Archives de catégorie : 04- Saison 2021/22

Théâtre de l’Essaïon : Une Vie de Maupassant

      Une Vie est une création originale de Véronique Boutonnet conçue d’après un roman éponyme de Maupassant : présentée au Théâtre de l’Essaïon dans une mise en scène élégante de Richard Arselin (>), elle rend un bel hommage à ce romancier incontournable du XIXe siècle. Cette adaptation convaincante pour le théâtre nous entraîne dans la vie de Jeanne tout en nous donnant envie de nous replonger dans la lecture d’Une Vie pour retrouver des passages portés à la scène avec une sensibilité épatante.

      Le parti pris dramaturgique de Véronique Boutonnet est tout aussi ingénieux que la mise en scène de Richard Arselin est créative quant à l’invention d’une pétillante action scénique. Autrice et comédienne, Véronique Boutonnet ne se contente pas de transposer des situations tant soit peu dramatiques dans une écriture théâtrale déroulée sous une simple forme dialoguée. Il serait simpliste de réécrire de façon mélodramatique les scènes ou les passages les plus marquants du roman de Maupassant. Le projet d’adaptation pour le théâtre est beaucoup plus ambitieux : introduire dans l’intrigue plusieurs descriptions quasi lyriques, appréhendées comme des réminiscences poétiques de Jeanne, dont il s’agit de retracer l’histoire dans une forme hybride, à cheval entre un récit impressionniste et un dialogue romanesque.

      Véronique Boutonnet ne réécrit pas ainsi Maupassant pour tirer de son roman une intrigue condensée, elle s’empare de son texte en prenant en compte toute l’épaisseur narrative : l’histoire épique de Jeanne finement mêlée à une écriture poétique. Cette histoire épique se détache ainsi sur un fond pittoresque relevé par l’évocation de sentiments exaltés ainsi que par plusieurs saynètes truculentes. Dans son entreprise, Véronique Boutonnet a été remarquablement assistée par Richard Arselin en quête d’ambiances et de tonalités singulières qui transportent les spectateurs dans des rêves d’amour brisés par une amère déception.

Une Vie Essaïon
Une Vie, mise en scène de Richard Arselin, Théâtre de l’Essaïon, 2021 © Marek Ocenas

      La scène, quant à elle, représente un lieu multiple pour faire défiler avec efficacité des espaces dramatiques évoqués à travers le jeu de deux comédiens, Véronique Boutonnet dans le rôle de la mère et Victor Duez dans celui du fils. Un grand tapis style oriental déroulé au milieu nous amène d’abord à un endroit vague où Jeanne, plongée dans une lecture, se lève pour recevoir son fils Paul qu’elle est censée retrouver après maintes péripéties à la fin du récit de Maupassant. Les cheveux bouclés et le sourire de ce fils prodigue lui rappellent soudain la Jeanne de dix-sept ans sortant du couvent et ses rêves d’un amour éternel. Ces mêmes rêves sublimés dans des souvenirs de la dame meurtrie par son destin semblent ici renfermés dans plusieurs éléments de décors qui la hantent irrésistiblement, à commencer par une grande malle qui traduit son goût pour les voyages que lui ont inspiré ses lectures de jeunesse. C’est cette malle d’un bleu pastel qu’emporte Jeanne le 2 mai 1819 en quittant le couvant pour entrer dans une nouvelle vie qu’elle s’apprête à croquer à pleines dents. Le récit rétrospectif qui se met ainsi en place entraîne les spectateurs dans l’univers de l’héroïne composé de souvenirs variés. L’adaptation d’Une Vie pour le théâtre connaît cet important renversement de perspective, comme si Véronique Boutonnet racontait à travers ses choix une réception personnelle de ce roman impossible à représenter dans l’intégralité : sa propre vision de Jeanne reconstituée avec des extraits repris d’Une Vie.

      Une lampe en forme de clochettes, deux capes accrochées au mur du fond en pierres claires, une malle bleue placée devant dessinent symboliquement un espacé aéré, ouvert des deux côtés de la scène : à droite, un volet d’une baie vitrée imaginaire, peint en vert pastel, disparaît çà et là derrière un rideau en mousseline agité par le vent ; à gauche, une guitare fixée à des deux volets d’un vert saturé posés côte à côte. Cette scénographique colorée multiplie sans ambages des références à cette Méditerranée où Jeanne est partie en voyage de noces et qui ne cesse de lui revenir à l’esprit : la description pittoresque d’un village normand au son d’une musique romantique se traduira en fin de compte par un double sentiment de manque au regard des paysages baignés de soleil que Jeanne a découverts en compagnie de son mari qui la délaisse à leur retour en Normandie. Une odeur de jasmin, des clémentines, des tisanes, mais aussi plusieurs chansons sur des rythmes méridionaux, superbement interprétées par Victor Duez, rappellent inlassablement cette Méditerranée ensoleillée qui contraste avec l’humidité et la tristesse des paysages normands évoqués par Jeanne. Les costumes légers des deux comédiens font par ailleurs plus penser aux personnages d’un conte oriental, ceux des Mille et Une Nuits, qu’à des bourgeois normands du XIXe siècle. La scénographie souligne ainsi amplement le caractère onirique de l’action scénique fondée sur la juxtaposition de souvenirs épiques et d’impressions lyriques.

