Archives de catégorie : 04- Saison 2021/22

Studio Hébertot : Albert Einstein, un enfant à part

      Albert Einstein, un enfant à part est une création originale, adaptée du roman de Brigitte Kernel Le monde selon Albert Einstein paru aux éditions Flammarion Jeunesse. La pièce ainsi tirée d’une œuvre romanesque est jouée au Studio Hébertot dans une mise en scène pittoresque de Victoire Berger-Perrin avec Sylvia Roux, directrice artistique, dans le rôle-titre (>).

Albert Einstein, un enfant à part      Comme le laisse entendre son titre éloquent, Albert Einstein, un enfant à part est un récit d’enfance tiré d’une histoire vraie qui a pour thème une différence douloureusement vécue par un homme mondialement reconnu pour ses travaux scientifiques. Se raconter à travers l’histoire d’un autre n’est par ailleurs plus aujourd’hui un simple effet de mode, c’est un parti pris dramaturgique pleinement assumé par les auteurs contemporains et riche en ce que l’Histoire peut nous apprendre sur nous-mêmes ou sur notre présent. La projection dans un autre moi souffrant à cause de la différence relève sans doute de cet enjeu esthétique fondé sur le sentiment consolateur de ne pas se sentir seul, mais la mise en récit d’une expérience exemplaire permet dans le même temps de déconstruire les stéréotypes sur la primauté de la pensée unique propice à exorciser tout écart observé par rapport à la norme ou à la règle. Même sur un mode biographique romancé, l’exemple poignant d’un des plus grands génies a de quoi interroger notre rapport à l’altérité.

      Sylvia Roux, déguisée en un adolescent truculent, livre un témoignage émouvant sur le parcours d’Albert Einstein, solitaire et mal à l’aise dans ses rapports avec les autres à cause de de son bégaiement et sa dyslexie, mais aussi en raison de son prétendu autisme, jamais avéré. Ce témoignage se présente au premier abord sous forme d’un récit-monologue : la comédienne s’adresse explicitement aux spectateurs en allant parfois les prendre de court à l’aide d’une équation mathématique complexe qu’elle leur demande de résoudre tout en tirant malicieusement la langue. Mais ce récit d’enfance se transforme rapidement en un jeu subtil grâce à l’introduction des saynètes hautes en couleur qui l’entrecoupent pour illustrer les situations évoquées. Les parents, les grands-parents, des camarades de classe, des professeurs, un médecin allemand, tout un monde intervient de manière épisodique tant pour donner du relief à la souffrance d’Einstein que pour dédramatiser les évènements les plus douloureux grâce à une touche d’humour ou à travers des moments empreints de poésie. Une dynamique pétillante s’instaure ainsi entre le récit linéaire et ces interventions efficaces par leur brièveté pour embarquer les spectateurs dans le « monde » d’Albert, qui ne trouve un répit salutaire qu’une fois plongé dans la géométrie et les mathématiques.

Albert Einstein, un enfant à part
Albert Einstein, un enfant à part, mise en scène par Victoire Berger-Perrin, Studio Hébertot, 2021.

      La scénographie n’offre au premier abord qu’un lieu scénique assez austère : une paroi arrondie à laquelle sont accrochés deux manteaux clairs et qui servira plus tard de tableau à craie, deux bancs en bois disposés de part et d’autre de la scène, un tabouret et une pile de livres placés tout devant. Si cette scénographie quasi géométrique semble faire un clin d’œil implicite à la grande passion du petit Albert pour les mathématiques, elle est pleinement fonctionnelle dans la mesure où elle favorise les entrées souples des personnages épisodiques et par-là l’évocation symbolique des lieux dramatiques. Elle permet surtout d’embrasser un jeu théâtral entraînant, riche en rebondissements pétulants et en tableaux pittoresques obtenus grâce à l’éclairage et des projections de fond tamisées. Certaines saynètes, très courtes, produisent un effet d’accélération, comme celles où les parents grondent Albert à cause de la nourriture ou ses excès de colère. D’autres, plus longues, marquent un arrêt à la fois pédagogique et poétique, comme celle où l’oncle Jacob, toujours à l’écoute de son neveu, arrive à le faire parler sans bégayer, ou cette belle scène déroulée sur le fond d’un ciel étoilé, quand le grand-père donne à Albert une leçon sur l’humilité pour finir par lui offrir une boussole.

