comédiennes portent en effet des robes blanches à volant, serrées par des ceintures larges, rouge pour Stéphanie et jaune pour Caroline. Ces éléments symboliques rappellent d’emblée au spectateur la province française du début du XXe siècle. Mais l’action scénique s’appuie également sur des chansons et des projections qui le transposent littéralement, non sans une certaine nostalgie pittoresque, dans une époque révolue. Les chansons, chantées avec émotion par Roxane Le Texier et Anaïs Yazit et accompagnées par des numéros rondement chorégraphiés, illustrent le sort des deux sœurs tout en introduisant une certaine légèreté pour juguler une mélancolie trop appuyée : Le chagrin d’amour, Le temps des cerises comme les trois autres, elles rythment toutes l’action scénique dans la même perspective de remémoration. À cet égard, quelques projections, tournées à Lamotte-Beuvron même, viennent enrichir le récit de vie des deux sœurs en montrant des scènes clés qui évoquent fortement certains épisodes des Trois sœurs et qui créent par-là une nouvelle forme de citation fondée sur des séquences filmées dans un autre cadre spatio-temporel, qu’il s’agisse du major amoureux venu de Paris (Verchinine), de la ceinture verte (Natacha) ou de l’incendie (acte III). Tout concourt ainsi à saisir le destin de Stéphanie et Caroline Tatin à travers une réécriture originale de Tchekhov portée sur scène dans une mise en scène douée d’une profondeur existentielle, dès lors que les deux sœurs se mettent, non sans une ironie résolument tchekhovienne, à « philosopher » sur la vie dans deux ou trois cents ans ou sur son sens immédiat par rapport à leur vécu.

      Les comédiennes individualisent avec conviction les deux sœurs Tatin conçues par Leatitia Gonzalbes pour son spectacle en leur donnant une profondeur humaine modelée selon leurs modèles littéraires. Si elles sont deux, elles ne ressemblent donc pas, comme c’était déjà le cas des trois sœurs de Tchekhov : l’une est plus rêveuse et plus coquette, tandis que l’autre se laisse plus facilement aller à la mélancolie et à la « philosophie ». Roxane Le Texier donne vie à la première, Stéphanie Tatin, alors qu’Anaïs Yazit prête son corps à la seconde, Caroline Tatin. Les deux jeunes comédiennes, parfaitement synchronisées, se complètent merveilleusement en formant un duo inséparable à l’image des deux sœurs qu’elles incarnent avec aisance. Cette complicité sororale soulignée à maints égards dans les propos des deux personnages est mise en valeur par le jeu complice des deux comédiennes. Celles-ci nous montrent tout au long de la représentation qu’elles savent varier les tons pour évoquer les différents états d’âme de leurs personnages pleins de rêves de jeunesse mais aussi de mélancolie : elles créent ainsi un spectacle équilibré qui ne laisse s’installer de façon durable ni la joie ni le chagrin. Elles nous persuadent que même sans jamais partir pour Paris, les deux sœurs Tatin ont réussi à donner un sens à leur existence retirée au fin de la province grâce à la foi dans le travail que celles-ci semblent considérer comme le meilleur remède contre l’abandon de soi : à les en croire au regard de leur propension à « philosopher », « L’homme doit croire en quelque chose ».

      Laetitia Gonzalbes, en se plongeant dans une relecture des Trois Sœurs de Tchekhov, a donc réussi à concevoir un spectacle extraordinaire, présenté dans l’intimité de la salle exiguë du théâtre de la Contrescarpe : l’effet produit par la complicité sororale que Roxane Le Texier et Anaïs Yazit parviennent à nouer avec les spectateurs pour les intéresser au sort des sœurs Tatin est absolument fabuleux ! Elles servent avec bravoure une vie à la Tchekhov.

Théâtre Rive-Gauche : Le Visiteur

      Le Visiteur est une pièce d’Éric-Emmanuel Schmitt parue en 1993. Elle s’est peu à peu imposée à l’attention des spectateurs pour obtenir un succès grandissant. Elle a été nouvellement montée au Théâtre Rive-Gauche dans une mise en scène de Johanna Boyé (>).

      L’action du Visiteur repose sur une rencontre imaginaire entre Freud et un visiteur qui est en réalité un Dieu incarné et qui est apparu « déguisé » en homme. L’intrigue paraît d’emblée tout aussi séduisante qu’invraisemblable en raison de son Le Visiteur Schmittfondement entièrement irrationnel et de son caractère totalement fictif. Elle s’appuie pourtant sur des faits vrais et avérés, tirés de la vie de Sigmund Freud, en l’occurrence sur ses hésitations réelles à quitter Vienne ainsi que sur les circonstances de son départ effectif survenu peu après l’envahissement de l’Autriche par les nazis. Le dramaturge, comme tant d’autres avant lui, choisit un moment opportun dans la biographie désespérément incomplète de son personnage pour y insérer un volet secret qui semble faire défaut. Pour Freud, il s’agit d’un moment d’autant plus charnière dans sa vie personnelle qu’il risque de perdre sa fille Anna, de compromettre tant sa carrière que sa réputation et de terminer même dans un camp de concentration. Pour Freud, connu pour être juif mais réputé athée, il s’agit précisément de revenir sur les motivations de son départ forcé à la faveur d’un dilemme conçu à la manière de la tragédie classique. Peu importe donc, dans ces conditions, que l’action soit entièrement fictive, pour peu que le cadre spatio-temporel reste suffisamment vraisemblable pour embrasser un débat métaphysique qui représente le véritable enjeu dramatique de la pièce.