      Comme plusieurs espaces dramatiques se confondent avec un lieu scénique symbolique, les deux comédiens échangent leurs rôles de départ en en créant d’autres avec une souplesse absolument étonnante, ce qui est au reste pure bravoure. Ces changements reproduits plusieurs fois au cours de l’action sont sans doute autorisés par l’amour de Jeanne pour son fils chéri dans lequel elle projette vainement son espérance après la trahison de son mari. Si Victor Duez incarne la Jeanne de dix-sept ans au moment de la rencontre avec le vicomte et que Véronique Boutonnet entre dans le rôle de ce dernier, ils se les échangent au cours du voyage de noces entrepris en Corse afin de relancer l’action dans un nouveau tableau relevé par un jeu passionné. Le jeune comédien aux longs cheveux bouclés apparaît ainsi dans les rôles des deux parents comme une étrange réminiscence qui obsède l’esprit de Jeanne en proie à une activité de remémoration.

      Les deux comédiens créent ensuite plusieurs personnages contrastés qui interviennent dans l’histoire de Jeanne de manière épisodique : Rosalie, Gilberte ou même des paysans normands à l’occasion d’une scène de beuverie cocasse. Ils se laissent aller à une palpitante acrobatie en variant aussi bien les gestes que les registres pour les individualiser avec conviction. Chaque tableau se distingue ainsi nettement du précédent tout en émerveillant les spectateurs par la virtuosité du jeu scénique mis en œuvre : si certaines scènes ne manquent pas de susciter leur rire, d’autres les émeuvent fortement en allant jusqu’à les bouleverser à travers des postures agiles et nuancées. Véronique Boutonnet et Victor Duez impressionnent ainsi par l’adresse avec laquelle ils s’adaptent pour passer d’un rôle à l’autre tout en gardant quelque chose de cette Jeanne et de ce Paul réunis au début de l’action.

      Conçu par Véronique Boutonnet et mis en scène par Richard Arselin au Théâtre de l’Essaïon, Une Vie enlève littéralement les spectateurs grâce à une action mouvementée et empreinte de moments lyriques, action ravissante qui reconstruit de manière originale le récit de vie de Jeanne éprouvée par le destin. Ce spectacle fascinant subjugue par la virtuosité des deux comédiens.

Théâtre de la Huchette : Contes de Ionesco

      Avec une touche personnelle, Émilie Chevrillon adapte pour le théâtre les contes écrits par Ionesco pour sa propre fille Marie-France : donnée au Théâtre de la Huchette (>), la création de ces contes divertit par des scènes cocasses dans lesquelles on reconnaît avec plaisir l’auteur de la Cantatrice chauve.

Affiche-Contes-Ionesco      Si Ionesco est devenu célèbre pour l’invention du théâtre de l’absurde, ses écrits en prose, peu nombreux en réalité, restent moins connus. Entre autres, il est auteur de Contes pour enfants de moins de trois ans qui comprennent quatre récits où il se positionne dans le rôle du père et où il s’adresse à sa propre fille ; le cinquième que l’on découvre dans la création originale d’Émilie Chevrillon est inédit. Il ne s’agit pas pour autant de contes de fées avec des personnages merveilleux traditionnels : si les quatre contes de Ionesco se distinguent par un cadre réaliste, l’action subit de telles déformations ou distorsions humoristiques qu’ils relèvent de la veine des écrits de dérision. Ionesco leur donne délibérément une tonalité burlesque en forçant certains actes jusqu’à l’absurde ou en imaginant un voyage étrange en avion sur la lune et sur le soleil à la manière du voyage imaginaire de Cyrano de Bergerac raconté dans l’Histoire comique des États et Empires de la Lune et celle du Soleil. Ionesco tend ainsi un miroir déformant à la réalité appréhendée à travers les yeux de sa fille, réalité dont les contours sont bouleversés par une part d’irrationalité et de grossissement propre à l’univers ingénu des enfants.

