La pièce Les Sœurs Tatin, une vie à la Tchekhov, jouée au Théâtre de la Contrescarpe (>), est une nouvelle création de Laetitia Gonzalbes (Compagnie Kabuki >), jeune auteure et metteuse en scène, qui s’empare librement d’un célèbre texte de Tchekhov dans une démarche intertextuelle explicite. Le spectacle ainsi empreint de réminiscences des Trois Sœurs porte sur scène la vie de deux sœurs, hôtelières à Lamotte-Beuvron en Sologne, créatrices de la fameuse tarte à laquelle elles prêtent leur nom.
Anton Tchekhov ne cesse d’intriguer les auteurs et les metteurs en scène à travers son œuvre dramatique qui renferme, tout en l’annonçant, la dramaturgie moderne développée au cours du XXe siècle. Ce ne sont pas seulement les thèmes abordés qui continuent à nous affecter au plus profond de notre sensibilité humaine, c’est aussi une écriture dramatique novatrice qui leur confère une résonance singulière en rupture avec les techniques de la rhétorique classique. Les Trois Sœurs et La Cerisaie, les deux dernières pièces qu’il a données, comptent de ce point de vue parmi les plus achevées et sans doute aussi parmi les plus jouées. Si la seconde montre, sur un ton de dérision, l’incapacité des hommes à dépasser de vieux acquis sociaux et à se construire dans le présent en accord avec les tendances de l’époque moderne, la première représente plusieurs vies brisées à cause d’un criard manque de volonté à prendre des décisions radicales. Olga, Irina et Macha ne retourneront jamais à Moscou, elles chercheront un réconfort dans le travail pour essayer de sortir de la léthargie existentielle à laquelle elles semblent (s’être) vouées. Comme les trois sœurs de Tchekhov, Stéphanie et Caroline Tatin rêvent, elles aussi, d’une autre vie qu’elles ne mènent à Lamotte-Beuvron : partir et s’installer à Paris, mais aussi rencontrer un grand amour. Les sorts des unes et des autres se croisent dans le même désir d’accéder à une plénitude existentielle comme dans l’impression d’avoir échoué.
Plusieurs similitudes observées par Laetitia Gonzalbes entre l’histoire des trois sœurs de Tchekhov et celle des deux sœurs Tatin l’ont sans doute amenée à les rapprocher dans une libre réécriture pour rendre certes hommage au dramaturge russe, mais aussi pour souligner la valeur universelle de leur destin. En plus des références explicites au texte source, la pièce de Laetitia Gonzalbes représente une sorte de mise en abîme narrative conçue à la faveur d’un récit rétrospectif : le spectateur retrouve, au lever du rideau, Stéphanie Tatin, en un âge avancé, Les Trois Sœurs à la main dont elle dit d’emblée qu’elle les aime relire parce que la pièce lui rappelle sa propre vie vécue aux côtés de sa sœur Caroline décédée depuis un certain temps. Murée dans une solitude de vieille dame, elle commence alors le récit de leur vie commune à l’hôtel de Lamotte-Beuvron hérité de leurs parents morts de façon prématurée comme ceux des trois sœurs. C’est par le biais de la citation initiale de la pièce de Tchekhov que la jeune auteure instaure sans ambages une situation intertextuelle susceptible de conduire le spectateur à la relecture des Trois Sœurs à l’aune de la destinée bouleversante de Stéphanie et Caroline Tatin, incarnées en l’occurrence par Roxane Le Texier et Anaïs Yazit dans une mise en scène éclectique. L’action ne cesse par la suite de jouer subtilement sur des réminiscences de la pièce de Tchekhov tout en se traçant un nouveau chemin pour faire accéder les deux sœurs à leur propre existence théâtrale.