      Dans le rôle d’Einstein, Sylvia Roux crée un personnage vif, jovial, espiègle, d’un esprit alerte, mais aussi colérique et souffrant. Elle se laisse aisément aller au jeu en assurant avec souplesse le va-et-vient entre un Einstein qui se raconte et un Einstein qui s’incarne dans le rôle d’enfant. Elle parvient admirablement à maintenir un rythme effréné pour intéresser les spectateurs tant au récit de vie relevé par un contact oculaire complice et des gestes expressifs qu’aux saynètes dans lesquelles elle prolonge avec agilité les hauts et les bas de la vie de son personnage. Si son Einstein suscite le rire dans certaines scènes drôles et légères, il étonne en émouvant dans d’autres quand il cherche désespérément sa voie, ou séduit encore par sa curiosité pour les sciences. Dans ce parcours scénique virevoltant, Tadrina Hocking et Thomas Lempire prêtent leur corps à dix-sept personnages épisodiques tout en impressionnant par l’adresse avec laquelle ils changent de posture pour relever un tel défi.

Albert Einstein, un enfant à part
Albert Einstein, un enfant à part, mise en scène par Victoire Berger-Perrin, Studio Hébertot, 2021.

      Albert Einstein, un enfant à part, joué le samedi à 17h au Studio Hébertot, est un spectacle qui séduit certes un public jeune par la magie théâtrale que les comédiens savent produire grâce à leur talent, mais qui subjugue tout autant les adultes par le dévoilement enlevant du destin peu connu d’un homme hors du commun. C’est un beau moment de théâtre quand cette magie théâtrale opère pour réunir tant de spectateurs variés par la richesse et la qualité dramatiques d’une création originale.

Le Roi Lear, mise en scène par Georges Lavaudant

      Metteur en scène mythique, Georges Lavaudant présente, au Théâtre de la Ville, une nouvelle création du Roi Lear (>). C’est sa troisième version de cette célèbre tragédie de Shakespeare dont le rôle-titre revient cette fois-ci à Jacques Weber. Elle est jouée hors les murs, au Théâtre de la Porte Saint-Martin, dans une mise en scène épurée dont les rouages ne manquent pas de faire un délicieux froid dans le dos. Le pari gagné de Georges Lavaudant dans cette troisième version du Roi Lear tient à une sobriété scénographique qui induit une impressionnante manipulation de l’espace et de la lumière et qui invite ainsi les comédiens à déployer leur talent sur un plateau quasi nu.

      Les tragédies de Shakespeare ne cessent de nourrir notre imaginaire malgré leur caractère historiquement daté. Elles portent souvent sur scène l’histoire d’un roi déchu, violemment confronté aux affres du pouvoir dont les rênes lui tombent des mains, à cause du défaut d’excès ou le péché d’hybris. Dans le cas de Lear, cette démesure se cristallise dans une trop grande confiance suscitée par un amour paternel aveugle, non payé en retour en raison d’une double volonté de puissance qui rompt radicalement avec les règles du jeu fondées sur l’honnêteté et la gratitude. La déception de Lear, trahi par ses deux filles aînées, le conduit non seulement à une déchéance matérielle et physique, mais aussi à une flétrissure morale et intellectuelle aux allures de folie. Le déchirement émotionnel qui en découle est doué d’une dimension humaine propre à l’expérience de tout un chacun, mais situé dans un univers délétère qui concentre spectaculairement les plus hautes ambitions politiques, il se charge d’une résonance étourdissante qui subjugue l’esprit par le dévoilement minutieux de la noirceur la plus repoussante de plusieurs perfidies orchestrées en cascade. La force du Roi Lear qui fait son succès depuis des siècles repose sur cette confrontation brutale d’un roi fondamentalement bon, mais non sans défauts, à un entourage familial noyé dans une hypocrisie viscérale qui se solde par une série de morts non manichéennes.

      L’aménagement de l’espace scénique doit évoluer naturellement au cours de la représentation suivant le déroulement de l’action découpée en actes et en scènes sans respecter l’unité de lieu : au regard de cet enjeu dramaturgique typique de l’esthétique baroque, la sobriété scénographique arrêtée pour la mise en scène de Georges Lavaudant favorise d’emblée des changements fluides et efficaces de manière à rendre opaque le découpage en actes. Ce faisant, elle semble mettre sur le même pied d’égalité les scènes publiques et privées, soigneusement distinguées sur un plateau aménagé selon la dramaturgie élisabéthaine, comme si elles devaient toutes se valoir pour converger avec une plus grande limpidité au même dénouement à la fois tragique et libérateur. Quelques rares scènes d’intérieur ont simplement lieu devant une toile blanche baissée au milieu du plateau, ce qui accentue leur côté intime. Si un certain découpage continue, malgré tout, à structurer l’action scénique au regard des entrées et des sorties des personnages, il se dilue dans une musique classique de fond qui retentit à ces moments-là pour renforcer le sentiment de l’angoisse qui se dégage de la teneur glaçante des propos.