— Pourquoi avez-vous choisi d’adapter Les Contes de Ionesco ?
— Émilie Chevrillon : « C’est le Théâtre de Poche-Montparnasse qui m’a demandé de monter ces « Contes » de Ionesco, pour l’ouverture du théâtre en 2013 par Philippe Tesson. Je ne les connaissais pas ! Entourée de mon équipe de choc habituelle, nous avons dû monter le spectacle très rapidement, et sans moyens, ou presque… Je crois que c’est ce qui donne le sel de cette mise en scène : on a fait du théâtre en conjuguant nos imaginations, en utilisant le procédé du détournement d’objet, un scénographie simple et efficace, en cherchant à restituer, par la musique et le jeu, des sensations de l’enfance… et l’humour ionescquien a fait le reste ! »
 

      La scénographie de la mise en scène d’Émilie Chevrillon se coule dans la tradition minimaliste du plateau vide qui donne la primauté au jeu des comédiens : déplacée au gré des contes qui se succèdent les uns après les autres, une simple porte colorée constitue tout le décor pour apparaître dans la dernière séquence sous une forme miniaturisée. Si sa coloration représente d’emblée une entrée symbolique dans l’univers enfantin de Josette, mais aussi dans celui du costume bariolé d’Arlequin issu de la tradition de la commedia dell’arte, il ne lui est pas aisé de la franchir pour entrer dans la chambre de ses parents : son franchissement par la petite fille signifie en même temps l’envahissement progressif du monde des adultes par des histoires cocasses qu’elle raconte ou réclame avec insistance. Laissée d’abord au pied de cette porte fermée, en compagnie d’une gouvernante anglaise, une certaine Jacqueline, Josette ne parvient à la franchir que par étapes au prix de plusieurs arlequinades, obligée de rejouer tous les dimanches matins la même scène pour réveiller son père fatigué par le travail et les sorties. Si la répétition parodique est une indéniable source de rire, elle traduit en même temps une résistance farouche et angoissante du père aux appels de l’inépuisable Josette. Celui-ci ne semble véritablement céder que dans le dernier conte où il emmène sa fille visiter les monuments de Paris : la porte miniaturisée souligne ainsi spectaculairement que les frontières entre le père et la fille, mais aussi entre l’univers rationnel des adultes et celui des enfants, sont tombées.

— Qu’est-ce qui vous a inspirée dans vos choix dramaturgiques ?
— « Une même situation est vécue de façon différente par l’enfant et par l’adulte. C’est tout de suite ce qui m’a interpelée en lisant ces contes : on a le point de vue du Papa, de Josette (la petite fille), et de Jacqueline (la femme de ménage). Je me suis souvenue de cette sensation de l’enfance que représente la porte de la chambre des parents quand elle est fermée… tout un mystère… Donc cette porte a été le pivot et l’articulation de la mise en scène. »
 

      Émilie Chevrillon met en œuvre une action scénique haute en couleur en occupant les trois personnages des contes (Josette, le père et Jacqueline) par des actes qui lui confèrent une tonalité pleinement enjouée. A certains propos absurdes et à certains faits de l’histoire détournés se mêlent ainsi des mouvements et des gestes comiques qui les relèvent par le jeu souple des deux comédiens en suscitant aisément le rire des spectateurs. Tout est en effet prétexte à la dérision, à commencer par ce travestissement symbolique du père en gouvernante anglaise, mis en œuvre par un simple accent qui contraste drôlement avec la figure redevenue père grâce à la prise d’une pipe. Quelques accessoires, tels qu’un téléphone, un sac de couchage ou des dessins de monuments parisiens, amènent facilement les personnages à s’interroger sur leur nature, dès lors que le père apprend à Josette que le « téléphone » s’appelle « fromage » et que le « fromage » s’appelle « boîte à musique ». Ces rares accessoires détournés de leur premier emploi sont alors abondamment exploités dans des scènes colorées débordant d’invention. Une magnifique poupée, habillée de rose et empalée sur un parapluie, représente par ailleurs la mère partie en villégiature, de telle sorte que ses apparitions provoquent une drôle de fascination chez Josette aux trousses de son père.