L’espace scénique mêle finement plusieurs lieux, à commencer par la chambre où vient s’installer Stéphanie pour évoquer la disparition de sa sœur et sa solitude : elle s’assoit à grand peine, la voix tremblante, dans un grand fauteuil en bois placé sur le devant de la scène côté jardin tout en se demandant pourquoi se souvenir, introduisant ainsi dans l’action un des leitmotivs empruntés aux Trois Sœurs de Tchekhov. C’est à ce moment-là qu’apparaît Caroline comme dans un rêve pour la conduire à faire une plongée dans leur jeunesse commune passée à l’hôtel de Lamotte-Beuvron. La scène semble aménagée de façon à favoriser les processus de remémoration et à représenter par-là ce qui aurait fait l’objet d’un récit de vie. Un grand four en acier est placé côté cour, de manière symbolique, non seulement pour faire un clin d’œil à l’activité professionnelle qui a rendu les deux sœurs célèbres, mais aussi pour situer rapidement l’action dans une époque historique. Cette historicité est dans le même temps soutenue par les costumes : les deux comédiennes portent en effet des robes blanches à volant, serrées par des ceintures larges, rouge pour Stéphanie et jaune pour Caroline. Ces éléments symboliques rappellent d’emblée au spectateur la province française du début du XXe siècle. Mais l’action scénique s’appuie également sur des chansons et des projections qui le transposent littéralement, non sans une certaine nostalgie pittoresque, dans une époque révolue. Les chansons, chantées avec émotion par Roxane Le Texier et Anaïs Yazit et accompagnées par des numéros rondement chorégraphiés, illustrent le sort des deux sœurs tout en introduisant une certaine légèreté pour juguler une mélancolie trop appuyée : Le chagrin d’amour, Le temps des cerises comme les trois autres, elles rythment toutes l’action scénique dans la même perspective de remémoration. À cet égard, quelques projections, tournées à Lamotte-Beuvron même, viennent enrichir le récit de vie des deux sœurs en montrant des scènes clés qui évoquent fortement certains épisodes des Trois sœurs et qui créent par-là une nouvelle forme de citation fondée sur des séquences filmées dans un autre cadre spatio-temporel, qu’il s’agisse du major amoureux venu de Paris (Verchinine), de la ceinture verte (Natacha) ou de l’incendie (acte III). Tout concourt ainsi à saisir le destin de Stéphanie et Caroline Tatin à travers une réécriture originale de Tchekhov portée sur scène dans une mise en scène douée d’une profondeur existentielle, dès lors que les deux sœurs se mettent, non sans une ironie résolument tchekhovienne, à « philosopher » sur la vie dans deux ou trois cents ans ou sur son sens immédiat par rapport à leur vécu.
Les comédiennes individualisent avec conviction les deux sœurs Tatin conçues par Leatitia Gonzalbes pour son spectacle en leur donnant une profondeur humaine modelée selon leurs modèles littéraires. Si elles sont deux, elles ne ressemblent donc pas, comme c’était déjà le cas des trois sœurs de Tchekhov : l’une est plus rêveuse et plus coquette, tandis que l’autre se laisse plus facilement aller à la mélancolie et à la « philosophie ». Roxane Le Texier donne vie à la première, Stéphanie Tatin, alors qu’Anaïs Yazit prête son corps à la seconde, Caroline Tatin. Les deux jeunes comédiennes, parfaitement synchronisées, se complètent merveilleusement en formant un duo inséparable à l’image des deux sœurs qu’elles incarnent avec aisance. Cette complicité sororale soulignée à maints égards dans les propos des deux personnages est mise en valeur par le jeu complice des deux comédiennes. Celles-ci nous montrent tout au long de la représentation qu’elles savent varier les tons pour évoquer les différents états d’âme de leurs personnages pleins de rêves de jeunesse mais aussi de mélancolie : elles créent ainsi un spectacle équilibré qui ne laisse s’installer de façon durable ni la joie ni le chagrin. Elles nous persuadent que même sans jamais partir pour Paris, les deux sœurs Tatin ont réussi à donner un sens à leur existence retirée au fin de la province grâce à la foi dans le travail que celles-ci semblent considérer comme le meilleur remède contre l’abandon de soi : à les en croire au regard de leur propension à « philosopher », « L’homme doit croire en quelque chose ».
Laetitia Gonzalbes, en se plongeant dans une relecture des Trois Sœurs de Tchekhov, a donc réussi à concevoir un spectacle extraordinaire, présenté dans l’intimité de la salle exiguë du théâtre de la Contrescarpe : l’effet produit par la complicité sororale que Roxane Le Texier et Anaïs Yazit parviennent à nouer avec les spectateurs pour les intéresser au sort des sœurs Tatin est absolument fabuleux ! Elles servent avec bravoure une vie à la Tchekhov.