      La tragédie classique fonctionnait de la même manière : fondée sur un fait historique, elle développait une action dont on savait qu’elle n’eut jamais lieu telle que mise en œuvre par le dramaturge. Éric-Emmanuel Schmitt reprend ce dispositif dramaturgique à son compte dans une formule assouplie, exempte de toute règle contraignante, même si sa pièce semble paradoxalement « respecter » formellement celle des trois unités. L’action de son Visiteur se déroule en effet la nuit du 22 avril 1938 dans le cabinet de Freud situé au 19 Berggasse à Vienne ; elle est en outre resserrée autour de la figure du célèbre père de la psychanalyse. D’autres détails relevés dans les propos échangés viennent en renfort pour construire la crédibilité de l’intrigue ainsi que pour susciter l’adhésion du spectateur. Éric-Emmanuel Schmitt combine donc des faits historiques et un inventio littéraire dans une perspective dialectique tout en instaurant une tension constante entre la vérité (historique) et la fiction (littéraire) dépassées précisément dans la véracité et la teneur métaphysiques de l’échange qui seul intéresse vraiment le spectateur. Toute mise en scène doit prendre en compte cette perspective qui fait tout le sel du Visiteur et transposer sur scène cette tension qui situe l’action dans l’entre-deux, ce que tente de faire Johanna Boyé grâce à une scénographie de facture classique.

Rive-Gauche_ Le Visiteur
Le Visiteur d’Eric-Emmanuel Schmitt, mise en scène de Johanna Boyé, Théâtre Rive-Gauche, 2021 © Marek Ocenas

      La scène représente le cabinet de Freud aménagé de manière réaliste : ce que voit le spectateur en miniature aurait pu effectivement être la pièce où travaillait le célèbre docteur. L’espace scénique est délimité par des parois vert foncé qui imitent les boiseries anciennes tout en faisant un clin d’œil aux représentations d’une élégance viennoise réputée quelque peu pesante ou ampoulée : une bande d’or souligne en plus sur chacune d’elles des formes rectilignes comme pour insister sur le caractère ordonné du cadre spatio-temporel convoqué. Elles sont en même temps décorées de tableaux ou munies d’enfoncements qui servent d’étagères pour des livres ou des objets de déco. Coté cour se dresse un grand bureau derrière lequel se trouve une chaise à roulettes. Une méridienne en daim vert clair est installée au milieu de la scène, flanquée à son chevet d’un fauteuil curule en bois : c’est là que Freud devait recevoir ses patients, et c’est là aussi que se posera à un moment donné le visiteur pour convaincre son hôte de son origine pour le moins étrange. Deux simples rideaux correspondent enfin à deux entrées dans le cabinet : côté jardin, une porte d’entrée dans l’appartement ; côté cour, une autre qui semble conduire à une pièce adjacente. La scénographie multiplie ainsi des éléments et des détails matériels qui donnent opportunément l’illusion de la réalité. Le spectateur a l’impression qu’elle cherche à asseoir l’action scénique dans un cadre en apparence parfaitement réaliste comme pour compenser le caractère invraisemblable de la rencontre avec Dieu et conférer par-là à l’action dramatique un effet de réel maximal. Elle sert, dans ces conditions, d’un appui rassurant qui aide le spectateur à entrer confortablement dans la fiction théâtrale et à maintenir sa réception, pendant la représentation, dans un délicieux doute quant à la vérité de l’épisode. La scénographie bâtit donc un rapport ambigu à cette vérité que tout tendrait en fin de compte à abolir si Anna n’insistait pas à deux reprises sur la dimension onirique de l’action.

      En effet, Anna, au lever du rideau, avant d’être amenée par le nazi, se demande où l’on va « lorsque l’on dort ? Lorsque tout s’éteint, lorsqu’on ne rêve même pas ? Où est-ce qu’on déambule ? » Elle pose cette triple question non seulement en référence aux travaux scientifiques de son père, mais aussi pour préparer son retour après une nuit passée au poste de police quand elle rentre en le trouvant endormi sur le bureau. Le dénouement laisse dès lors entendre au spectateur que la « visite » nocturne ne serait paradoxalement que de l’ordre du rêve. Tout autorise les comédiens à créer leur personnage comme s’il s’agissait de personnes réelles, même celui du visiteur qui remet en cause les certitudes scientifiques de Freud à travers les faits étonnants qu’il ne laisse pas de lui révéler. Franck Desmedt, dans le rôle de ce visiteur, donne à son personnage l’image d’un individu quelque peu fantasque qui se distingue du commun des hommes par une assurance inébranlable et par une prestance bouleversante : son visiteur ne manque ni de souplesse ni de sens de la repartie ni d’un certain goût de l’humour. Sam Karmann parvient, en revanche, à douer le docteur Freud d’une dimension toute humaine grâce aux hésitations réussies dont il le charge : on décèle dans son jeu la lutte intérieure de son personnage contre l’ébranlement des convictions scientifiques entraîné par l’apparition du « visiteur » qu’il s’efforce de s’expliquer de manière rationnelle. Le déchirement de Freud, tout à fait émouvant grâce à l’interprétation sensible de Sam Karmann, se manifeste en particulier à ce moment crucial où il accuse désespérément Dieu du mal répandu sur Terre tout en essayant de le convaincre de son inexistence. Face à Maxime de Toledo dans le rôle du nazi auquel le comédien imprime une posture quelque peu rigide, Katia Ghaty crée une Anna énergique et ferme, marquée par une prestance à couper le souffle lorsqu’elle apparaît au début et à la fin. Chaque comédien réussit avec aisance à individualiser son personnage pour déjouer avec efficacité le caractère fictif de l’action.