Contes de Ionesco
Pauline Vaubaillon et Jacques Bourgaux dans Les Contes de Ionesco, Théâtre de la Huchette, 2021 © Marek Ocenas

      Cette action dynamique innervée de situations hautement comiques ne manque pas pour autant de ménager des moments empreints d’une certaine poésie à travers plusieurs chansons rondement chantées et chorégraphiées, issues de la tradition de la chanson française popularisée par les frères Jacques ou Édith Piaf. Si le voyage cyranesque sur la lune et sur le soleil, après celui dans la rivière, donne le goût d’une aventure d’apprentissage, cet élan se poursuit lors de la visite pittoresque des monuments de Paris en s’accompagnant de mini-dialogues quasi métaphysiques sur la nature de l’âme et sur la mort. C’est à cet égard que Josette éprouve copieusement le sens de la répartie de son père mal à l’aise à cause de ses questions sur des notions abstraites qui échappent généralement à l’entendement des enfants : et c’est en fin de compte Josette qui finit par trouver elle-même, à l’occasion d’une visite de Notre-Dame, que l’âme « c’est du rien qui voit et entend ». Certes, la propension constante à la parodie ne laisse pas longtemps les personnages plongés dans une sérénité grotesque, mais ces quelques moments plus délicats que piquants sont révélateurs de la complicité entre le père et la fille qui légitime par ailleurs le grossissement et la dérision.

      Les Contes de Ionesco mis en scène par Émilie Chevrillon représentent un de ces jolis spectacles qui réjouissent autant les petits que les grands : les comédiens, en alternance dans les rôles de Josette et de père et Jacqueline — Pauline Vaubaillon et Jacques Bourgaux lors de notre passage au théâtre de la Huchette —, les entraînent avec aisance dans l’univers fantaisiste de Josette qui interroge avec espièglerie la rationalité du monde des adultes.

Théâtre des Bouffes du Nord : Tartuffe théorème

      A l’affiche au Théâtre des Bouffes du Nord (>), Tartuffe théorème est une création de Macha Makeïeff présentée en septembre 2021 à la Criée Théâtre national de Marseille (>), partie en tournée à travers la France. La metteuse en scène revisite la pièce de Molière en proposant un spectacle truculent qui impressionne par l’audace du parti pris dramaturgique.

      La création des pièces de Molière pose d’emblée la question de leur résonance avec notre présent historique, ce qui conduit les metteurs en scène à les actualiser pour interroger notre imaginaire et notre manière de penser le monde. La dévotion telle que pratiquée et détournée dans les années 1660 peut paraître largement dépassée, parce que liée aux réalités historiques de l’époque de Molière. Cette posture religieuse au sens large ne manque pas pour autant de trouver des échos dans nos conduites sociales. C’est d’autant plus apparent que Le Tartuffe s’en prend non pas tant à la bigoterie qu’à la fausse dévotion et à l’imposture appréhendées comme des contenances mondaines fondées sur un rapport intéressé à la foi.

      Macha Makeïeff a pris le parti de situer l’action dans les années 1960 pour la rapprocher de notre époque sans en chercher un parallèle étroit forcé : se coulant dans la pensée originale de Pasolini exposée dans le roman Théorème (1968), adapté la même année au cinéma, la mise en scène tente de mettre en évidence le fonctionnement des pratiques religieuses qui n’auraient pas fondamentalement évolué depuis le règne de Louis XIV : les mêmes manipulations des croyances et la même résistance à l’orthodoxie ne cesseraient de faire leur retour dans certains milieux sociaux. Si la teneur du Tartuffe de Molière vise explicitement la bourgeoise catholique et les gens de la cour, celui de Macha Makeïeff s’en détache subrepticement pour infléchir cette visée univoque : les références au catholicisme finissent en effet par se confondre avec une sorte de magie noire établie sur des mécanismes de séduction similaires.

Macha Makeïeff, Tartuffe Théorème, Théâtre des Bouffes du Nord, 2021 © Pascal Gely

      La scénographie et les costumes transportent les spectateurs dans le salon cosy d’une maison bourgeoise qui frappe par la variété des couleurs saturées sans pour autant donner l’impression de trop-plein. La scène comprend deux espaces séparés par un rideau blanc, mais qui communiquent ensemble : un second plateau surélevé situé au fond de la scène accueille en effet une action de second plan qui dévoile malicieusement certains sous-entendus du texte de Molière laissés généralement à l’appréciation des lecteurs. Ce second plateau, lorsqu’il est caché derrière le rideau transparent, permet de montrer ce qui n’est pas censé être vu, comme la cérémonie de la prière conduite par Tartuffe devant une assemblée de personnes habillées de coules noires ; ou il introduit un second regard, celui des personnages, sur l’action de premier plan déroulée dans le salon. Il comprend, entre autres, un portait de la première femme d’Orgon évoquée dans les propos de Mme Pernelle. Les hommes de Tartuffe y installent, au début du quatrième acte, des corneilles empaillées pour conférer à l’attitude dévote de leur maître une dimension démoniaque. Si Damis, Valère, Marianne, Dorine, Elmire et Cléante y dansent lascivement au lever du rideau, l’installation de ces oiseaux noirs traduit spectaculairement la prise de la maison par Tartuffe : le salon au premier plan semble dès lors laissé à l’ultime résolution des manigances de l’imposteur. Une dialectique subtile se met ainsi en place entre ce qui est apparent et des non-dits indiscrètement dévoilés.