      La scénographie tend ainsi à abolir toute idée de hiérarchie en soulignant l’unité organique et indivisible de l’action dramatique : qu’ils soient princes, ducs, ou bâtards, tous les « méchants » montrent qu’ils se valent lorsqu’ils perturbent l’ordre établi sur la loyauté, l’équité et la fidélité. Le même espace scénique se transforme ainsi a minima à l’aide de quelques décors et accessoires pour s’imposer comme une arène ou un champ de bataille des passions qui dominent les personnages.

Roi Lear
Le Roi Lear, mise en scène par Georges Lavaudant, Théâtre de la Ville © Jean Louis Fernandez

      Au lever du rideau, la scène représente de façon symbolique la salle du trône où a lieu la délibération sur la passation de pouvoir entre Lear et ses trois filles : un grand tapis rouge déroulé sur le devant de la scène d’un bout à l’autre, quatre chaises en bois dont l’une recouverte par un manteau d’hermine et précédée d’une table basse, un vidéo projecteur placé sur un support pyramidal qui est censé montrer les territoires partagés par Lear. Réutilisé à plusieurs reprises, notamment à l’occasion des scènes de délibération, l’éclairage latéral venant du côté cour confère à cette première grande scène une ambiance maléfique renforcée par la coloration gris-vert d’un sol éclatant.

      Il en va de même lors de la scène où Edmund réussit à tromper son père, duc de Gloucester, sur les intentions faussement parricides de son frère. Cette scène, comme celle dans laquelle le bâtard Edmund expose opportunément ses motifs à travers un monologue saisissant, se déroule sur un plateau entièrement vide en accentuant discrètement son côté théâtral. S’il s’agit bien de « démasquer » la prétendue trahison d’Edgard, la porte de fond à deux battants, les costumes ― Edmund est par exemple habillé d’une chemise blanche, les manches retroussées, et d’un pantalon noir soutenu par des bretelles blanches ―, la nudité criarde de la scène et une luminosité tamisée tirant sur le gris pour contraster avec le fond noir donnent l’impression que les personnages se trouvent paradoxalement sur un plateau de cirque dégagé et que toute tromperie est ainsi une affaire de mots et de postures. Les scènes de falaise se passent également de tout élément de décor particulier pour livrer Lear, mais aussi Gloucester, à une misère existentielle soulignée à travers une nudité éclatante mise en valeur par l’éclairage : la parole, le geste et les haillons dont ils sont vêtus confèrent à leur détresse une résonance métaphysique très forte.

Roi Lear
Le Roi Lear, mise en scène par Georges Lavaudant, Théâtre de la Ville © Jean Louis Fernandez

      Deux moments charnières introduisent cependant dans cette scénographie épurée des effets spectaculaires obtenus grâce à une lumière éblouissante : l’éclat d’un orage, quand Lear devient fou, et la bataille finale, qui conduit au dénouement. S’ils frappent par leur intensité lumineuse, mais aussi sonore, ils sont courts et restent efficaces pour marquer des points de rupture dans l’action. Les déchets tombés des cintres, répandus sur le sol pendant la bataille, rompent dans le même temps avec le début policé de la scène située dans la salle du trône, mais aussi avec la sobriété décorative : ils engloutissent symboliquement Lear mort dedans tout en signifiant par-là l’écroulement définitif de l’ancien ordre bouleversé par des rivalités fratricides. Dans la mise en scène de Georges Lavaudant fondée sur un habile jeu de lumière, tout élément matériel introduit se charge ainsi d’une valeur expressive tout en se détachant avec force sur un fond dépouillé.