      La mise en scène du Visiteur par Johanna Boyé au Théâtre Rive-Gauche est un spectacle remarquable par la précision avec laquelle celle-ci dirige ses comédiens tout en faisant attention à ménager l’effet de vérité de l’action représentée. Elle parvient ainsi à nous entraîner dans un débat métaphysique sur l’existence du mal et de Dieu, débat qui dépasse largement son ancrage historique à l’époque de la Seconde Guerre mondiale. Elle porte sur scène avec succès cet intérêt profond du Visiteur de Schmitt qui repose sur sa dimension philosophique.

Le Visiteur, mis en scène par Johanna Boyé, Théâtre Rive-Gauche, 2021.

La Croisée des Chemins : Le Misanthrope & La Conversion d’Alceste

      Le Théâtre La Croisée des Chemins présente actuellement sur sa scène de Belleville la trilogie Du Misanthrope au Cardinal dans une mise en scène de Violette Erhart et Sylvain Martin. C’est l’histoire d’Alceste revisitée en trois chapitres constitués de trois pièces d’auteurs différents : Molière, Georges Courteline et Jacques Rampal. Le Misanthrope (>) et La Conversion d’Alceste (>) ont été donnés à la mi-septembre, alors que le dernier volet, Célimène et le Cardinal est prévu pour le début novembre.

      Le Misanthrope compte sans doute parmi les pièces les plus jouées de Molière et peut-être même du théâtre classique français. Son succès durable explique une émergence foisonnante d’adaptations ou de réécritures, mais aussi de continuations, comme celles de Georges Courteline et de Jacques Rampal. La conception du personnage d’Alceste a elle-même fait couler beaucoup d’encre tout en suscitant, depuis plus de trois siècles, des avis partagés. Les changements de sensibilité ont parfois conduit à des lectures diamétralement opposées par rapport à la tradition moliéresque qui voit en lui un personnage ridicule : la sensibilité romantique, en particulier, a donné le ton en renversant la perspective comique et en valorisant le caractère de paria d’un Alceste en mal de vivre au sein de la société mondaine. Les interprétations du Misanthrope ne cessent de pulluler pour constituer une sorte de patrimoine inépuisable parce qu’aucune n’est en fin de compte définitive, ce qui contribue à transformer cette pièce de Molière en mythe et le personnage d’Alceste en légende. Plus personne ne va ainsi la voir sans avoir certaines attentes, que ce soit en lien avec la tradition scolaire marquée par des crispations de lectures littéraires ou au regard d’une expérience théâtrale antérieure. La monter représente donc chaque fois un nouveau défi dramaturgique parce qu’il faut relever le gant pour trouver une voie tant soit peu originale. Ces dernières années, deux mises en scène du Misanthrope ont durablement marqué les esprits, celle de Stéphane Braunschweig au TNS (2003) et celle de Clément Hervieu-Léger à la Comédie-Française (2016). Si tous les metteurs en scène n’ont pas leurs moyens pour proposer des créations aussi pointues et aussi achevées, ils ne manquent pas pour autant d’inventivité lorsqu’ils souhaitent rivaliser avec les grandes scènes nationales. Violette Erhart et Sylvain Martin font partie de ceux qui se sont attaqués au mystère d’Alceste avec franchise : et le fruit de leur travail est tout à fait convaincant quant aux deux premiers volets de la trilogie envisagée.

      Violette Erhart et Sylvain Martin situent l’action de la trilogie à l’époque contemporaine en cherchant à déjouer son historicité pour montrer sans doute sa profonde actualité. Si La Conversion d’Alceste se déroule le lendemain du Misanthrope, l’action de Célimène et le Cardinal devra avoir lieu, à en croire la voix off qui l’annonce, vingt ans plus tard. Cet intervalle entre les deux premiers chapitres et le troisième qui est à venir double en quelque sorte celui de la création de ce dernier tout en créant un certain suspens non seulement en ce qui concerne la suite de l’histoire, mais aussi quant à la résolution du décalage spatio-temporel sur le plan scénique. L’étroite proximité temporelle permet de réunir l’action des deux premières pièces dans le même espace : le salon d’Alceste, ce que favorise au reste, dans le cas du Misanthrope, le resserrement de l’action dramatique autour des scènes clés (la pièce n’est pas représentée dans son intégralité). Au lever du rideau de La Conversion d’Alceste, le misanthrope repenti (la nuit porte-t-elle conseil ?) et son ami Philinte se retrouvent ainsi déjà installés sur scène, tous les deux assoupis côté jardin, pour la relier au Misanthrope. Un spectateur intrigué ne laisse donc pas, d’ores et déjà, de se demander de quelle manière les metteurs en scène parviendront à leur rattacher Célimène et le Cardinal.