      Le salon en lui-même donne l’impression de bien-être : tout s’organise autour d’un canapé jaune placé au centre : une table basse en forme d’œuf aplati, un autre canapé et un fauteuil bleu gris, des tables à cour et à jardin, un meuble bar à droite. Une bibliothèque du même côté est en réalité une porte secrète qui s’ouvre à des moments précis, alors qu’un grand miroir accroché en face introduit un nouveau regard qui permet de voir de dos ce qui se passe sur scène. Plusieurs accessoires, comme des vinyles, des magazines, un téléphone à cadran rotatif ou des boissons, complètent cette scénographie colorée tant pour souligner l’aspect pittoresque de l’espace que pour occuper les personnages. Les costumes, quant à eux, traduisent avec ostentation non seulement cette aisance dans laquelle vit la famille d’Orgon, mais aussi la propension de ses membres à une gaieté désenchantée mêlée de persiflage et de nonchalance. Le sentiment de confort est pourtant perturbé par plusieurs entrées et le plateau du fond dans la mesure où ces ouvertures mettent à mal l’intimité : à tout moment, n’importe qui peut entrer, comme ce drôle de femme de ménage ou ces personnages fantômes, ombres de Tartuffe. La scénographie du salon bourgeois détonne de plus avec la salle délabrée du théâtre des Bouffes du Nord, comme si ce contraste cherchait à son tour à dénoncer la fausseté des apparences : certes, la dévotion et l’imposture, mais aussi ce train de vie bourgeois replié sur lui-même malgré son ouverture néfaste vers le monde.

Macha Makeïeff, Tartuffe Théorème, Théâtre des Bouffes du Nord, 2021 © Pascal Gely

      Macha Makeïeff met en place une action scénique qui confère à la pièce de Molière une tonalité plutôt sombre, mais régulièrement subvertie par les apparitions de la femme de ménage qui, sans jamais prendre la parole, divertit par ses mouvements légers et ses gestes comiques, qu’elle passe pour apporter un objet ou pour ranger. C’est sans doute un clin d’œil de la metteuse en scène à la dimension farcesque de plusieurs scènes du Tartuffe qui, malgré tout, relève d’une écriture comique. Le ton grinçant est pourtant donné dès la première scène, détournée par les personnages remontés contre Mme Pernelle incapable de les convaincre par ses réprimandes : la vielle dame vêtue d’une robe élégante et d’un paletot orange est ouvertement moquée par l’insolent Damis qui pouffe de rire en entraînant rapidement les autres. Après le retrait fracassant de Mme Pernelle, on se sert à boire ou on se pose nonchalamment sur un canapé pour se relever de telle sorte qu’il n’y ait jamais de temps mort où les personnages ne soient en train de parler en mouvement. Tout en dialoguant avec Cléante, Orgon range par exemple ses vinyles, quand Laurent passe soudain chercher un livre dans la bibliothèque en les écoutant avec indiscrétion pour se retirer lors de la tirade sur l’hypocrisie : la posture affectée de Cléante finit par faire rire Orgon outré qui cesse de l’écouter. La timide Marianne, lors de l’entretien avec son père au sujet du mariage avec Tartuffe, promène voluptueusement une paire de ciseaux sur son bras gauche, comme si elle voulait attirer l’attention sur ses pulsions suicidaires. L’action scénique pleinement dynamique se double ainsi d’une seconde signification qui plonge Tartuffe théorème dans une ambiance troublante empreinte de sarcasme et d’amertume.

       Ce qui surprend sans doute le plus, c’est le changement de statut de Dorine, suivante de Marianne, élevée au rang d’amie : c’est Irina Solano qui s’empare de la création de ce personnage truculent dans la comédie de Molière pour lui donner un air sérieux et distingué. Si la Dorine de Macha Makeïeff paraît sûre d’elle-même, c’est alors avec assurance et sans aucune marque de déférence qu’elle gronde Orgon et qu’elle réconcilie Marianne et Valère. Orgon, quant à lui, joué en alternance par Arthur Igual et Vincent Winterhalter, s’impose, par un aspect autoritaire et colérique, comme un véritable chef de famille, malgré ses défaillances et malgré les bravades essuyées de la part de Damis qu’il maîtrise par des gestes secs et des regards assurés. Elmire, dans le couple avec Orgon, paraît comme une épouse respectueuse qui domine ses émotions : Hélène Bressiant lui donne une contenance hautement noble et élégante, si bien que son goût de coquetterie ne transparaît qu’à travers des costumes et des accessoires. Tartuffe, brillamment incarné par Xavier Gallais, s’inscrit dans cette configuration d’allures contrastées par une apparence jeune que lui impriment des longs cheveux brun foncé et ce, contrairement aux représentations traditionnelles de ce personnage maléfique associé à la vieillesse : sans être repoussant, le Tartuffe de Xavier Gallais n’est pas séduisant, il effraie par une attitude dévote imposante teintée d’une fourberie lisible dans ses grimaces et ses gestes. Les « jeunes » qui complètent la maison d’Orgon se distinguent avec conviction par des caractères individualisés : Loïc Mobihan est un Damis effronté, Nacima Bekhtaoui une Marianne rêveuse, douée d’une allure infantile, Jean-Baptiste Le Vaillant un Valère indolent.

