Albert Einstein, un enfant à part est une création originale, adaptée du roman de Brigitte Kernel Le monde selon Albert Einstein paru aux éditions Flammarion Jeunesse. La pièce ainsi tirée d’une œuvre romanesque est jouée au Studio Hébertot dans une mise en scène pittoresque de Victoire Berger-Perrin avec Sylvia Roux, directrice artistique, dans le rôle-titre (>).
Comme le laisse entendre son titre éloquent, Albert Einstein, un enfant à part est un récit d’enfance tiré d’une histoire vraie qui a pour thème une différence douloureusement vécue par un homme mondialement reconnu pour ses travaux scientifiques. Se raconter à travers l’histoire d’un autre n’est par ailleurs plus aujourd’hui un simple effet de mode, c’est un parti pris dramaturgique pleinement assumé par les auteurs contemporains et riche en ce que l’Histoire peut nous apprendre sur nous-mêmes ou sur notre présent. La projection dans un autre moi souffrant à cause de la différence relève sans doute de cet enjeu esthétique fondé sur le sentiment consolateur de ne pas se sentir seul, mais la mise en récit d’une expérience exemplaire permet dans le même temps de déconstruire les stéréotypes sur la primauté de la pensée unique propice à exorciser tout écart observé par rapport à la norme ou à la règle. Même sur un mode biographique romancé, l’exemple poignant d’un des plus grands génies a de quoi interroger notre rapport à l’altérité.
Sylvia Roux, déguisée en un adolescent truculent, livre un témoignage émouvant sur le parcours d’Albert Einstein, solitaire et mal à l’aise dans ses rapports avec les autres à cause de de son bégaiement et sa dyslexie, mais aussi en raison de son prétendu autisme, jamais avéré. Ce témoignage se présente au premier abord sous forme d’un récit-monologue : la comédienne s’adresse explicitement aux spectateurs en allant parfois les prendre de court à l’aide d’une équation mathématique complexe qu’elle leur demande de résoudre tout en tirant malicieusement la langue. Mais ce récit d’enfance se transforme rapidement en un jeu subtil grâce à l’introduction des saynètes hautes en couleur qui l’entrecoupent pour illustrer les situations évoquées. Les parents, les grands-parents, des camarades de classe, des professeurs, un médecin allemand, tout un monde intervient de manière épisodique tant pour donner du relief à la souffrance d’Einstein que pour dédramatiser les évènements les plus douloureux grâce à une touche d’humour ou à travers des moments empreints de poésie. Une dynamique pétillante s’instaure ainsi entre le récit linéaire et ces interventions efficaces par leur brièveté pour embarquer les spectateurs dans le « monde » d’Albert, qui ne trouve un répit salutaire qu’une fois plongé dans la géométrie et les mathématiques.

La scénographie n’offre au premier abord qu’un lieu scénique assez austère : une paroi arrondie à laquelle sont accrochés deux manteaux clairs et qui servira plus tard de tableau à craie, deux bancs en bois disposés de part et d’autre de la scène, un tabouret et une pile de livres placés tout devant. Si cette scénographie quasi géométrique semble faire un clin d’œil implicite à la grande passion du petit Albert pour les mathématiques, elle est pleinement fonctionnelle dans la mesure où elle favorise les entrées souples des personnages épisodiques et par-là l’évocation symbolique des lieux dramatiques. Elle permet surtout d’embrasser un jeu théâtral entraînant, riche en rebondissements pétulants et en tableaux pittoresques obtenus grâce à l’éclairage et des projections de fond tamisées. Certaines saynètes, très courtes, produisent un effet d’accélération, comme celles où les parents grondent Albert à cause de la nourriture ou ses excès de colère. D’autres, plus longues, marquent un arrêt à la fois pédagogique et poétique, comme celle où l’oncle Jacob, toujours à l’écoute de son neveu, arrive à le faire parler sans bégayer, ou cette belle scène déroulée sur le fond d’un ciel étoilé, quand le grand-père donne à Albert une leçon sur l’humilité pour finir par lui offrir une boussole.
Dans le rôle d’Einstein, Sylvia Roux crée un personnage vif, jovial, espiègle, d’un esprit alerte, mais aussi colérique et souffrant. Elle se laisse aisément aller au jeu en assurant avec souplesse le va-et-vient entre un Einstein qui se raconte et un Einstein qui s’incarne dans le rôle d’enfant. Elle parvient admirablement à maintenir un rythme effréné pour intéresser les spectateurs tant au récit de vie relevé par un contact oculaire complice et des gestes expressifs qu’aux saynètes dans lesquelles elle prolonge avec agilité les hauts et les bas de la vie de son personnage. Si son Einstein suscite le rire dans certaines scènes drôles et légères, il étonne en émouvant dans d’autres quand il cherche désespérément sa voie, ou séduit encore par sa curiosité pour les sciences. Dans ce parcours scénique virevoltant, Tadrina Hocking et Thomas Lempire prêtent leur corps à dix-sept personnages épisodiques tout en impressionnant par l’adresse avec laquelle ils changent de posture pour relever un tel défi.

Albert Einstein, un enfant à part, joué le samedi à 17h au Studio Hébertot, est un spectacle qui séduit certes un public jeune par la magie théâtrale que les comédiens savent produire grâce à leur talent, mais qui subjugue tout autant les adultes par le dévoilement enlevant du destin peu connu d’un homme hors du commun. C’est un beau moment de théâtre quand cette magie théâtrale opère pour réunir tant de spectateurs variés par la richesse et la qualité dramatiques d’une création originale.





L’œuvre de Proust ne cesse de fasciner autant ses nombreux lecteurs que ses admirateurs inconditionnels amenés jusqu’à vouloir la faire vivre sur scène. S’il est inimaginable de la représenter dans sa totalité, chaque parti pris dramatique n’en propose pas moins une approche singulière qui exprime un rapport personnel à son immense richesse littéraire. Une transposition purement narrative de l’histoire paraîtrait réductrice, d’autant que cette histoire est révélatrice des processus de remémoration et par-là de la construction d’une temporalité subjective propre à chaque individu. La conception de l’intrigue par Virgil Tanase s’inscrit précisément dans cette perspective du travail de la mémoire sur le souvenir : mettre en évidence ce travail théorisé par Proust dans des passages de La Recherche en s’appuyant sur un certain nombre de réminiscences épiques évoquées par Marcel dans son récit.

C’est à cet égard que l’on apprécie le formidable travail de Marcial di Fonzo Bo et la prestance éblouissante de Catherine Hiegel. Ils ont réussi à mettre en œuvre un spectacle dynamique qui joue subtilement sur une adresse implicite faite aux spectateurs ainsi que sur la dimension didactique du propos. Si aucun geste n’est forcé, tout semble aller de soi. Si rien n’est laissé au hasard, si le jeu scénique est réglé comme la vie selon le titre programmatique, tout a l’air naturel comme la reproduction inlassable des mêmes rites sociaux. Sous la baguette de Marcial di Fonzo Bo, Catherine Hiegel propose une interprétation délicieusement subversive grâce à un apparent sérieux qu’elle donne à son personnage mais qu’elle ne cesse de miner à travers des intonations et des gestes empreints d’une ironie raffinée placée avec aplomb. Dans ces conditions, toutes les règles du savoir-vivre prennent une allure de façade et tendent un drôle de miroir aux spectateurs amusés par la dimension satirique du texte adroitement réactivée par la comédienne.