      C’est ainsi que le jeu des comédiens gagne en expressivité, dans la mesure où leurs mouvements et gestes doivent s’approprier l’espace à chaque nouvelle scène pour lui donner une signification. Ils s’acquittent de leur rôle avec bravoure, certains d’entre eux étant amenés à en endosser plusieurs et à créer ainsi des personnages épisodiques. L’ensemble a pourtant l’air cohérent et synchronisé. Si le roi Lear de Jacques Weber concentre les regards, d’autres rôles ne manquent pas d’offrir d’excellentes occasions pour briller. Thibault Vinçon, dans celui d’Edgard, s’empare du sien avec souplesse : il convainc avec aisance notamment à travers son double jeu lorsqu’Edgard, déguisé en mendiant, fait semblant d’être fou pour aider Lear et son père, mais aussi pour venger son déshonneur. Astrid Bas, comme Goneril, crée une intrigante féroce dont la posture imposante et le regard assassin collent à merveille à cette fille aînée de Lear. Manuel Le Lièvre se distingue, quant à lui, dans le rôle d’un fou truculent, haut en couleur, grâce au sens de la repartie placé avec justesse non seulement sur le plan de la parole, mais aussi à travers des parades chantées qui suscitent le rire. Babacar M’Baye Kall incarne Kent avec une assurance équilibrée. François Marthouret apparaît dans le rôle de Gloucester en soulignant avec élégance la faiblesse touchante de son caractère. Jacques Weber, enfin, crée un Lear d’une prestance indétrônable mais nuancée en variant adroitement les tons : il réussit en particulier à maintenir le doute sur la folie du roi ébranlé dans son amour paternel, si bien que le spectateur ne sait pas si Lear fait semblant d’être fou ou si et à quel moment il le devient vraiment.

      Georges Lavaudant propose, dans cette troisième version du Roi Lear, une nouvelle relecture tout à fait convaincante et saisissante : il met l’accent sur le jeu des comédiens en libérant le plateau de décors inutiles et en misant sur des effets de lumière, ce qui lui permet de ménager quelques moments intenses pour laisser ensuite les comédiens porter le poids du destin de Lear et de son entourage royal.

Le théâtre Les Déchargeurs : Pédagogies de l’échec

      Le théâtre Les Déchargeurs remet à l’affiche Pédagogies de l’échec de Pierre Notte dans une mise en scène de l’auteur (>). C’est la première création de cette pièce qui revient à Pierre Notte depuis sa mise en voix, en 2014, par Catherine Hiegel et Brice Hillairet au Festival NAVA et la mise en scène d’Alain Timár donnée, en 2015, en coproduction, par le théâtre des Halles (Avignon) et Les Déchargeurs (>). Cette toute première création de Pédagogie de l’échec a conduit à la publication du texte aux éditions de l’Avant-scène théâtre (>).

Pédagogies de l'échec Pierre Notte

      Pédagogies de l’échec est une drôle de pièce aux confins du théâtre absurde, écrite avec verve dans une partition mixte pour deux rôles. Une cheffe et un assistant de direction se retrouvent dans un face-à-face burlesque qui dénonce de manière ubuesque un jeu de pouvoir usé, comme si les deux personnages laissaient tout d’un coup agir leurs pensées ou leur inconscient à un lieu professionnel qui les réunit tout en leur étant familier. Pierre Notte souligne en effet, en le développant démesurément, tout ce qui se passe en dehors du travail proprement dit : de petits incidents qui instaurent implicitement des rapports de force stéréotypés mais qui prennent ici des proportions considérables. Si l’action autorise un tel grossissement cocasse, c’est que les deux personnages sont campés dans un monde éclaté, dépeuplé et en ruines, pleinement imaginaire, présenté dans un « aparté commun » sous le sceau d’un fantasme fantaisiste : à la suite d’une catastrophe, peu importe sa nature, deux individus veulent continuer à travailler comme si de rien n’était ― à ceci près que cette bonne volonté les conduit curieusement à se laisser aller à un jeu cruel qui libère une tension palpitante.

      Pierre Notte imagine pour la mise en scène de sa pièce un univers géométrique, abstrait, épuré de et affranchi de toute pesanteur décorative superflue. Ce qui compte, c’est la puissance de la parole et du geste capables de suggérer avec adresse les méandres d’un lieu suspendu entre une réalité altérée et la fiction la plus déjantée. Si la scène n’est pas entièrement vide, elle ne comprend pour autant que deux objets de décor : une chaise, installée sur le devant de la scène et considérée par les deux personnages comme un fauteuil, et une commode basse deux tiroirs placée au fond. Des bandes rouges collées au sol et un éclairage spécifique délimitent un chemin dessiné autour de la scène avec un enfoncement diagonal coupé au milieu du carré ; les passages latéraux sont prolongés vers la salle de telle sorte qu’un rectangle sépare les comédiens installés autour de la chaise dès l’entrée des spectateurs. C’est dans cet espace étrange que la supérieure et l’assistant de direction se livrent à un harcèlement grotesque avec un air sérieux qui détone au regard de la vacuité des propos et des efforts fournis. Le vide relatif et sa géométrisation explicite traduisent matériellement cette vacuité pour dénoncer la vanité théâtrale de certaines catégories socio-professionnelles dominées par une volonté de puissance étriquée parce que fondée sur une position hiérarchique artificielle.