      La scénographie proprement dite est fondée sur un choix restreint de plusieurs éléments symboliques qui instaurent de manière conventionnelle le cadre spatio-temporel bourgeois-bohème : la fête, l’alcool, l’amour et l’aisance évoquent d’emblée l’ambiance bobo en parfaite résonance avec les manières guindées de la haute société bourgeoise dans la seconde moitié du XVIIe siècle. L’ambiance festive d’une soirée légèrement arrosée se dévoile visuellement à travers des objets de déco accrochés au fond de la scène : une guirlande en papier colorée et quelques ballons, mais aussi des bouteilles d’alcools variés qui circulent d’une table bar, dressée au fond de la scène, à une table basse en bois massif, flanquée de deux fauteuils en cuir bleu placés côté cour. D’une pièce à l’autre, la scène garde le même aspect tout en indiquant un changement de temps et d’ambiance lié à la volonté d’Alceste de devenir « philanthrope ». La soirée passée, les personnages se retrouvent le matin dans un léger état d’ébriété : la guirlande est tombée, les bouteilles à moitié vides et moins nombreuses sont dispersées dans le salon, quelques flûtes à champagne jetables jonchent le tapis étendu au sol. Ce désordre apparent est dans le même temps révélateur du délitement des relations sociales entraîné la veille par des révélations scandaleuses qui conditionnent la « tragédie » de Célimène.

La Conversion d’Alceste, Théâtre La Croisée des Chemins, 2021 © Marek Ocenas

      À ces éléments scénographiques qui nous transposent dans notre présent s’ajoutent les costumes qui calquent les codes vestimentaires de la bourgeoisie lambda : un pantalon bleu et un col roulé vert clair avec un manteau en toile grise mis par-dessus pour Alceste, un jean noir et une chemise blanche relevée d’un gilet noir pour Philinte, un pantalon gris et une chemise rouge pour Oronte, un pantalon rouge et une chemise rouge pour le marquis, une robe courte façon rock et des bottes en cuir noir pour Célimène et, enfin, une robe noire et une perruque brillante pour Arsinoë incarnée en l’occurrence par un comédien homme déguisé en femme. Ce déguisement soulève d’emblée la question d’un travestissement genré qui n’est pas sans une certaine résonance avec la bigoterie du personnage inscrite dans le texte de Molière. Si l’action scénique du Misanthrope exploite peu cet aspect transgenre, celle de La Conversion d’Alceste ne manque pas de l’appuyer sur un mode farcesque lorsqu’Arsinoë tente à nouveau de séduire Alceste en lui faisant des compliments sur sa bonne mine qu’elle attribue à son changement d’attitude. C’est sans doute une autre manière de faire un clin d’œil peu forcé aux effets de mode de la société bohème-bourgeoise d’aujourd’hui. Tout élément scénographique se charge ainsi curieusement de significations qui renvoient les spectateurs aux mœurs de notre époque.

      Quant à l’action scénique, les metteurs en scène ont réussi à la rendre dynamique malgré le caractère essentiellement dialogique des deux pièces. Ils promènent l’œil du spectateur à travers le salon d’Alceste en lui faisant suivre les multiples trajectoires des comédiens en mouvement perpétuel. Rares sont en effet ces moments où ceux-ci restent statiques à parler sans faire des gestes tant soit peu simples pour donner à leur personnage cette nonchalance avec laquelle les prétendus bobos s’adonnent aux plaisirs de la vie de tous les jours. Les changements d’actes ou de scènes se voient significativement ponctués par la danse et la musique house pour donner le ton et pour conférer à l’action un rythme entraînant. Le geste qui traverse l’action scénique des deux pièces et qui fédère les autres est la boisson : les personnages ne cessent de boire et de se resservir tout en déplaçant les bouteilles d’une table à l’autre. Cette propension à l’alcoolisme ne bascule toutefois pas dans une ivresse débridée qui verse dans la caricature : si un léger état d’ébriété déjà évoqué marque le début de La Conversion d’Alceste pour signifier la rupture avec les événements de la veille, l’action scénique du Misanthrope évite soigneusement de caricaturer à outrance les personnages qui ne perdent jamais leur maîtrise de soi. L’attitude bon enfant observé dans La Conversion d’Alceste contraste ainsi symboliquement avec le caractère sérieux du premier chapitre : c’est en effet dans ces nouvelles conditions que le misanthrope repenti fait sa nouvelle « mauvaise » expérience du « monde ».

Le Misanthrope & La Conversion d’Alceste, Théâtre La Croisée des Chemins, 2021.