      Macha Makeïeff crée ainsi un Tartuffe décalé en mettant l’accent sur l’enfermement des personnages dans un espace ouvert et en exacerbant certains rapports : son Tartuffe théorème bouleverse par des tensions mises en lumière tout en tenant en haleine les spectateurs curieux de savoir comment vont être jouées les scènes à venir. C’est un spectacle entraînant et saisissant qui étonne par ses choix audacieux.

Théâtre de l’Essaïon : Dialogue avec une chaise

      Dialogue avec une chaise est une pièce contemporaine, co-écrite par Camille Eldessa et Michel Léviant, présentée au Théâtre de l’Essaïon en septembre 2021 dans une mise en scène de Xavier Simonin (>). Elle surprend d’emblée par la finesse avec laquelle les auteurs introduisent dans son intrigue une importante part de théâtralité pour offrir à Louise Caillé une excellente occasion de montrer son savoir-faire.

      Dialogue avec une chaise est une pièce intime qui aborde les rapports entre pères et filles de manière originale à travers une thérapie fondée sur des jeux de rôles in absentia. La fille, Justine, décide en effet de consulter un psychiatre à la suite d’une violente dispute avec son père entraînée par des tensions de longue date survenues après la séparation de ses parents. La jeune fille, fraîchement sortie de l’adolescence, ne supporte pas l’idée que son enfance, vécue au sein d’un couple heureux, puisse déboucher sur la perte de ce repère rassurant et protecteur, ce qui la conduit par ailleurs à manquer son entrée à l’université. Elle ne parvient pas à faire le deuil de ce cocon familial magnifié dans ses souvenirs et à reconstruire ainsi le rapport avec son père, qu’elle pense détester pour la trahison de sa mère mais qu’elle continue à aimer d’un amour filial frustré. Le trouble émotionnel, révélateur de son immaturité, l’emprisonne dans une enfance chérie tout en l’empêchant de nouer des relations fondées sur l’empathie et la tolérance. Les jeux de rôles dans lesquels elle doit rejouer des scènes, réelles ou fictives, entre elle et son père, donnent lieu à des analyses psychologiques déjantées.

      La scénographie de la mise en scène de Xavier Simonin est réduite à cinq objets : une chaise verte installée au milieu de la scène, réservée au père absent, et quatre tabourets en bois placés chacun dans un coin. Rien de particulier n’évoque de manière réaliste le cabinet du psychiatre chez lequel se rend Justine sur un coup de tête. L’espace dramatique ne prend ainsi de l’épaisseur qu’à partir des propos des deux personnages qui le font émerger de fil en aiguille pour le laisser planer dans un entre-deux inextricable de la fiction et de la réalité scénique. C’est que cet espace devient un véritable plateau de jeu au regard de l’émotion avec laquelle Justine se prend à rejouer, sous les yeux du thérapeute, des échanges qu’elle aurait eus non seulement avec son père, mais aussi avec sa mère et la nouvelle femme de ce père fantôme.

      Le dépouillement maximal et l’ambiguïté latente de l’espace scénique servent le cadre spatio-temporel inscrit dans le texte de manière paradoxale : si l’action se déroule en région parisienne de notre époque, elle n’a aucun besoin d’être transposée dans un cadre pittoresque. Le dépouillement et l’ambiguïté lui confèrent en effet une touche d’abstraction pour représenter, avec une portée universelle, une situation humaine délicate qui est loin d’être un cas isolé. La sobriété scénographique et plusieurs références textuelles explicites se complètent ainsi de façon tout à fait équilibrée en stimulant subrepticement l’imaginaire des spectateurs.