      Seuls les costumes servent de repères spatio-temporels à un spectateur déboussolé par cette scénographie poussée à une abstraction maximale. Ces costumes, de facture classique, les plongent amplement dans l’univers professionnel des cadres bourgeois tout en traduisant symboliquement leur appartenance sociale. La supérieure est vêtue, de manière élégante, d’un pantalon noir et d’un chemisier blanc avec une veste de tailleur foncée mise par-dessus, alors que l’assistant porte un costume à carreaux gris clair et une chemise blanche, sans ceinture et sans cravate. Si la tenue de la première dégage une forte impression d’austérité, celle du second a l’air plus détendue. Mais ce n’est qu’un leurre parce que les rapports de force ont rapidement raison de telles apparences : la position hiérarchique plus élevée donne à la cheffe plus d’aisance dans ses agissements, alors que l’assistant fait preuve d’une constante gêne stimulée en plus par un besoin d’uriner empêché. Les costumes et la mise en place des clichés sur la domination féminine resituent ainsi l’action dans un monde plus concret tout en lui conférant en sourdine un étrange effet de réel.

      Les deux rôles sont défendus avec élégance par Caroline Marchetti et Franck Duarte. Malgré le caractère absurde de l’action, les comédiens adoptent des postures sérieuses comme pour sauver les apparences, ce qui contraste avec l’importance qu’ils accordent à certains faits insignifiants comme une tache jaune sur la chemise de l’assistant. Même quand ils se trouvent tous les deux sans pantalon, la supérieure en collants sexy et l’assistant en slip rouge, ou quand le ton monte au sujet d’un stylo ou d’un pot de figue, leurs mouvements et leurs gestes restent drôlement maîtrisés : certes, ils crient, mais en faisant attention à bien articuler les mots et à ne pas perdre le contrôle de soi. Ce jeu sur les apparences se manifeste de manière générale à travers des postures tendues et des mouvements légèrement affectés qui dénoncent théâtralement le côté artificiel du rapport professionnel et de l’existence personnelle réduite au travail dans le bureau. Caroline Marchetti et Franck Duarte déploient avec conviction leur talent dans cette création subversive de deux êtres humains enfermés dans un univers délétère.

      Pédagogies de l’échec présentée au théâtre Les Déchargeurs, conçue et mise en scène par Pierre Notte, séduit autant par son écriture incisive que par un jeu théâtral mordant auquel elle invite superbement les deux comédiens engagés dans les rôles de la supérieure et de l’assistant. C’est une création d’une grande qualité dramaturgique qui tient les spectateurs en haleine tout au long de la représentation grâce à une excellente performance de Caroline Marchetti et Franck Duarte parfaitement synchronisés.

Pédagogies de l’échec de Pierre Notte dans une mise en scène de l’auteur, Les Déchargeurs, 2021.

Pour accéder au dossier sur Pédagogies de l’échec présenté sur le site du théâtre Les Déchargeurs, suivre ce lien.

Théâtre de la Contrescarpe : A La Recherche du Temps Perdu

      Créée il y a presque vingt ans au Festival d’Avignon (2002), À La Recherche du Temps Perdu conçue par Virgil Tanase, romancier et dramaturge entre autres, est toujours à l’affiche au théâtre de la Contrescarpe (>). C’est un spectacle intime tiré de l’œuvre fleuve de Proust, un seul-en-scène fait comme sur mesure pour David Legras qui interprète avec élégance le personnage de narrateur Marcel.

A La Recherche du Temps perdu_ affiche      L’œuvre de Proust ne cesse de fasciner autant ses nombreux lecteurs que ses admirateurs inconditionnels amenés jusqu’à vouloir la faire vivre sur scène. S’il est inimaginable de la représenter dans sa totalité, chaque parti pris dramatique n’en propose pas moins une approche singulière qui exprime un rapport personnel à son immense richesse littéraire. Une transposition purement narrative de l’histoire paraîtrait réductrice, d’autant que cette histoire est révélatrice des processus de remémoration et par-là de la construction d’une temporalité subjective propre à chaque individu. La conception de l’intrigue par Virgil Tanase s’inscrit précisément dans cette perspective du travail de la mémoire sur le souvenir : mettre en évidence ce travail théorisé par Proust dans des passages de La Recherche en s’appuyant sur un certain nombre de réminiscences épiques évoquées par Marcel dans son récit.