      Tous les comédiens s’acquittent très bien de leur rôle tout en ménageant quelques agréables surprises qui suscitent ponctuellement le rire des spectateurs, même si les deux pièces sont interprétées sur un ton globalement sérieux. Les deux scènes du sonnet, d’abord dans Le Misanthrope, puis dans La Conversion d’Alceste, représentent à cet égard deux morceaux bouffons qui répondent tant au caractère prétentieux d’Oronte qu’à l’image empreinte de complaisance dont le charge le comédien. La scène des portraits dressés par Célimène est toute jubilatoire : mise en valeur par un éclairage centré sur la jeune fille entourée du marquis et d’Oronte, elle sort du cadre pour être comme explicitement offerte aux spectateurs présents dans la salle et que recherche Célimène pour briller, alors qu’Alceste, maussade, se tient dans la pénombre. Les comédiens paraissent sûrs d’eux-mêmes : ils maîtrisent leur voix et leurs gestes tout en recherchant un effet scénique précis qu’ils ne perdent jamais de vue. On salue au passage l’excellente interprétation de Célimène incarnée par Violette Erhart, qui est douée d’une souplesse d’enfer et d’une prestance remarquable.

      Les deux premiers volets de la trilogie Du Misanthrope au Cardinal joués au Théâtre La Croisée des Chemins, salle de Belleville, sont donc sans aucun doute le fruit d’une mise en scène finement pensée qui replace avec justesse l’histoire d’Alceste dans notre époque. On constate avec un grand plaisir qu’avec peu de moyens les deux metteurs en scène et comédiens en même temps ont réussi à monter un spectacle subtil. La prochaine création de Célimène et le Cardinal s’avère dans ces conditions tout à fait prometteuse.

Théâtre de Montparnasse : Jacques et son maître

      Jacques et son maître est tiré d’un récit romanesque de Denis Diderot, connu sous le nom de Jacques le Fataliste.  Milan Kundera l’a autrefois librement repris pour le transformer en une pièce de théâtre et pour rendre par-là hommage à « Diderot en trois actes ». C’est Nicolas Briançon qui la met nouvellement en scène au Théâtre de Montparnasse (>).

      Décrié par la critique littéraire du XIXe siècle, remis à l’honneur au cours du XXe, le XVIIIe siècle ne cesse de nourrir notre imaginaire à travers des interrogations philosophiques et esthétiques qu’il souleva à son époque. C’est d’autant plus le cas de l’œuvre inclassable de Denis Diderot et, en particulier, de son Jacques le Fataliste considéré par certains critiques modernes comme un « anti-roman », que le nom de cet auteur emblématique ne fut longtemps évoqué qu’en lien avec l’entreprise des philosophes engagés dans l’édition de l’Encyclopédie. Pour peu que Jacques le Fataliste reste une œuvre romanesque, sa dimension dialogique ne semble pas moins favoriser son passage à la scène : il s’agit en effet de raconter l’histoire des amours de Jacques, dès lors que celui-ci veut expliquer à son maître comment il fut blessé au genou et pourquoi sans cette blessure il ne serait jamais tombé amoureux. Mais Jacques n’arrivera jamais vraiment à terminer l’histoire de ses amours parce que d’autres récits s’imbriquent dans le sien sous le sceau d’un narrateur espiègle qui s’amuse copieusement à le retarder tout en tenant un discours subversif sur la façon de (ra)conter. Certains de ces récits font dans le même temps l’objet d’une véritable « mise en scène », comme celui de l’histoire de Mme de La Pommeraye qui relève de l’aubergiste du Grand-Cerf et qui, au regard de sa longueur, représente une importante digression. C’est en s’appuyant sur ces enjeux narratifs que Milan Kundera a pu « transposer » Jacques le Fataliste sur scène sous forme d’une pièce de théâtre qui ne manque pas de sel compte tenu de certains propos un peu trop grivois, introduits au reste dans l’esprit de Diderot qui, lui, se réclame de Montaigne quant à l’utilisation de tous les mots du vocabulaire. On reconnaît aisément dans la conception de l’action dramatique le déroulement de Jacques le Fataliste modernisé selon le projet romanesque mis en œuvre par Diderot lui-même, de telle sorte que Kundera noue avec cet auteur un dialogue métanarratif très subtil par le biais même des deux personnages principaux. Nicolas Briançon, dans sa belle mise en scène, reprend à son compte ce dialogue pour en exploiter élégamment les possibilités scéniques.

      La scénographie s’appuie avec mesure sur des références discrètes faites à nos représentations du XVIIIe siècle, notamment grâce aux costumes dont sont habillés Jacques et le maître et certains personnages. Nicolas Briançon, dans le rôle de Jacques, porte une culotte brune et un justaucorps bleu turquoise mis négligemment par-dessus une tunique grise. Stéphane Hillel, dans le rôle du maître, quant à lui, est vêtu avec plus de raffinement eu égard à son rang social : sa culotte crème, son gilet orange brodé qui recouvre une chemise blanche, son justaucorps brun, et tout arrangé avec soin contrairement à un certain air négligé de Jacques, sont ces marques visibles qui distinguent les deux personnages sur le plan social, comme c’était l’usage au XVIIIe siècle. Le jeu et la posture des deux comédiens brouillent toutefois cette hiérarchie sociale intouchable au siècle de Louis XIV, remise progressivement en cause à l’époque de Louis XV. Jacques de Nicolas Briançon est loin de faire partie de ces valets naïfs parlant un patois et malmenés par leur maître, même s’il peut se faire gronder ou recevoir un coup. Le comédien crée un personnage alerte, plein de verve, avec le sens de la repartie, parfois à la limite de l’insolence, jamais en manque d’expédients et toujours prêt à se relever, et ce, malgré la teneur sceptique d’un leitmotiv qui traduit un certain malaise de ce duo inséparable que Jacques forme avec le maître : « Est-ce qu’on sait où l’on va ? » Stéphane Hillel, lui, donne à ce maître l’image d’un personnage en manque d’assurance et en perte de repères, ce que signale textuellement l’absence de nom. S’il sait verbalement se prévaloir de sa position et remettre Jacques à sa place, le maître n’a pas cet air distingué qui en impose aux autres, mais plutôt celui d’un homme hésitant et quelque peu limité. Stéphane Hillel entre dans la peau de ce personnage problématique en soulignant avec justesse une certaine idée de dévalorisation de la noblesse ancestrale. Les costumes des personnages principaux et les postures adoptées par les comédiens reproduisent ainsi des clichés qui évoquent en filigrane un XVIIIe siècle pittoresque, marqué par une forte tendance au jeu et à la subversion.