      L’action scénique gagne superbement en efficacité dans la mesure où elle se trouve libérée de tout ancrage matériel superflu pour donner la primauté au jeu des deux comédiens, à celui de Louise Caillé en particulier dans le rôle de Justine sur laquelle repose toute l’action dramatique. Les seuls éléments véritablement réalistes qui font un clin d’œil symbolique à notre époque sont les costumes ordinaires des deux personnages. Si le psychiatre est vêtu d’un pantalon noir et d’une chemise bleue, il incarne le cliché d’un praticien décontracté, ouvert à de nouvelles méthodes thérapeutiques situées en dehors du strict cadre médical traditionnel. Quant à Justine, elle porte un jean clair et une chemise à petits carreaux bleu clair avec une veste noire mise par-dessus : elle représente alors une jeune fille lambda, sans aucune recherche particulière d’une féminité exacerbée susceptible de verser dans la caricature d’une adolescente parisienne livrée aux caprices. Le mal-être de Justine suscite rapidement l’intérêt grâce à une posture modérée de ce personnage quasi non genré auquel peuvent s’identifier maints spectateurs. Les deux personnages s’imposent ainsi à notre esprit comme des créatures stéréotypées suffisamment souples pour nous affecter par leur sensibilité naturelle.

      Xavier Simonin dans le rôle du psychiatre crée un personnage ferme et sûr de lui, quelque peu froid. Il s’efface rapidement en se tenant à l’écart pour guider les confidences de Justine qui prend tout le devant la scène. Il n’intervient que de manière laconique pour la diriger non seulement dans une sorte de défoulement perceptible à travers ses réactions énergiques, mais aussi dans son cheminement lent vers la sortie de la crise émotionnelle.

      Si la Justine de Louise Caillé fonde d’abord en larmes, elle se reprend aussitôt que le docteur lui demande de parler à son père comme si celui-ci était présent et de répondre à sa place. Louise Caillé entre dans ce premier jeu de rôles avec une convaincante timidité qui reflète parfaitement les dispositions sentimentales de son personnage et l’étrangeté de la situation. Mais sa Justine semble en peu de temps surmonter le trac pour faire un procès impitoyable à son père tout en reprenant son histoire du début du sentiment d’abandon. Le débit et les gestes expressifs de Louise Caillé deviennent de plus en plus rapides en harmonie avec le caractère mordant des propos qu’elle prête aussi bien à son père qu’à elle-même. La jeune comédienne étonne les spectateurs par la virtuosité avec laquelle elle parvient à recréer plusieurs rôles de manière décalée tout en restant dans celui de Justine. Elle a une prestance épatante qui séduit par la variété des tons qu’elle fait défiler tout au long de la séance et qui lui permettent de faire évoluer sur le plan sentimental les personnages interprétés par Justine.

      Dialogue avec une chaise de Camille Eldessa et Michel Léviant est une excellente pièce qui exploite amplement la théâtralité fictive de l’action : dans la mise en scène de Xavier Simonin, la pièce frappe précisément par la performance remarquable de Louise Caillé qui se distingue comme une Justine sensible douée d’un véritable talent de comédienne. C’est un spectacle fin et entraînant qui séduit par sa qualité dramaturgique.

Théâtre de la Porte-Saint-Martin : Des Fleurs pour Algernon

      Le Théâtre de la Porte-Saint-Martin a remis à l’affiche Des Fleurs pour Algernon (>) avec Gregory Gadebois, lauréat, en 2014, du Molière du Meilleur Comédien dans la catégorie « seul en scène » pour la création du rôle de Charlie. C’est Anne Kessler, sociétaire de la Comédie-Française, qui est à l’origine de cette mise en scène émouvante, présentée en 2012 au Studio des Champs-Élysées et reçue avec un grand succès.

      Des Fleurs pour Algernon est un monologue tiré d’un roman éponyme de Daniel Keyes (1966), réécrit à partir d’une nouvelle du même titre et récompensé par le prix Nebula du meilleur roman. Le cheminement de ce roman de science-fiction vers la scène est favorisé par son écriture monologal aux confins de journal intime : le récit se déroule en effet sous forme de notations quotidiennes faites par un certain Charlie, sujet à une expérience scientifique fantaisiste. Souffrant de retard mental, Charlie accepte de subir une opération du cerveau, expérimentée sur une souris nommée Algernon et susceptible d’améliorer les capacités mentales. Si l’opération permet d’abord à Algernon, puis à Charlie de les augmenter considérablement, elle se solde, à long terme, par un échec à cause de la régression qui finit par les replonger dans l’état initial. Le récit de Charlie est ainsi celui d’une expérience passagère de l’intelligence, expérience doublement douloureuse dans la mesure où une intelligence démesurée le conduit à la solitude et où la perte de cette intelligence provoque en lui le sentiment de frustration. Le passage de ce récit à la scène tient essentiellement à l’invention d’un cadre scénique dans lequel le témoignage de Charlie affecte les spectateurs dans leur sensibilité.