      L’effet produit est doublement proustien : le narrateur-personnage réactive des souvenirs de lecture non seulement à travers les extraits empruntés à l’œuvre, mais aussi grâce aux accessoires utilisés sur scène : le travail de remémoration provoqué par le spectacle remodèle dans le même temps ces mêmes souvenirs en les recontextualisant dans une pratique scénique tout aussi évanescente que la lecture et en suscitant de nouvelles émotions dans une intimité étroite de chaque spectateur avec lui-même. Les émotions ainsi renouvelées affectent celui-ci dans son rapport sensible à l’œuvre de Proust en allant parfois jusqu’à remuer subrepticement les sensations et sentiments de son propre vécu  conceptualisés dans le récit porté par David Legras.

« Un spectacle où les images du souvenir, « arbitraires », pour reprendre le mot de Marcel Proust, se réunissent selon la logique d’un puzzle merveilleux. Elles composent une atmosphère et s’emploient à expliciter une démarche, celle qui consiste à obtenir, par le mécanisme de la mémoire, un peu de “temps à l’état pur” ».
Virgil Tanase, Note d’intention
 

      Le discours sur les processus de remémoration se mêlent comme par accident à des épisodes épiques tirés de La Recherche, à commencer par le séjour de Combray chez la grand-mère en passant par Paris, Balbec ou Venise. Ce faisant, le Marcel de David Legras évoque plusieurs personnages significatifs dont on espère entendre parler : la mère, la tante Léonie, Gilberte ou Albertine, la duchesse de Guermantes et son époux Bazin, Robert de Saint-Loup, Bergotte, mais aussi et surtout la grand-mère dont la disparation sensible est relatée dans Sodome et Gomorrhe. Les mouvements lents, parfois hésitants, de David Legras, ses regards tournés comme dans le vide, sa voix posée, sa posture songeuse d’un voyageur dans le temps, nous transposent dans leur intimité romanesque avec un profond sentiment de nostalgie.

A La Recherche du Temps Perdu, Théâtre de la Contrescarpe
© Fabienne Rappeneau

      Une scénographie sobre, contrairement à l’abondance inépuisable des images fleuries et de menus détails fournis par l’œuvre de Proust dans l’élaboration conceptuelle de son univers romanesque, est amplement mise au service du parcours retenu de Marcel. David Legras pénètre, au lever du rideau, dans une pièce plongée dans la pénombre, les meubles recouverts de tissus blancs pour être protégés contre l’usure du temps. C’est ainsi qu’il introduit le spectateur dans la fameuse chambre du début du Côté de chez Swann où Marcel se met à parler de ses insomnies, chambre que décrit en l’occurrence le Marcel de David Legras avec une voix feutrée avant d’en dévoiler les décors qui lui rappellent certains moments de son passé. Cette trouvaille repose sur une démarche symbolique fondée aussi bien sur la métaphore du temps sur fond d’un récit rétrospectif que sur celle des fouilles dans les replis de la mémoire ranimée par la présence de certains objets à la manière de la célèbre madeleine : un bouquet de fleurs, un téléphone à cadran, un miroir ou un phonographe, tous ces objets sont porteurs d’un passé révolu qui ne cesse d’irradier nostalgiquement le présent de Marcel.

      Un bagage à la main comme pour mettre l’accent sur son pèlerinage dans le temps et dans l’œuvre de Proust, David Legras paraît sur scène en habits blancs confectionnés avec une élégance d’antan, en harmonie avec nos représentations suaves de la Belle-Époque sublimée dans des images empreintes d’une joliesse raffinée. Tel un dandy sorti du salon de la duchesse de Guermantes, il condense dans son apparence éblouissante tous ces clichés gracieux sur le beau monde exposés dans Le Côté de Guermantes. Son costume contraste ainsi délicatement avec la sobriété expressive de la scénographie tout en s’inscrivant dans l’époque que celle-ci symbolique à travers le mobilier et les accessoires choisis. Il construit par-là une image scénique très forte en concurrence avec notre propre représentation mentale du personnage-narrateur parvenu à l’âge mûr, celui de la naissance de l’écrivain du Temps retrouvé, identifiable à l’auteur lui-même. La finesse avec laquelle David Legras revêt le costume de Marcel suscite cependant l’adhésion complète d’un spectateur séduit par sa prestance distinguée.

      À La Recherche du Temps Perdu montée par Virgil Tanase se joue ainsi par intermittence depuis vingt ans avec le même succès qu’à sa création et ce, dans l’intimité chaleureuse de la salle du théâtre de la Contrescarpe. Cette chaleur naît en l’occurrence dans le frottement produit par une interaction envoûtante entre une mise en scène raffinée et une attente savoureusement satisfaite.