      L’espace scénique, en revanche, est entièrement dépouillé de tout ancrage spatio-temporel, allant peut-être jusqu’à surprendre par son austérité spartiate. Le fond et les côtés nus ne laissent voir que les murs noirs de la scène sans aucun décor particulier. Juste au milieu se trouve ostensiblement dressé un étrange plateau en bois surmonté, dans le carré droit, d’un étage auquel on accède par un escalier comme à un lit mezzanine et dont le devant est pourvu de plusieurs sacs en toile de jute. Cet aménagement frappe au premier abord, dès lors que le rideau se lève, et dès lors que Jacques et le maître entrent sur scène côté jardin en occupant dans un premier temps le seul espace de premier plan resté vide. C’est le récit des amours de Jacques qui introduit d’autres personnages sur le plateau en bois. C’est en effet là que sont littéralement « représentés » les épisodes galants relatés par Jacques ainsi que les récits qui l’interrompent, à commencer par ceux du dépucelage aux accents grivois et de la tromperie essuyée par le maître de la part d’une certaine Agathe. C’est de cette manière que le metteur en scène résout la situation complexe posée par la mise en abîme instaurée dans l’œuvre originelle de Jacques le Fataliste et reprise dans Jacques et son maître, à ceci près que la scène permet d’accentuer les tensions existant entre la situation cadre du récit des amours de Jacques et celle d’autres personnages qui viennent l’illustrer ou l’interrompre tout en superposant dans l’action scénique plusieurs niveaux narratifs et spatio-temporels. Le déroulement de l’action scénique permet précisément de montrer comment la fiction théâtrale construit une fiction théâtrale dans la mesure où les personnages de la situation cadre pénètrent sans gêne dans un espace-temps en décalage avec elle et où ils changent d’identité selon les besoins de la mise en scène. On comprend dès lors l’austérité de la scénographie pensée de la sorte pour mettre à nu les rouages d’un récit à faire et d’une pièce à jouer.

      Jacques, le premier, devient le personnage de son propre récit du dépucelage, lorsqu’il en laisse le maître devenir un spectateur privilégié et qu’il s’auto-incarne dans le rôle de lui-même. Il en va de même pour l’histoire centrale de Mme de La Pommeraye dont l’enchâssement dans la situation cadre semble d’autant plus complexe qu’il convoque le concours de plusieurs comédiens et qu’il amène sur scène chant et musique. La place importante qu’occupe cette histoire au sein de l’œuvre devient manifeste sur scène non seulement au regard de sa longueur, mais aussi à travers « l’envahissement » de tout l’espace scénique, même des parties réservées à la situation cadre. Mais l’aubergiste, tout d’abord, doit l’imposer au maître au grand dam de Jacques. Ce faisant, elle finit par incarner elle-même la marquise animée par un ressentiment tenace contre son ancien amant et par faire un va-et-vient incessant entre son rôle d’aubergiste et celui de Mme de La Pommeraye. Impatient et excédé, Jacques intervient dans le « récit » représenté sur le plateau en bois tout en prenant la place du marquis des Arcis de l’histoire de Mme de La Pommeraye pour la terminer enfin dans un dénouement moral. Si le maître n’est pas content d’un tel dénouement, il demande aussitôt à Jacques de le renier. C’est ainsi que la mise en abîme place les personnages fictifs de premier plan dans le rôle des spectateurs tout en suscitant des commentaires non seulement moraux, mais aussi esthétiques et littéraires. Tout tient cependant la route sans mener à aucune confusion. Lisa Martino, dans les rôles de l’aubergiste et de Mme de La Pommeraye, distingue aisément les deux personnages grâce à des changements de voix et des gestes symboliques tout en étant habillée d’une même robe vermeille. La mise en scène de Nicolas Briançon et le jeu des comédiens réussissent donc sans problème à dérouler une action métathéâtrale dans une transparence étonnante et à la présenter avec une légèreté subversive sans aucune lourdeur doctrinaire. Comme Kundera voulait rendre hommage à Diderot, Nicolas Briançon qui excelle dans le rôle de Jacques rend hommage, dans sa création virtuose, à ces deux auteurs incontournables de la littérature française.