fondement entièrement irrationnel et de son caractère totalement fictif. Elle s’appuie pourtant sur des faits vrais et avérés, tirés de la vie de Sigmund Freud, en l’occurrence sur ses hésitations réelles à quitter Vienne ainsi que sur les circonstances de son départ effectif survenu peu après l’envahissement de l’Autriche par les nazis. Le dramaturge, comme tant d’autres avant lui, choisit un moment opportun dans la biographie désespérément incomplète de son personnage pour y insérer un volet secret qui semble faire défaut. Pour Freud, il s’agit d’un moment d’autant plus charnière dans sa vie personnelle qu’il risque de perdre sa fille Anna, de compromettre tant sa carrière que sa réputation et de terminer même dans un camp de concentration. Pour Freud, connu pour être juif mais réputé athée, il s’agit précisément de revenir sur les motivations de son départ forcé à la faveur d’un dilemme conçu à la manière de la tragédie classique. Peu importe donc, dans ces conditions, que l’action soit entièrement fictive, pour peu que le cadre spatio-temporel reste suffisamment vraisemblable pour embrasser un débat métaphysique qui représente le véritable enjeu dramatique de la pièce.




lien avec l’entreprise des philosophes engagés dans l’édition de l’Encyclopédie. Pour peu que Jacques le Fataliste reste une œuvre romanesque, sa dimension dialogique ne semble pas moins favoriser son passage à la scène : il s’agit en effet de raconter l’histoire des amours de Jacques, dès lors que celui-ci veut expliquer à son maître comment il fut blessé au genou et pourquoi sans cette blessure il ne serait jamais tombé amoureux. Mais Jacques n’arrivera jamais vraiment à terminer l’histoire de ses amours parce que d’autres récits s’imbriquent dans le sien sous le sceau d’un narrateur espiègle qui s’amuse copieusement à le retarder tout en tenant un discours subversif sur la façon de (ra)conter. Certains de ces récits font dans le même temps l’objet d’une véritable « mise en scène », comme celui de l’histoire de Mme de La Pommeraye qui relève de l’aubergiste du Grand-Cerf et qui, au regard de sa longueur, représente une importante digression. C’est en s’appuyant sur ces enjeux narratifs que Milan Kundera a pu « transposer » Jacques le Fataliste sur scène sous forme d’une pièce de théâtre qui ne manque pas de sel compte tenu de certains propos un peu trop grivois, introduits au reste dans l’esprit de Diderot qui, lui, se réclame de Montaigne quant à l’utilisation de tous les mots du vocabulaire. On reconnaît aisément dans la conception de l’action dramatique le déroulement de Jacques le Fataliste modernisé selon le projet romanesque mis en œuvre par Diderot lui-même, de telle sorte que Kundera noue avec cet auteur un dialogue métanarratif très subtil par le biais même des deux personnages principaux. Nicolas Briançon, dans sa belle mise en scène, reprend à son compte ce dialogue pour en exploiter élégamment les possibilités scéniques.

Cendres sur les mains est un texte sans une « véritable » histoire épique. Son intrigue est fondée sur une confrontation singulière déroulée dans un locus horribilis situé dans un pays imaginaire ravagé par une guerre également imaginaire : dans un endroit sans nom, où deux fossoyeurs brûlent avec de l’essence les corps des morts qu’on ne cesse de leur amener, et où ils finissent par accueillir une rescapée repliée sur elle-même et enfermée dans un mutisme volontaire. Les fossoyeurs et la rescapée mènent ainsi, pendant un certain temps, deux existences parallèles sans jamais arriver à communiquer ou à nouer une relation amicale. La confrontation de leurs existences, l’une pleinement absurde et l’autre tant soit peu épique, constitue l’action dramatique proprement dite en la sous-tendant par des enjeux polémiques qu’il s’agit de porter à la scène. Alexandre Tchobanoff se montre, dans sa mise en scène, particulièrement sensible au traitement figuratif de cette coexistence étrange ainsi qu’aux tensions anthropologiques qui en ressortent.