Catherine Hiegel dans Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne

      Catherine Hiegel excelle dans la pièce de Jean-Luc Lagarce Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne mise en scène par Marcial Di Fonzo Bo à la Comédie de Caen. Partie en tournée, elle joue actuellement au Petit Théâtre de la Porte-Saint-Martin (>).

      Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne se présentent comme le discours d’une Dame sur les actes civils qui règlent la vie d’un individu de la naissance à la mort. Condensées dans un texte comme elles le sont par Lagarce, elles ont l’air parfaitement rigides et étriquées, et on ne manque pas de voir dans leur application quelque chose de suranné qui fait sourire. Le récit suit le double parcours complémentaire d’un homme et d’une femme modèle en laissant en suspens des écarts possibles selon la situation de tout un chacun qui relève le plus souvent de la fortune et/ou de la mort d’un membre de la famille ― c’est une sorte de leitmotiv qui revient régulièrement perturber l’ordre des choses le plus attendu.

      Aussi plusieurs moments importants dans la vie épinglés par Lagarce font-ils l’objet des clichés les plus communs : naissance, choix du prénom, baptême, arrangement du mariage, fiançailles, contrat de mariage, mariage civil ainsi que cérémonie religieuse (remariage en cas de la disparition de l’un des deux conjoints), noces d’argent, noces d’or, mort et veuvage. La Dame en charge du monologue consacre à chacun d’eux un développement mordant qui souligne leur caractère ordonné selon les coutumes implicitement ancrées dans les consciences et par-là quasi machinalement reproduites d’une génération à l’autre. Elle s’exprime par ailleurs dans un langage parlé fondé sur des répétitions et ruptures typiques de l’oral, ce qui subvertit d’emblée cette reproduction rituelle au regard de la syntaxe harmonieuse pratiquée dans les écrits traditionnels.

Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne © Jean Louis Fernandez

      La difficulté du passage à la scène des Règles du savoir-vivre dans la société moderne tient précisément au caractère discursif et monologique de la pièce de Lagarce. Aucune indication scénique ne fournit la moindre information sur le jeu : une action ainsi qu’un rythme et une tonalité restent entièrement à inventer, ce qui est d’autant plus délicat que la comédienne qui incarne la Dame est seule sur scène sans pouvoir se reposer sur un partenaire.

Les règles du savoir-vivre dans la société moderne      C’est à cet égard que l’on apprécie le formidable travail de Marcial di Fonzo Bo et la prestance éblouissante de Catherine Hiegel. Ils ont réussi à mettre en œuvre un spectacle dynamique qui joue subtilement sur une adresse implicite faite aux spectateurs ainsi que sur la dimension didactique du propos. Si aucun geste n’est forcé, tout semble aller de soi. Si rien n’est laissé au hasard, si le jeu scénique est réglé comme la vie selon le titre programmatique, tout a l’air naturel comme la reproduction inlassable des mêmes rites sociaux. Sous la baguette de Marcial di Fonzo Bo, Catherine Hiegel propose une interprétation délicieusement subversive grâce à un apparent sérieux qu’elle donne à son personnage mais qu’elle ne cesse de miner à travers des intonations et des gestes empreints d’une ironie raffinée placée avec aplomb. Dans ces conditions, toutes les règles du savoir-vivre prennent une allure de façade et tendent un drôle de miroir aux spectateurs amusés par la dimension satirique du texte adroitement réactivée par la comédienne.

      D’une simplicité intemporelle, la scénographie situe l’action dans un hors-temps olympien en accord avec le propos à valeur universelle, cette quintessence de la vie humaine réglée par des actes obligés qui, avec des variations, sont de toute époque. Elle s’appuie sur un contraste symbolique en noir et blanc, sans doute en référence à l’expression imagée selon laquelle tout écrit fait foi : c’est écrit noir sur blanc, c’est indiscutable. Le plateau carré bien délimité par un revêtement blanc et les rideaux du fond également blancs contrastent ainsi avec les côtés et les habits noirs. Pour le costume de la Dame, un col blanc dépasse sa tunique noire tout en lui donnant un aspect austère propre aux dames aigries et revêches : la comédienne prend alors l’air de ces doyennes qui veillent au respect scrupuleux des convenances sociales et qui garantissent leur application sans faille.