      Dans le même temps, un rapport singulier se construit peu à peu entre les spectateurs dans la salle et la fiction donnée à voir sur scène, dans la mesure où la situation cadre tend à déjouer sa propre fictionnalité au profit d’une illusion de réalité. C’est que Jacques et le maître ne cessent de renvoyer à leur statut de personnages de fiction à travers un discours métalittéraire amplement ironique. Par exemple, le maître déclare qu’il n’y a pas de chevaux et qu’il doit se reposer sur ses pieds précisément parce qu’ils sont sur scène : s’il est ainsi condamné à paraître « pauvre », il ne manque pas de se demander si « c’est bien inventé ». Transposés dans une pièce de théâtre et par-là sur un plateau dont les dimensions sont limitées, Jacques et le maître se sentent à l’étroit contrairement à leurs originaux romanesques qui ne connaissent pas de telles frontières. Ils peuvent dès lors s’interroger sur l’incongruité de la réécriture : « Qui est-ce qui s’est permis de nous réécrire ? », et de questionner ironiquement la légitimité d’une telle entreprise littéraire. Nicolas Briançon et Stéphane Hillel servent à cet égard la réécriture de Kundera avec une telle conviction dans leur jeu que leur identité de comédiens tend à se fondre dans celle des personnages qu’ils incarnent. Si l’on sait que ce qui se passe sur le plateau en bois n’est que du théâtre, la situation cadre de Jacques et du maître se confond avec la réalité en raison de ce retour constant des allusions métalittéraires, mais aussi parce qu’à un moment donné le maître à la recherche de son Jacques ne manque pas de traverser l’orchestre avant de le retrouver sur scène.

      La mise en scène de Jacques et son maître présentée par Nicolas Briançon au Théâtre de Montparnasse nous paraît donc plus qu’un hommage rendu à Diderot et à Kundera en trois actes : c’est une véritable fête que se donne le théâtre lui-même en jouant à cœur joie avec ses propres codes.

Jacques et son maître, mis en scène par Nicolas Briançon, Théâtre de Montparnasse, 2021.

Studio Hébertot : Cendres sur les mains

      Cendres sur les mains est un texte de théâtre de Laurent Gaudé monté pour la première fois il y a tout juste vingt ans dans une mise en scène de Jean-Marc Bourg. Cette fois-ci, c’est Alexandre Tchobanoff qui s’en empare dans une nouvelle création vibrante, donnée au Studio Hébertot avec Arnaud Carbonnier, Olivier Hamel et Prisca Lona dans les trois rôles de la pièce (>).

      Alexandre Tchobanoff met en scène le texte d’un auteur vivant, ce qui représente sans doute toujours un acte de courage dans la mesure où tout auteur vivant peut exprimer des réserves sur la manière dont on manipule ses œuvres. C’est d’autant plus délicat quand cet auteur a lui-même pu contribuer à leur première création et influencer par-là leur interprétation scénique. Si c’est aujourd’hui naturellement le cas de toutes les pièces d’auteurs disparus depuis un certain temps, les questions esthétiques et dramaturgiques ne se posent pas de la même façon pour les pièces récentes. La reprise d’une œuvre plus ou moins ancienne conduit nécessairement à une actualisation susceptible de la faire résonner avec le présent et d’interpeller les spectateurs sur un ou plusieurs aspects saillants. Les pièces de Molière, par exemple, font parfois l’objet d’adaptations audacieuses poussées à un tel degré de manipulation que ces adaptations dénaturent le texte, ce qui paraît peu envisageable dans le cas d’un auteur vivant pour lequel les metteurs en scène semblent avoir plus de « respect ». Mais il n’est pas question pour eux de reproduire « par respect » les circonstances de la première création, ce qui n’aurait pas de sens parce que dans de telles conditions il suffirait de reprendre celle-ci telle quelle. Il s’agit au contraire d’aborder le texte sous un angle différent, propre à interroger sa signification et à éprouver sa vitalité aussi bien dramatique que polémique. Cendres sur les mains de Laurent Gaudé compte précisément parmi ces pièces contemporaines qui connaissent une rare fortune scénique, comme celles de Wajdi Mouawad ou de Yasmina Reza devenues en quelque sorte les « classiques » du vivant de leurs créateurs. Alexandre Tchobanoff s’inscrit ainsi dans la lignée de ces metteurs en scène qui ont « l’audace » de monter des textes récents pour interroger leur portée peu après leur apparition, ce qui n’est pas une entreprise facile au regard de la complexité de la pièce de Laurent Gaudé. Il s’en acquitte pourtant avec succès en lui donnant une nouvelle vie.

      Cendres sur les mains est un texte sans une « véritable » histoire épique. Son intrigue est fondée sur une confrontation singulière déroulée dans un locus horribilis situé dans un pays imaginaire ravagé par une guerre également imaginaire : dans un endroit sans nom, où deux fossoyeurs brûlent avec de l’essence les corps des morts qu’on ne cesse de leur amener, et où ils finissent par accueillir une rescapée repliée sur elle-même et enfermée dans un mutisme volontaire. Les fossoyeurs et la rescapée mènent ainsi, pendant un certain temps, deux existences parallèles sans jamais arriver à communiquer ou à nouer une relation amicale. La confrontation de leurs existences, l’une pleinement absurde et l’autre tant soit peu épique, constitue l’action dramatique proprement dite en la sous-tendant par des enjeux polémiques qu’il s’agit de porter à la scène. Alexandre Tchobanoff se montre, dans sa mise en scène, particulièrement sensible au traitement figuratif de cette coexistence étrange ainsi qu’aux tensions anthropologiques qui en ressortent.