Des Fleurs pour Algernon

      Le pari dramaturgique d’Anne Kessler est tout à fait réussi parce que la metteuse en scène parvient non seulement à matérialiser symboliquement le sentiment d’enfermement de Charlie, mais aussi à amener Gregory Gadebois à créer un personnage émouvant sans excès de pathos. La scénographie représente vaguement une sorte de laboratoire qui frappe tant par sa froideur que par son caractère éclaté : des câbles et des lumières accrochés sur une charpente en métal enferment d’emblée Charlie dans un espace hostile et inhumain, plongé dans une semi-obscurité troublante. Le côté expérimental de l’action est souligné par deux écrans placés dans les angles hauts au fond de la charpente, écrans qui représentent une angoissante mise en abîme de l’action scénique filmée et retransmise en direct. Le regard voyeuriste des spectateurs présents dans la salle se voit ainsi redoublé par l’intrusion des caméras qui transforment spectaculairement Charlie en un objet d’étude, comme si la mise en récit de l’expérience manquée devait prolonger de manière malsaine l’observation clinique. Cette scénographie maintient donc les spectateurs dans un univers fantastique inquiétant, à cheval entre un effet de réalité qui provient de la mise en voix authentique du récit de Charlie et un sentiment d’étrangeté qui se dégage subrepticement du dispositif scénique déconcertant.

      Le sentiment d’enfermement est d’autre part obtenu grâce à un fauteuil sur rail installé sur le devant de la scène : c’est dans cet étrange fauteuil que le comédien expose tout le récit de Charlie, comme si l’expérience manquée conditionnait également les forces physiques du personnage en plus de la corruption de son état mental. Charlie semble ainsi subir une double séquestration, celles de l’espace et du fauteuil dans lequel il reste cloué tout au long de la représentation. Si l’action scénique n’est pas pour autant statique, c’est parce que Gregory Gadebois se laisse aller à un menu jeu subtil qui occupe le regard des spectateurs à travers des gestes qui traduisent délicatement l’abandon de Charlie évoqué à la fin de son récit rétrospectif. Il manipule un carnet rouge, son journal intime, et un crayon, puis il finit par les ranger sous le fauteuil comme il range le cartable qu’il serre nerveusement contre les genoux. Parfois, il glisse le fauteuil sur le rail ou il se tourne pour être vu de profil. Les différentes séquences du récit se trouvent en même temps séparées par des flashs accompagnés d’un son tranchant, suivis de plus par des changements au niveau de la luminosité et de l’éclairage. Par moments, une intense lumière blanche ou bleutée contraste avec la pénombre pour mettre en exergue les situations les plus troublantes. L’enfermement spatial et toutes ces menues variations d’ambiance confèrent à l’action scénique une dynamique nuancée.

      La représentation renferme quelque chose d’authentique dans la manière dont elle amène la mise en voix du récit de Charlie. A l’entrée des spectateurs dans la salle, tout est déjà en place, sans rideau qui cache la scène, ceux-ci ne font qu’attendre le comédien pour qu’il leur raconte l’histoire de Charlie. Tout repose sur des gestes simples qui font momentanément oublier que ce récit pourrait être fictif, à commencer par la posture de Gregory Gadebois vêtu de simples habits noirs. Le comédien arrive sur scène avec son cartable, comme si cette séance publique devait représenter une étape dans l’histoire de Charlie invité à partager son expérience. Rien n’est dit explicitement, tout est suggéré par un jeu sensible du comédien qui s’enfonce dans le fauteuil en se mettant à raconter d’une voix douce et hésitante, parfois saccadée ou entrecoupée par de légers bégaiements. C’est en transposant avec cette finesse le stress et un air de bonhomie de Charlie que Gregory Gadebois confère à son personnage une touche d’authenticité : sans aucune recherche de pathos, il rend palpable la douleur latente de Charlie qui se souvient sans amertume, parfois avec humour, d’avoir été pendant quelque temps un véritable génie. Ce faisant, Gregory Gadebois promène son regard empreint d’une ingénuité timide à travers la salle pour établir un contact visuel. C’est ainsi que les spectateurs affectés par son récit sensible finissent par confondre le comédien et le personnage.

      Des Fleurs pour Algernon, dans la mise en scène d’Anne Kessler, est une indéniable réussite dramaturgique qui bouleverse par la subtilité avec laquelle la metteuse en scène transpose au théâtre un récit poignant. Tout en posant en demi-teinte la question de l’excès de confiance dans la science, elle attire l’attention des spectateurs sur l’expérience navrante d’un être humain qui en est une victime révoltante. Sans dénoncer explicitement cet abus, sa mise en scène fait ressortir le destin de Charlie avec une impressionnante authenticité.