      Plusieurs éléments de décor complètent cette scénographie spartiate : trois tables mobiles amenées sur scène à trois temps différents qui structurent l’action, trois grands livres qui évoquent ces anciens guides de savoir-vivre destinés aux nouveaux mariés, quelques aide-mémoires collés sur les tables et un grand bouquet de fleurs blanches introduit à l’occasion du chapitre sur les fiançailles. Aux règles condensées dans le discours de la Dame, la scénographie répond ainsi par la construction d’un espace épuré, parfaitement agencé et cohérent, en accord avec le rationalisme et la limpidité recherchés par la société bourgeoise dont la représentation se fonde sur la célébration ostentatoire des mêmes rites claniques et qui ne cesse d’affirmer par-là sa suprématie socio-politique.

Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne © Jean Louis Fernandez

      Cette scénographie, présentée sous le sceau de la limpidité, embrasse une action scénique qui ne manque  pas de mouvement et qui va jusqu’à bouleverser la rigidité de son apparence ordonnée et susciter même le sentiment de complicité. L’action est subtilement scandée suivant les actes civils grâce à des variations d’ambiance entraînées par l’utilisation rituelle de certains éléments qui les ponctuent avec une précision d’horloger. Si à chaque nouvelle étape la comédienne introduit une table ou un objet, ou si elle redispose les tables et les accessoires en s’approchant ou en s’éloignant, le début de chaque étape se trouve comme célébré par le retentissement discret, en fond sonore, d’un air baroque, qu’il soit instrumental ou chanté. Ainsi la scène des prénoms et celle du baptême sont-elles distinguées par l’introduction de la deuxième table mobile et par un nouvel air instrumental.

Catherine Hiegel dans Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne, Théâtre de la Porte-Saint-Martin, 2021 © Marek Ocenas

      Mais ces airs baroques ressurgissent ponctuellement à d’autres moments pour souligner leur solennité, comme la rencontre des prétendants au théâtre ou l’arrivée de la mariée à l’église. Les noces d’or, quant à elles, sont par exemple évoquées dans une ambiance singulière suscitée grâce à l’air Alto Giove de Propora, mais aussi à travers un éclairage tamisé qui plonge la scène dans la pénombre. Quand elle traite des enjeux du contrat de mariage, Catherine Hiegel rapproche la table de devant des spectateurs pour faire naître un sentiment de confidence soutenu par un clair-obscur obtenu grâce à un éclairage latéral. C’est de cette manière extrêmement raffinée qu’évolue la mise en voix du texte de Lagarce : elle ne cesse de relancer subtilement l’action tout en attirant le regard du spectateur sur le caractère purement construit de la société dans laquelle il vit.

      Ces variations d’ambiance sont dans le même temps reliées par une prestance infernale de Catherine Hiegel aux allures d’une grande dame douée d’un sarcasme élégant, parfaitement au courant de la supercherie ambiante des règles du savoir-vivre évoquées dans son discours. Si elle fait semblant de lire certains passages dans les trois grands livres ou sur les aide-mémoires, c’est sans doute pour signaler leur caractère amplement contraignant. Quand elle en détache les yeux, elle promène son regard à travers la salle tout en cherchant à établir un contact oculaire pour donner l’impression qu’elle s’adresse bel et bien au public : à ces moments-là, son propos et sa gestuelle persuadent qu’elle commente avec ironie les passages lus comme pour partager son expérience avec ses spectateurs. Elle décompose ainsi un texte monolithique en mettant en place une tension ingénieuse entre ses différentes parties. Cette interprétation tout à fait convaincante est enrichie par les modulations incisives de la voix appuyées par des regards pleins d’assurance et des gestes tranchants et ce, à des endroits précis, notamment dans le cas des répétitions inscrites dans le texte auxquelles elle confère une dimension sarcastique et qui suscitent alors le rire complice des spectateurs. Le bien-fondé des règles du savoir-vivre se voit ainsi copieusement remis en cause par le truchement d’une distance ironique extrêmement fine, véhiculée par celle même qui semblait vouloir attester leur validité et qui dénonce au contraire leur lourdeur pesante.

      Ce jeu de Catherine Hiegel avec le texte de Lagarce est absolument ravissant, jubilatoire, c’est un exploit théâtral, c’est un moment de pur bonheur qui déborde de virtuosité dans le geste et de justesse dans le ton. La mise en scène de Marcial di Fonzo Bo se distingue par une remarquable qualité dramaturgique qui sert brillamment le monologue de la Dame dans Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne.

Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne © Jean Louis Fernandez

Pour écouter Catherine Hiegel parler de son interprétation des Règles du savoir-vivre dans la société moderne lors d’une interview accordée à FranceCulture, suivre ce lien.