      La scène représente un lieu conventionnel, hautement symbolique, sans aucune recherche particulière de réalisme. L’espace scénique est implicitement divisé en deux parties asymétriques : l’une, côté jardin, plus importante, semble réservée aux deux fossoyeurs, alors que l’autre, côté cour, plus restreinte, est occupée par la rescapée. D’un côté, plusieurs sacs entassés les uns sur les autres et qui font d’emblée penser à une tranchée forment une sorte de barrière derrière laquelle est installé un escabeau en bois. Un grand bol en acier, un arrosoir à essence et une pelle font partie de rares accessoires manipulés par les deux fossoyeurs. De l’autre côté, un grand réverbère trois bras, entouré d’un morceau de tissu, se dresse seul dans la pénombre : la rescapée semble se l’approprier sans laisser les deux fossoyeurs pénétrer dans sa zone. La scénographie reproduit ainsi symboliquement l’éloignement entre les trois personnages, lisible textuellement dans la distribution de la parole : tandis que le discours de la rescapée relève pleinement de passages monologués destinés aux seuls spectateurs, les fossoyeurs communiquent à travers des dialogues dramatiques « classiques ».

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Laurent Gaudé, Cendres sur les mains, mise en scène par Alexandre Tchobanoff, Studio Hébertot, 2021 © Marek Ocenas

      Ces choix scénographiques résonnent en même temps avec les idées véhiculées par le texte ainsi qu’avec la situation métaphysique des trois personnages. Les sacs disposés en forme de tranchée évoquent l’enlisement spatio-temporel des deux fossoyeurs dans un lieu innommable et dans un temps non historique : les deux hommes semblent condamnés à la répétition des mêmes gestes quotidiens liés à leur lugubre mission sans aucune promesse d’évoluer vers un meilleur avenir, si ce n’est l’allègement de leur travail au cas où on les autorise à couvrir les corps de chaux plutôt que de devoir les traîner et brûler. Ils mènent une existence stationnaire à la manière de ces personnages beckettiens qui attendent une « fin de partie » et qui s’interrogent sur le sens de leur présence ici et maintenant. Les deux fossoyeurs, habillés et parlant comme des clochards, se demandent eux aussi s’ils sont toujours vivants ou déjà morts : « On est vivant tant que ça démange », répond l’un des deux dans un clin d’œil explicite à la détresse existentielle de Hamm et Clov. Mais à la différence de ceux-ci, les deux fossoyeurs arriveront à mourir. Et ce n’est pas le hasard si c’est peu avant ce moment-là qui rompt radicalement avec la tradition beckettienne, que l’un des deux monte sur l’escabeau qui fait le pendant au réverbère de la rescapée et dont on ne comprenait pas jusqu’alors la signification : leur immobilisme « horizontal » se voit ainsi symboliquement transformé en une entrée dynamique dans une temporalité « verticale » qui est celle de la rescapée. Cette femme qui a échappé à la destruction de son village n’est ici que de passage, le temps de veiller sur ses morts et de réchapper à la non-vie des fossoyeurs, d’autant plus qu’elle porte en elle une mémoire et une histoire. Ce passage épique, tant soit peu angoissant, est symbolisé par un élément vertical qu’est le réverbère et dont l’étrange présence contraste fortement avec les sacs étalés à l’autre bout de la scène. C’est ainsi la rescapée qui fait entrer les deux fossoyeurs dans un temps historique, ce que la mise en scène d’Alexandre Tchobanoff suggère avec une grande finesse. C’est au reste elle qui ouvre et clôt l’action en chantant une complainte avec un cierge à la main et faisant un bref récit de sa vie pour donner le cadre à l’action.

      Tout oppose en fin de compte les fossoyeurs et la rescapée tant au niveau textuel que sur le plan scénique. Arnaud Carbonnier et Olivier Hamel créent des personnages pétillants qui ne manquent pas d’énergie et qui ne semblent pas, au premier abord, avoir renoncé à la vie. Leur présence physique se manifeste nettement à travers des mouvements et des gestes souples et assurés : ils ne cessent pas de bouger en parlant fort et avec un accent socialement prononcé, allant parfois jusqu’à susciter quelques rires amers des spectateurs. Prisca Lona, quant à elle, se saisit de son personnage en lui donnant l’image d’une martyre : ses mouvements et ses gestes sont raides, lents et hésitants, son regard semble vide, sa voix est posée et comme tamisée. Ses postures introduisent en outre dans l’existence misérable des fossoyeurs des éléments poétiques, dès lors qu’elle marche la main tendue vers le devant de la scène ou qu’elle s’accroche convulsivement à son réverbère. Les trois comédiens entrent avec aisance dans la peau de leur personnage pour en montrer une misère existentielle non sans un certain espoir d’y échapper.

      Cendres sur les mains dans la mise en scène d’Alexandre Tchobanoff est une création subtile qui plonge le spectateur avec justesse dans l’univers de Laurent Gaudé, univers jalonné de références culturelles qui le lui rendent étonnamment proche. C’est un bel exemple de reprise d’un texte récent abordé avec une grande sensibilité théâtrale.

Laurent Gaudé, Cendres sur les mains, mise en scène par Alexandre Tchonaboff, 2021.